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1844 : pourquoi les avocats du barreau d’Ambert doivent-ils raser leur moustache ?

1844 : pourquoi les avocats du barreau d’Ambert doivent-ils raser leur moustache ?
Publié le 21/08/2018 à 11:55

Ambert (Puy-de-Dôme), 27 décembre 1843. On inaugure le nouveau Palais de Justice à la façade tétrastyle construit par l’architecte Agis-Léon Ledru (qui sera maire de Clermont-Ferrand en 1871). Toutes les personnalités du département sont présentes, de même que les dix-neuf avocats du barreau. Le président du tribunal, Jean-Pierre Calemard du Genestoux, est heureux. Fils d’un conseiller à la Cour de Riom, il est en poste depuis 1830 dans la cité ambertoise où il est né. Il y prendra sa retraite en 1859, après presque trente années de présidence. Il avait auparavant été procureur à Gannat et à Saint-Flour.
Le comportement de trois jeunes avocats va cependant rapidement le contrarier et provoquer une tension entre le barreau et la magistrature.


Les trois compères décident en effet, début 1844, de venir à l’audience, à plusieurs reprises, porteurs, outre d’une importante barbe, d’une moustache. Le président s’indigne et les invite à « présenter leur lèvre supérieure au barbier ». Deux des avocats, André Imberdis et Charles Pacros, résistent. Le chef de juridiction saisit alors le bâtonnier, lui rappelant que les avocats doivent avoir « une tenue sévère, étrangère à la frivolité des goûts du monde », lui demandant de « tenir la main à ce que la fantaisie ou le caprice des innovations n’atteigne pas le sanctuaire de la justice où tout est grave et sérieux ». Le bâtonnier répond poliment que l’indépendance du barreau lui interdit d’intervenir. Les formules utilisées doivent cependant étrangement tintinnabuler aux oreilles du président courroucé adepte de l’admonition par tradition. Consulté, le bâtonnier de Riom (siège de la cour d’appel) est plus catégorique que son confrère d’Ambert. Il lui semble incontestable « que cette fourrure de moustaches que se donnent nos jeunes gens est fort peu compatible avec le costume de la profession et qu’elle porte avec soi une sorte d’inconvenance ». Toutefois, il admet qu’aucune loi n’autorise le président du tribunal à imposer le « sacrifice » de leur moustache aux jeunes avocats.


L’affaire prend une tournure plus grave lors de l’audience du 30 avril 1844. Les deux moustachus se présentent, toujours aussi imperturbablement porteurs de leurs bacchantes ostensiblement provocantes. C’est est trop pour le président Calemard du Genestoux, qui ne veut plus de palabres et ne voir que des visages glabres, exigeant, sur les poils outrageants, un définitif coup de sabre. Il se retire en chambre du conseil avec les juges Chabrier et Bravart de la Boisserie, et dresse procès-verbal, obligeant le juge Chabrier à siéger alors que celui-ci est l’oncle de l’un des avocats mis en cause, puis rend un jugement par lequel il interdit aux avocats « de se présenter à l’avenir dans les bancs de la défense en moustaches », écrivant que « les faits constatés constituent une infraction aux règles de la discipline, une atteinte à la dignité de la justice et un manque de respect envers les magistrats ». Le magistrat condamne les moustachus irrévérencieux à la censure simple (sanction qui s’apparente à la réprimande). Le jugement commence par « Vu l’arrêté du parlement de Paris de 1540, ensemble les usages suivis sans interruption depuis Louis XIV au barreau et dans la magistrature… ». Au pays de la fourme d’Ambert (l’un des plus anciens fromages de France, remontant aux Arvernes), il faut y mettre les formes ! D’une histoire de poils on fait tout un fromage !


Les censurés forment un pourvoi et saisissent la Cour de cassation. Le conseiller-rapporteur, le baron Marc-Antoine-François de Gaujal, qui a été précédemment procureur à Carcassonne et Premier président à Limoges, dresse un compendium historique du visage masculin, rappelle qu’en 1143?Louis le Jeune se laissa raser la barbe par l’évêque de Paris, que François 1er rétablit par la suite l’usage de la barbe, qu’en 1540 le Parlement de Paris obtint une ordonnance du roi faisant défense à tous juges, avocats et autres, de porter barbe et habillement dissolus, que le chancelier de L’Hospital ne respecta pas la règle et se laissa pousser une longue barbe, que l’usage du port de la barbe fut généralisé dans la magistrature jusqu’à la mort d’Henri IV, que plus tard la moustache et la « royale » furent à la mode. Il constate qu’aucune règle n’a été violée, et qu’une infraction aux règles de la discipline « serait difficile à justifier », mais que « l’atteinte à la dignité de la justice et le manque de respect envers la magistrature peuvent résulter de beaucoup de circonstances ». La chambre des requêtes, présidée par le baron Joseph Zangiacomi, sur les conclusions conformes de l’avocat général Claude Delangle (il sera garde des Sceaux en 1859), dans un arrêt du 6 août 1844,
retenant que la sanction de la censure n’était pas arbitraire, que le tribunal d’Ambert n’avait fait que « ce qu’il avait le droit de faire » rejette le pourvoi des avocats, « les cours et tribunaux ayant le pouvoir d’apprécier si les faits qui se passent à leur audience sont attentatoires ou non à la dignité de l’audience et à la gravité des fonctions qui y sont exercées ». La cour refuse de raser le tribunal. Mais les deux réprimandés, ayant fait chou blanc, sont dès lors astreints à s’amender et à utiliser le coupe-chou. L’Auvergne judiciaire au XIXe siècle, un visage parfois sévère de la tradition…

 


Étienne Madranges,

Avocat à la cour,

Magistrat honoraire


 


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