Ambert (Puy-de-Dôme), 27 décembre
1843. On inaugure le nouveau Palais de Justice à la façade tétrastyle construit
par l’architecte Agis-Léon Ledru (qui sera maire de Clermont-Ferrand en 1871).
Toutes les personnalités du département sont présentes, de même que les
dix-neuf avocats du barreau. Le président du tribunal, Jean-Pierre Calemard du
Genestoux, est heureux. Fils d’un conseiller à la Cour de Riom, il est en poste
depuis 1830 dans la cité ambertoise où il est né. Il y prendra sa
retraite en 1859, après presque trente années de
présidence. Il avait auparavant été procureur à Gannat et à Saint-Flour.
Le comportement de trois jeunes avocats va cependant rapidement le contrarier
et provoquer une tension entre le barreau et la magistrature.
Les trois compères décident en effet, début 1844, de venir à
l’audience, à plusieurs reprises, porteurs, outre d’une importante barbe, d’une
moustache. Le président s’indigne et les invite à « présenter leur
lèvre supérieure au barbier ». Deux des avocats, André Imberdis et
Charles Pacros, résistent. Le chef de juridiction saisit alors le bâtonnier,
lui rappelant que les avocats doivent avoir « une tenue sévère,
étrangère à la frivolité des goûts du monde », lui demandant de
« tenir la main à ce que la fantaisie ou le caprice des innovations
n’atteigne pas le sanctuaire de la justice où tout est grave et sérieux ».
Le bâtonnier répond poliment que l’indépendance du barreau lui interdit
d’intervenir. Les formules utilisées doivent cependant étrangement
tintinnabuler aux oreilles du président courroucé adepte de l’admonition par
tradition. Consulté, le bâtonnier de Riom (siège de la cour d’appel) est plus
catégorique que son confrère d’Ambert. Il lui semble incontestable « que
cette fourrure de moustaches que se donnent nos jeunes gens est fort peu
compatible avec le costume de la profession et qu’elle porte avec soi une sorte
d’inconvenance ». Toutefois, il admet qu’aucune loi n’autorise le
président du tribunal à imposer le « sacrifice » de leur
moustache aux jeunes avocats.
L’affaire prend une tournure plus grave lors de l’audience du 30 avril 1844. Les deux moustachus se présentent, toujours aussi
imperturbablement porteurs de leurs bacchantes ostensiblement provocantes. C’est est trop
pour le président Calemard du Genestoux, qui ne veut plus de palabres et ne
voir que des visages glabres, exigeant, sur les poils outrageants, un définitif
coup de sabre. Il se retire en chambre du conseil avec les juges Chabrier et
Bravart de la Boisserie, et dresse procès-verbal, obligeant le juge Chabrier à
siéger alors que celui-ci est l’oncle de l’un des avocats mis en cause, puis
rend un jugement par lequel il interdit aux avocats « de se présenter à
l’avenir dans les bancs de la défense en moustaches », écrivant que
« les faits constatés constituent une infraction aux règles de la
discipline, une atteinte à la dignité de la justice et un manque de respect
envers les magistrats ». Le magistrat condamne les moustachus
irrévérencieux à la censure simple (sanction qui s’apparente à la réprimande).
Le jugement commence par « Vu l’arrêté du parlement de Paris de 1540,
ensemble les usages suivis sans interruption depuis Louis XIV au barreau et
dans la magistrature… ». Au pays de la fourme d’Ambert (l’un des plus
anciens fromages de France, remontant aux Arvernes), il faut y mettre les
formes ! D’une histoire de poils on fait tout un fromage !
Les censurés forment un pourvoi et saisissent la
Cour de cassation. Le conseiller-rapporteur, le baron Marc-Antoine-François de
Gaujal, qui a été précédemment procureur à Carcassonne et Premier président à
Limoges, dresse un compendium historique du visage masculin, rappelle qu’en
1143?Louis
le Jeune se laissa raser la barbe par l’évêque de Paris, que François 1er
rétablit par la suite l’usage de la barbe, qu’en 1540 le Parlement de Paris
obtint une ordonnance du roi faisant défense à tous juges, avocats et autres,
de porter barbe et habillement dissolus, que le chancelier de L’Hospital ne
respecta pas la règle et se laissa pousser une longue barbe, que l’usage du
port de la barbe fut généralisé dans la magistrature jusqu’à la mort d’Henri IV,
que plus tard la moustache et la « royale » furent à la mode.
Il constate qu’aucune règle n’a été violée, et qu’une infraction aux règles de
la discipline « serait difficile à justifier », mais que « l’atteinte
à la dignité de la justice et le manque de respect envers la magistrature
peuvent résulter de beaucoup de circonstances ». La chambre des
requêtes, présidée par le baron Joseph Zangiacomi, sur les conclusions
conformes de l’avocat général Claude Delangle (il sera garde des Sceaux en
1859), dans un arrêt du 6 août
1844,
retenant que la sanction de la censure n’était pas arbitraire, que le tribunal
d’Ambert n’avait fait que « ce qu’il avait le droit de faire »
rejette le pourvoi des avocats, « les cours et tribunaux ayant le
pouvoir d’apprécier si les faits qui se passent à leur audience sont
attentatoires ou non à la dignité de l’audience et à la gravité des fonctions
qui y sont exercées ». La cour refuse de raser le tribunal. Mais les
deux réprimandés, ayant fait chou blanc, sont dès lors astreints à s’amender et
à utiliser le coupe-chou. L’Auvergne judiciaire au XIXe siècle, un
visage parfois sévère de la tradition…
Étienne
Madranges,
Avocat à la
cour,
Magistrat
honoraire