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1962 : où emprisonne-t-on un caoutchouc ?

1962 : où emprisonne-t-on un caoutchouc ?
Publié le 26/05/2017 à 10:36

Mai 1962 : l’Algérie est proche de l’indépendance. Condamné à mort par contumace en 1961, arrêté en avril 1962, le Général Raoul Salan, chef de l’OAS, officier le plus décoré de l’armée française, est traduit par décret devant le Haut Tribunal militaire, créé en 1961?par le général de Gaulle en application des pouvoirs spéciaux prévus par l’article?16?de la Constitution. La juridiction d’exception vient de condamner le général Jouhaud à la peine de mort.


Deux autres généraux, Challe et Zeller, ont été jugés dès 1961, quelques semaines après le putsch d’Alger, et ont été incarcérés à Tulle afin de purger leur peine de 15?ans de détention, dans une prison mise en service la même année, réservée aux officiers condamnés.


Le satirique Canard enchaîné, qui, dès 1960, critiquant violemment la police parisienne, avait titré dans sa page « le poulet enchaîné », « sous le Papon de Paris, tout est permis », n’avait pas manqué d’ironiser en page 1?de son numéro du 19?août 1961 : « Challe et Zeller sont incarcérés à Tulle… Comme on dit en Corrèze : pourquoi pas à Brive-la-Gaillarde ? D’autant plus qu’en venant de Tulle, on accède à Brive par le boulevard du Salan… ».


Le 16?mai 1962, alors que vient de s’ouvrir dans la salle de la cour d’assises le procès de Raoul Salan, le palais de justice de Paris est transformé en forteresse par le préfet Papon, dont les policiers multiplient les fouilles.


Le Premier président de la cour d’appel, Marcel Rousselet, a de solides valeurs. Il est en forme et semble indestructible. Il a échappé à un terrible accident. Un quotidien a, en effet, pu titrer : « La grande misère du palais de justice. Le président de Lamoignon, mort il y a trois siècles, a failli tuer le Premier président Rousselet. Chez Thémis, où tout tombe en lambeaux, l’énorme portrait s’est abattu, écrasant les fauteuils de la cour d’appel ». Il tient une audience solennelle dans la première chambre (sans rapport avec le procès Salan). Un avocat renommé, Maurice Garçon, membre de l’Académie française, vient l’informer de l’inadmissible zèle policier. Réagissant immédiatement, ne prenant pas le temps de se changer, le haut magistrat, revêtu de sa robe rouge d’hermine, se rend en haut du grand escalier de la cour du Mai et interpelle publiquement le commissaire de police qui dirige les opérations, lui rappelant que la police intérieure du Palais ne relève que de lui. Il lui demande de lever le dispositif de sécurité. Le commissaire fait un rapport au préfet Papon, qui adresse une lettre incendiaire à Rousselet, tout en envoyant des copies au garde des Sceaux et à l’Élysée.


Le ministère de la Justice publie un communiqué surréaliste : « Les difficultés soulignées par la presse, relatives à l’entrée des membres du corps judiciaire au palais de justice au début de l’après-midi du mercredi 16?mai 1962, dues à un afflux exceptionnel et temporaire du public à l’audience des criées, ne sont nullement imputables au service d’ordre ».


Le conseil de l’Ordre des avocats parisiens, dénonçant les vérifications incessantes et les fouilles répétées imposées aux magistrats et aux avocats, ainsi que les interdictions d’accès et les fermetures de chambre avec renvoi des affaires, proteste avec véhémence, réaffirmant que « l’exercice de la profession d’avocat ne saurait être soumis à l’arbitraire de la police et aux consignes sans appel de ses chefs », et demande que le Haut Tribunal militaire tienne ses audiences « en dehors de l’enceinte du palais de justice ».


Pendant la durée de son procès, en dehors des audiences, Salan est incarcéré au Dépôt du palais de justice, mais dans le quartier des femmes, dans une cellule spécialement aménagée qui avait été occupée par Pierre Laval, sous la surveillance notamment des religieuses qui y travaillent, conformément à leur vœu. Le préfet de police Maurice Papon est venu sur place s’assurer des conditions de sécurité. Le quotidien France-Soir affirme qu’au Dépôt, « Salan est l’hôte des sœurs de Saint-Vincent-de-Paul et doit monter 188?marches pour se rendre à la cour d’assises ». En réalité, les Sœurs sont celles de la congrégation de Marie Joseph et de la Miséricorde.


L’aspect religieux est très présent. Une messe de Saint-Yves est organisée à la Sainte Chapelle, et, devant de nombreux magistrats et avocats, en présence du garde des Sceaux Jean Foyer, Monseigneur Veuillot, archevêque-coadjuteur de Paris, rappelle « qu’aucune société ne peut mépriser les droits des personnes ».


Lorsque l’avocat général Gavalda, après avoir reproché à l’accusé de « semer le désordre, de pervertir les esprits et d’introduire le germe de la décomposition », requiert la peine de mort contre Salan, il ajoute, en s’adressant directement à l’officier : « Ne craignez-vous pas que Dieu, lui-même, ne vous accorde jamais le pardon ? ».


Finalement, le chef de l’OAS n’est pas condamné à la peine capitale. On raconte que l’un des membres du Tribunal a menacé de se suicider pendant le délibéré si la mort était votée. En lisant le 23?avril les réponses aux questions, et notamment la réponse positive sur les circonstances atténuantes, le président du Tribunal Bernet (qui, pour ce procès, avait remplacé le président Patin, empêché) se retrouve confronté à un tel tumulte – les partisans de l’Algérie française, nombreux dans la salle, entonnent la Marseillaise – qu’il ne peut pas énoncer la sentence : détention perpétuelle. Salan est incarcéré à Fresnes. Le Parti communiste dénonce la clémence du verdict « qui aggrave le danger fasciste ». Le quotidien l’Humanité considère que « le pouvoir a capitulé ». Le quotidien L’Aurore évoque un « verdict d’apaisement ». Le Figaro s’attend à la grâce de Jouhaud (qui interviendra, en effet).


Trois jours plus tard, furieux contre les juges, le Général de Gaulle signe, le 26?avril, une ordonnance qui supprime le Haut Tribunal militaire qu’il avait créé un an plus tôt. Le Tribunal n’a pas condamné à mort… le Tribunal est donc dissous ! Ce n’est que le début de son ire contre certains acteurs judiciaires.


Le 14?juillet 1962, jour de fête nationale, est publiée au Journal officiel une ordonnance signée par le chef de l’état le 12?juillet qui a pour titre : Ordonnance relative à la situation des magistrats en service en Algérie et à la limite d’âge provisoire des magistrats. Deux curiosités sautent aux yeux : d’une part, on mélange dans le même texte le sort des anciens magistrats d’Algérie et l’âge statutaire de tous les magistrats (qui était de 70?ans) ; d’autre part, figure l’adjectif « provisoire ». (…)

 

Étienne Madranges,

Avocat à la cour,

Magistrat honoraire

 


Retrouvez la suite de cet article dans le Journal Spécial des Sociétés n° 41 du 24 mai 2017

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