Le 26e congrès national de
l’UNAPL – Union nationale des professions libérales – s’est tenu le
7 décembre 2018, au Palais Brongniart, sur le thème « Les entreprises libérales en mouvement – La valorisation du
capital humain et économique des entreprises libérales dans la transformation
de la société ». À travers quatre ateliers et deux grands
débats, ce fut l’occasion de faire le point sur les réformes engagées par le
gouvernement (loi Pacte ; retraites ; numérique) et leur impact sur
les professions libérales. Alors que le pays connaît une crise sans précédent,
les intervenants ont rappelé combien ces dernières, qui sont en prise directe
avec la société, jouent un rôle essentiel pour le maintien de l’emploi et de
l’activité sur tout le territoire.
« Quels
défis pour les entrepreneurs libéraux en 2020 ? » se
sont interrogés les experts lors de la séance plénière de l’après-midi, modérée
par Yves Thréard, directeur adjoint de la rédaction du Figaro. Ont
participé à la discussion Corinne Lepage, présidente de Cap21 et ancienne
ministre de l’Environnement ; Xavier Bertrand, président du Conseil régional
des Hauts-de-France et ancien ministre ; Jean-Paul Delevoye,
haut-commissaire à la réforme des retraites ; Guy Vallancien, membre de
l’Académie nationale de médecine et fondateur de Cham ; Bernard Vivier,
directeur de l’Institut supérieur du travail et Michel Chassang, président de
l’UNAPL.
«
LES PROFESSIONS LIBÉRALES SONT l’AVENIR »
En introduction, Christophe Barbier, conseiller éditorial et
éditorialiste à L’Express, a tenté de donner les grandes lignes
directrices du débat. Optimiste, il a commencé par rassurer les participants
présents dans la salle : « Je pense que les professions libérales ont de
l’avenir, je pense même que les professions libérales, le libéral, c’est l’avenir »
a-t-il assuré. Pour lui, en effet,
c’est dans le secteur libéral que les innovations peuvent le mieux se déployer,
comme le télétravail (rendu possible par le numérique), c’est-à-dire la
capacité à fournir un service en étant loin du consommateur, et même du payeur.
Nous entrons dans l’âge du « serviciel », a ajouté le
journaliste, le temps de la déconcentration, de la liberté d’installation, et
de l’indépendance par rapport aux lieux où se trouvent les matières premières
et la main d’œuvre.
"Pour être les
rois de la déconcentration, les professionnels libéraux doivent être à la
hauteur des nouvelles technologiques » a rajouté Christophe
Barbier. L’avenir par exemple sera de pouvoir effectuer un maximum d’actes
officiels publics ou privés sans se déplacer. Il faudra également traiter les
litiges, les conflits d’assurance de manière automatisée, décentralisée et déconcentrée.
Selon lui, on assiste aujourd’hui à une autre mutation fondamentale,
celle du salariat : « ça a été un combat pour des droits,
pour l’égalité. Demain le salariat, c’est-à-dire simplement gagner sa vie,
tirer un revenu de ses activités, ça
deviendra le combat de la liberté. » Les individus
vont vouloir être maîtres de leur temps de travail, de leur lieu de travail, de
leur organisation entre vie privée et vie professionnelle. Pour tout cela,
« je pense que l’indépendance, donc exercer une profession libérale,
c’est une chance. Vous êtes une avant-garde, et de plus en plus de salariés
vont exiger d’avoir l’avis des professions libérales, même s’ils n’en ont pas
le statut » a assuré l’orateur.
Par conséquent, face à tous ces changements sociétaux, les
professions libérales doivent prendre leurs responsabilités . « Votre première
responsabilité c’est celle de la modernité, les innovations technologiques,
mais aussi la dérégulation » a affirmé l’intervenant.
Bien entendu, il faut rester vigilant, car « trop
de liberté sauvage ça donne des inégalités insupportables et de l’injustice « a t-il ajouté,
mais a contrario" trop de
focalisation sur l’égalité, ça donne l’uniformité, ça tire vers le bas".
Il ne faut donc pas avoir peur de la dérégulation, mais la faire
sienne, a-t-il ainsi préconisé. C’est impératif, car tous ceux qui y résistent
finissent par être emportés. L’éditorialiste a ainsi donné l’exemple des
chauffeurs de taxi « balayés en quelques
mois » par Uber.
« Soyez les régulateurs de votre monde, sinon vous serez vaincus par
quelque chose qui est plus fort que la dérégulation, c’est-à-dire le le
disruptif » a-t-il averti.
Selon Christophe Barbier, la responsabilité des professions libérales
est aussi territoriale. Le télétravail représente en effet une chance pour
développer des activités économiques, revitaliser
les zones rurales, rebooster les périphéries qui sont souvent des dortoirs.
Les libéraux ont également une responsabilité en matière de solidarité,
par rapport aux systèmes de cotisations dont on doit, à son avis, complètement
revoir les fondements.
Il reste que si l’on révolutionne le modèle social, il va falloir,
selon le journaliste, redéfinir plusieurs choses : qu’est-ce que le
travail, quand est-ce que je travaille, et du coup qu’est-ce que
l’entreprise ? Quels en seront les cadres ? « Tout cela, il
va falloir le réinventer à l’aune des ruptures et des révolutions que j’ai
décrites plus haut, et ça vous pourrez le faire parce que vous serez dans les échelons les plus mobiles », a expliqué l’expert.
Cette mobilité, cette indépendance totale c’est ça « le joyau,
la pierrepréciseuse » du libéralisme, a-t-il poursuivi.
C’est à partir de là que
les rapports de force, les négociations, les relations avec l’État, avec les
partenaires sociaux, avec les consommateurs, avec les fournisseurs doivent,
selon lui, s’effectuer.
« Or, à construire des systèmes
pyramidaux (…), on a en permanence mis en danger cette notion d’indépendance »
.« La reconquête de l’indépendance (…), pour moi, c’est le défi
intellectuel de l’UNAPL et des professions llibérales » a-t-il
conclu.
Les invités ont ensuite rebondi sur ces propos introductifs afin
d’enrichir leur débat.
DE NOMBREUX DEFIS : IBÉRALISATION, NUMÉRIQUE, TERRITORIALISATION, MONDIALISATION
« La libéralisation, c’est bien » a
reconnu Xavier Bertrand qui s’est exprimé le premier, « mais
à partir du
moment où l’on ouvre totalement, qu’est-ce qui empêche des sociétés avec des
capitaux beaucoup plus importants de l’emporter et pour que ce ne soit pas la
financiarisation qui gouverne ? ».
S’il dit « oui » à l’Europe, le président
du Conseil régional des Hauts-de-France souhaite également que celle-ci ne
s’occupe pas de tout, « qu’elle ne casse pas tout ».
Il y a en effet dans les professions libérales une dimension humaine
qui est, selon lui, très importante, et qu’il faut absolument préserver.
« Les professions
libérales, c’est toute la France. Ce n’est pas la France des métropoles contre
la France des villages ou des départements européens, c’est toute la France »
a-t-il déclaré. Ceci
rejoint la question de l’aménagement du territoire, du lien territorial, et la
préservation de notre modèle, afin d’éviter « que tout ne disparaisse avec la financiarisation ».
Sur la question des nouvelles technologies et de
l’intelligence artificielle, Xavier Bertrand prévient : « nous
devons adapter les compétences parce qu’il y a des emplois qui vont se
transformer et il y en a d’autres qui vont disparaître ». Dans les prochaines années, nous allons assister, selon lui, à une transformation
massive des emplois qui va obliger à changer complètement du système de
formation et des compétences « pour éviter que nous ayons des
bataillons de concitoyens, de salariés qui se retrouvent au chômage ».
Prenant ensuite la parole, Jean-Paul Delevoye a acquiescé à ces
propos. Pour lui en effet, « nous sommes dans un monde de
l’intelligence artificielle, une société de services. Et le monde de demain
n’appartient ni aux anciens ni aux plus puissants, mais à celles et
ceux qui sauront s’adapter ».
Pour le haut-commissaire à la réforme des retraites, à cause des
nouvelles technologies, une mutation profonde se profile à l’horizon. Ce sont
les gens diplômés, de la bourgeoisie moyenne, qui seront frappés de plein fouet
par les changements à venir.
La technologie est en effet en train de faire disparaître les
frontières. « Le vrai débat, ça ne sera pas de défendre son territoire,
mais de développer une politique d’attractivité des territoires pour que les
capitaux du monde entier viennent investir chez nous ».
Jean-Paul Delevoye ne voit pas d’un œil totalement positif cette
mutation de la société : « nous sommes dans un moment d’ivresse,
de liberté offert par les nouvelles technologies, on n’a jamais eu autant accès
à l’information, et pourtant, on n’a jamais autant perdu notre sens critique ».
Pour lui, si on n’y prend pas garde, on risque peu à peu basculer « dans
un esclavage moderne », c’est-à-dire que ceux qui vont mobiliser nos
cerveaux, modifier nos comportements, nous inciter à voter, acheter et même
penser seront les géants du numérique et ceux qui posséderont les banques de
données.
Puisque ce sont les Chinois et les Américains qui sont le plus en avance dans ces domaines-là, nous sommes en
train de mettre sur pied les maîtres du monde de demain.
Malgré tout, à son avis, la période que nous sommes en train de vivre est
fascinante, car tout est à inventer. Il faut s’adapter, « et cette
adaptabilité et bien plus forte chez les libéraux que dans les structures de
caractère collectif » a
terminé l’orateur, laissant la parole à Corinne Lepage.
Cette dernière a développé trois sujets majeurs
concernant les professionnels libéraux, et les challenges qu’ils auront
à relever.
Le premier, c’est celui de l’adaptabilité.
Elle-même, en tant qu’avocate, appartient à une profession qui s’est
complètement transformée, « une partie de notre activité a presque
disparu, notamment la recherche et la veille juridique » a-t-elle témoigné. Il a donc fallu réinventer le métier et se demander
comment servir et être le plus utile possible aux clients.
« De toute façon, si nous ne nous
réinventons pas, nous allons disparaître » a-t-elle assuré.
Le deuxième point concerne la compétence « sous
toutes ses formes ». Pour la
présidente de Cap21, il faut mener une réflexion permanente sur la question de
la compétence professionnelle, mais aussi sur l’adaptation permanente à ce qui
est demandé.
En outre, pour Maître Lepage, il y a des
choses qui ne s’apprennent ni à l’école, ni à l’université, ni à l’école du
barreau, mais seulement « dans la vie, dans les cabinets ».
Le troisième sujet d’importance est, selon elle,
l’éthique et la relation aux autres.
Puisqu’un grand nombre des professions libérales
sont des professions réglementées, il faut certes s’adapter, mais également
maintenir des règles déontologiques fortes, car c’est la condition pour
instaurer la confiance avec les clients.
Sur la question de l’adaptabilité, Guy
Vallancien, a opiné. Concernant son corps de métier,
la médecine, il a ainsi affirmé « le médecin seul, c’est fini ».
La médecine n’est même plus pour lui libérale,
mais entrepreneuriale. Il a ainsi donné l’exemple d’une maison de santé qu’il a
visité à Fruges, « une initiative merveilleuse » selon ses termes, « une maison de santé inimaginable.
1 500 mètres carrés, 40 professionnels, 12 médecins, un
chef de clinique envoyé de Lille, deux internes, trois externes, des studios,
et tout cela pour un bassin de population de 25 000 personnes ».
Pour ce membre de l’Académie nationale de
médecine, il convient d’agir au plus vite et d’aider ces structures de
proximité qui sont le terreau de la médecine de demain. « J’ai toujours eu
l’indépendance parce que j’ai travaillé en groupe », a-t-il affirmé, « et je ne crois que c’est ça
la vraie leçon à donner aujourd’hui à nous tous les libéraux ».
Pour lui, il devrait également y avoir une
association médicale unique de France qui fasse des propositions sur les
sujets suivants : la formation (les études sont beaucoup trop longues
selon lui), l’installation, l’évaluation et le financement.
Bernard Vivier, directeur de l’Institut
supérieur du travail, a ensuite pris la parole. Selon lui, les professionnels
libéraux doivent faire face à trois défis fondamentaux.
D’abord, celui des nouvelles technologies. Selon
le Forum économique mondial (forum de Davos), d’ici 2025, plus de la moitié des
tâches actuelles réalisées au travail seront effectuées par des machines,
contre 29 % aujourd’hui. 75 millions d’emplois dans le monde seront
donc supprimés.
Cependant, dans le même temps, a ajouté Bernard
Vivier, 133 millions de nouveaux emplois vont émerger. Mais ce ne seront
pas les mêmes métiers, avec les mêmes compétences, il faudra donc revoir
entièrement les formations.
Le second défi, c’est celui des frontières
mouvantes du salariat. Le directeur de l’IST a annoncé travailler en ce moment
au CESE, avec le docteur Michel Chassang, sur les nouvelles formes du travail
indépendant, et notamment les microentreprises.
Aujourd’hui en effet, ce régime concerne environ
700 000 individus, pratiquement autant que l’ensemble
des professions libérales.
Or, ces personnes-là rêvent d’une existence que
vivent déjà les libéraux, c’est-à-dire un travail libre et indépendant. C’est
pourquoi, selon l’expert, nous nous dirigeons vers « une évolution de
notre organisation du travail qui va nécessiter
de bousculer nos habitudes. Bien évidemment toutes les règles fiscales et
sociales, les systèmes de retraite tout cela va être bouleversé » a-t-il prédit.
Le troisième point concerne la représentation
collective. Ce qu’il entend par là, c’est qu’il faut absolument redéfinir,
structurer ce qui appartient au monde du travail et ce qui ne peut « appartenir à l’État tout puissant ».
Or, la négociation contractuelle, la négociation collective, la formation
professionnelle, les retraites, le chômage tout cela est en train d’être étatisé. Les acteurs,
les structures collectives qui organisent le marché du travail sont en train de
disparaître, et c’est, selon lui, une des causes de la crise actuelle. Il n’y a
plus d’intermédiaires entre l’État et les citoyens.
Le docteur Michel Chassang a totalement approuvé
ces propos. Pour lui aussi les corps intermédiaires sont indispensables. Or,
qu’est-ce qu’on en a fait ? s’est-il interrogé.
Les professions libérales, à dimension humaine, qui sont quotidiennement au contact de la population,
donc intermédiaires, n’ont pas été écoutées. Or, celles-ci ont compris depuis
longtemps ce qui est en train de se passser. « Nous subissons tout de plein fouet chaque fois qu’il y a
une fracture qui se fait jour », a soutenu le président de l’UNAPL.
En effet, tous les jours, un client vient en
consultation et n’a pas d’argent pour payer. C’est encore bien souvent à un
professionnel libéral que les gens s’adressent quand ils ont des soucis pour
remplir un papier administratif (notaire, avocat, expert-comptable…). On peut
donc dire, selon le docteur Chassang, que les libéraux jouent un « rôle d’amortisseur social », car ils aident les gens à mieux
vivre.
Or, pour que ces professionnels puissent remplir
ce rôle, il leur faut des conditions de réussite.
La première, c’est qu’ils doivent être indépendants vis-à-vis de tous les
pouvoirs qui les entourent.
La deuxième condition de réussite, c’est la
responsabilité. Cela signifie le fait d’établir des actes en étant pleinement
responsable.
Enfin, les libéraux doivent exercer à proximité,
d’où la volonté des pouvoirs publics de réguler la démographie de ces
professionnels (notaires, médecins…). C’est pourquoi, selon le président de
l’UNAPL, la liberté d’entreprendre nécessite une grande réglementation. La
dérégulation c’est bien, a-t-il reconnu, mais celle-ci doit être contrôlée,
pour ne pas mettre en péril la protection du public, des usagers, et des
patients.
Concernant la question du numérique, Michel
Chassang a prévenu : « ça reste quand même qu’un outil, et rien
d’autre, au service de l’humain ». Attention donc à ne pas laisser au bord de la route « les plus faibles d’entre nous ».
Et c’est,
selon son opinion, l’enseignement qu’il faudrait peut-être tirer de la
crise des « gilets jaunes » que connaît le pays.
LE POINT DE VUE DES LIBERAUX SUR LA CRISE SOCIALE ACTUELLE
Lors de cette manifestation, les experts ont été
amenés à donner leur point de vue sur la crise sociale et économique que
traverse l’Hexagone.
Tous ont été unanimes : la situation actuelle
est inédite.
Ainsi, pour Jean-Paul Delevoye, nous sommes à un moment clé de notre Hstoire. On assiste en effet à une fragmentation de
notre corps social. "Il y a un monde de l’élite qui est dans le monde, et un
monde de désespérance localisé. On observe la localisation des échecs et
l’évasion de la réussite ».
Pour ce dernier, la réponse est européenne. Rien
ne peut se résoudre sans une vision d’un projet de société. Dans quel type de
société voulons-nous vivre ? s’est-il demandé.
D’abord, selon lui, il est nécessaire que l’on
puisse vivre du fruit de son travail. Il faut également réfléchir aux notions
de solidarité et de partage, en effet, « il faut que nous nous
réappropriions et le sens de l’impôt et le sens de la cotisation » a-t-il préconisé. En outre, « le sens de la solidarité passe par la
définition d’un bien commun qui doit être au cœur de tout projet politique »
a -t-il professé.
Guy Vallancien, le fondateur de CHAM, a été
davantage pessimiste. Ce que révèlent la crise actuelle, et le « ras-le-bol »
de tous ces gens dans la
rue, c’est que
« la vieille Europe est en train de s’écrouler. C’est la fin d’une civilisation ».
Selon lui en effet, « le monde blanc, chrétien, européen est mort. Nous sommes gras
et assistés. Nous vivons dans un climat génial dont on n’a rien à faire, et
nous sommes en train de le payer ».
Il faut donc s’adapter de toute urgence au monde
qui arrive, sinon, « nous deviendrons le Café de flore du monde » a-t-il assuré.
L’enjeu est d’importance, car la jeune
génération en a marre et serait même prête à accepter un régime plus
autoritaire au prix d’une amélioration de son statut.
Pour Xavier Bertrand également, la crise des
« gilets jaunes » indique qu’il y a une grosse faille dans
notre système : « quand dans une société, vous travaillez et que vous n’arrivez
pas à vous en sortir, alors c’est que
cette société va droit dans le mur ». Pour lui, les gilets jaunes sur les ronds-points ne font
pas la manche,
« ils bossent, mais n’y arrivent plus ».
C’est pourquoi, à son avis, avant de faire des
projets d’avenir, il faut répondre à ce malaise national, « le malaise
d’une société dans laquelle on fait de beaux discours sur le travail, mais
quand on travaille, on ne s’en sort pas ».
Quant à Corinne Lepage, elle a pointé du doigt
les inégalités et la mauvaise répartition des richesses dans le monde. Faisant
référence au coefficient de Gini (mesure statistique développée par le
statisticien italien Corrado Gini) qui mesure l’inégalité des revenus dans
un pays, elle s’est indignée du fait que celui-ci se soit accru « dans
des proportions délirantes ».
Ainsi, a-t-elle précisé, les États-Unis sont revenus à une inégalité de richesses antérieure à la Première Guerre mondiale. « Tous
les efforts de progrès social dans le sens d’une plus grande égalité ont été
anéantis par les trente ans qu’on vient de vivre » s’est-elle désolée.
Pire encore, dans un univers de communication,
le sentiment d’injustice est encore plus prégnant, car les individus se
comparent. Ils peuvent voir comment d’autres personnes vivent pas très loin de
chez eux, alors qu’eux-mêmes ne peuvent finir leur fin de mois.
Ce décalage insupportable explique en partie,
selon l’ancienne ministre, la montée des populismes en Europe. Il est donc
urgent de trouver des solutions européennes à ces questions.
Face à cette crise sans
précédent, « ne faudrait-il pas revoir toute notre
organisation sociale pour que ça soit plus équitable ? » a demandé Yves Thréard, directeur adjoint de la rédaction du Figaro, à ses
invités. « L’État a décidé que les
entreprises pouvaient donner une prime aux salariés, n’avez-vous pas l’impression qu’il
s’est déchargé de son rôle de régulateur social sur elles ? » a-t-il ajouté.
Xavier Bertrand a tout d’abord précisé que cette prime est à l’origine
une idée des entrepreneurs eux-mêmes. Leurs conditions cependant étaient que
celle-ci soit non obligatoire, libre au niveau du montant et complètement
défiscalisée.
« Je pense que ce système de primes nous
permet de rentrer dans une logique où, pardonnez-moi, les rapaces que sont
l’URSSAF et le fisc, ne se jettent pas sur toutes les sommes qui sortent de l’entreprise »
a-t-il expliqué.
Le but de cette « récompense » n’est pas de demander aux entreprises de faire
le boulot de l’État, a ajouté le président du Conseil régional des
Hauts-de-France, car cette dernière n’est qu’une réponse partielle aux
problèmes d’aujourd’hui. Dans les mois qui viennent, il faudra une remise à
plat fiscale complète dans notre pays.
Pour Jean-Paul Delevoye, haut-commissaire à la
réforme des retraites, ce bonus a pour objectif de « redonner sens au
fait que l’entreprise est une communauté de destins communs entre salariés,
patrons et actionnaires » Cela
est d’autant plus important qu’il existe aujourd’hui un conflit d’intérêts
entre les trois.
À son avis, il est urgent en France de mener une
réflexion globale sur les politiques d’intéressements et de participation, pour
donner aux salariés « le juste fruit d’une contribution à l’effort et à
la réussite collective que représente le résultat d’une entreprise ».
Quant à l’outil fiscal, Jean-Paul Delevoye a
rappelé que lors de la Révolution française, quand on a voulu créer le citoyen,
on a donné à chaque individu deux armes, le droit de vote et l’impôt.
Or, « aujourd’hui les gens votent de moins en moins, et ceux qui paient
l’impôt le contestent », a-t-il regretté.
Selon lui, l’impôt est un outil qui donne un
sens à la communauté, mais nous avons perdu de vue cette finalité.
Quelle en est la raison ? À son avis, nous n’avons pas, dans notre système éducatif français, suffisamment informé les élèves sur ce
qu’est la protection sociale à la française (une des meilleures au monde) et le
prix de cette solidarité collective.
Un des remèdes aux tensions que traversent notre
pays serait, par conséquent, d’essayer de réfléchir à ce qu’est la solidarité
intra et infra générationnelle, autrement "nous allons nourrir "chacun pour soi" et l’assurance
individuelle », a prédit l’expert.
Comment peuvent agir, à leur niveau, les
professions libérales pour calmer les tensions sociales actuelles ?
Pour Bernard Vivier, « nous avons besoin
d’organiser une relation conjuguée entre les salariés (16 millions de
salariés du privé) et les indépendants (3 millions de professions
indépendantes) par rapport à un appareil d’État qui continue à grossir,
notamment dans la fonction publique territoriale ».
L’autre solution consiste, pour lui, à
construire une Europe à travers des regroupements professionnels (établir des
relations entre les professions libérales européennes).
Il est nécessaire, selon lui, de démontrer à
chacun et chacune que l’Europe sociale est une chance, « et c’est à nous de [la] construire, car je pense que le monde des
salariés est beaucoup plus difficile à convaincre que les professions libérales », a-t-il déclaré.
BILAN
DES DÉBATS
En conclusion de cet après-midi de débats,
Michel Chassang, président de l’UNAPL, a fait un bilan des discussions qui ont
eu lieu lors de ce 26e congrès.
Le docteur Chassang est d’abord revenu sur la
« crise majeure et inédite qui secoue les territoires et des villes »,
et qui traduit selon lui la juxtaposition de fractures au sein de la société.
À son avis, les revendications des gilets jaunes sont
légitimes (pouvoir d’achat insuffisant et surtaxation), bien que, a-t-il
précisé, rien ne saurait justifier le recours à la violence. D’autant plus que
pour les professions indépendantes, c’est la double peine, a-t-il expliqué.
Elles subissent les augmentations de prix, mais aussi les conséquences des
blocages.
Dans cette crise, a-t-il poursuivi, les
professions libérales, qui sont des corps intermédiaires, peuvent jouer un rôle
majeur.
En effet, à travers leurs activités, les
libéraux rencontrent quotidiennement plus de cinq millions de personnes. « Cette proximité
fait de nous les témoins des difficultés croissantes vécues par nombre de Français »,
a-t-il certifié. C’est
pourquoi, à de nombreuses reprises, les professionnels libéraux ont demandé à ce que
soient fortifiées leurs professions, « non seulement pour nous aider à mieux servir, mais aussi
pour développer l’emploi de proximité et préserver le lien social ».
En outre, au CESE, a ajouté Michel
Chassang, une commission temporaire va être créée, avec notamment la mise en
place d’un tirage au sort de citoyens qui participeront aux travaux du Conseil.
« Des ateliers citoyens », et
des auditions filmées de « gilets jaunes » et de personnes
représentatives de ce mouvement seront également organisés. Une plateforme
citoyenne vient en plus d’être lancée au CESE.
Concernant les réformes et des défis qui
attendent les professions libérales, Michel Chassang est revenu, entre autres,
sur la loi Pacte : « Nous tenons à saluer certains aspects de la loi Pacte »,
mais « celle-ci reste assez décevante pour nos secteurs d’activité » a-t-il commenté.
Les points positifs concernent l’épargne
salariale et l’épargne retraite, avec la disparition du forfait social de 20 % qui « était un handicap pour notre développement », a précisé le président de l’UNAPL. Autre amélioration : la simplification de la forme sociétale en EIRL, laquelle pourrait
devenir la forme sociétale par défaut dans les petites entreprises.
Cependant, les déconvenues des libéraux sont
nombreuses. Ainsi, les bénéfices de l’entreprise individuelle sont toujours
intégralement soumis à taxation fiscale par l’impôt sur le revenu et à taxation
sociale. Pour le docteur Chassang, « cela témoigne d’un certain mépris de la part de
l’administration qui règne en maître ».
À propos du prélèvement à la source, celui-ci va
pénaliser dès le mois de janvier les petites entreprises, a-t-il regretté.
Quant à la taxe sur les salaires, elle pénalise l’emploi, mais aussi la hauteur
des salaires dans les secteurs des professions libérales, de santé et de
l’assurance, a conclu Michel Chassang.
Maria-Angélica Bailly
2019-4439