Deux textes différents imposent dorénavant la constitution d’un registre
des « bénéficiaires
effectifs », obligeant les sociétés
à déclarer, sous forme de liste déposée au greffe, les personnes physiques qui directement
ou indirectement contrôlent plus de 25% de leur capital ou droits de vote.
Il s’agit de l’ordonnance n°2016-1635 du 1er décembre 2016, transposant la
directive européenne 2015/847 du 20 mai 2015 et de la loi dite « Sapin II » du
9 décembre 2016.
Ce nouveau dispositif, qui impose des obligations strictement formelles et
administratives, va en pratique modifier la pratique du droit des sociétés en
France, et la logique de ses acteurs habitués à la discrétion de l’anonymat des
sociétés par actions.
En effet, le droit des sociétés est caractérisé depuis près de 150 ans par
la faculté offerte à ses acteurs de revêtir d’un voile d’opacité, parfaitement
légal cependant, leurs opérations commerciales et financières. (I)
Le régime mis en place modifie considérablement l’état du droit en
instituant un processus et un dispositif obligeant les sociétés, commerciales
ou non, à une transparence permanente et circonstanciée. (II)
Enfin, la mise en oeuvre de ce dispositif aura certainement en pratique des
conséquences qui dépasseront son champ d’application – lutte contre le
terrorisme et contre le blanchiment d’argent – ; elle risque donc de faire
voler en éclats les rares espaces de discrétion qui semblaient préservés. (III)
I.
L’anonymat
des détentions capitalistiques : un état de fait et de droit depuis 150 ans
Depuis la création des sociétés par actions, c’est-à-dire depuis le début
du XIXe siècle, celles-ci sont caractérisées par l’anonymat de leurs
souscripteurs et actionnaires. D’où l’appellation de « sociétés anonymes ».
Créées par le Code de commerce en 1807, les sociétés anonymes peuvent être
librement créées, sans autorisation du gouvernement, depuis la loi du 24
juillet 1867. Cette discrétion originelle va de pair avec la fongibilité des actions, leur
libre cessibilité et la limitation de la responsabilité des associés à hauteur
de leurs apports. Tout a été fait, conçu, pour permettre le libre apport et la libre circulation
de capitaux pour créer des entreprises commerciales. La responsabilité des
actionnaires étant limitée aux montants de leurs apports et leurs titres pouvant
être librement cédés, la connaissance de leur identité était sans grande
importance, sauf dans l’ordre interne notamment pour l’accès aux assemblées
générales et les droits de vote. Tel était le cas, originellement, pour les sociétés par actions qu’étaient les
sociétés anonymes et les sociétés en commandite par actions.
L’anonymat, en revanche, n’existait pas s’agissant des sociétés dites de
personnes (SNC, sociétés civiles…) ou des sociétés dites « mixtes » (SARL).
Toutefois, la connaissance de l’identité des associés desdites sociétés de
personnes ne s’appliquait qu’au premier niveau de détention, c’est-à-dire aux
associés directement titulaires de titres dans la structure considérée. Au-delà,
dès lors qu’une société par actions était interposée, un anonymat « de deuxième
rideau » s’appliquait. La création et le développement fulgurant de la société par actions simplifiée
a entraîné la démultiplication des effets de l’anonymat des sociétés par
actions. En effet, la SAS, créée en 1994, va rapidement constituer une forme
sociétaire très utilisée par les opérateurs (56 % des sociétés créées en 2016 -
Source INSEE). Cet anonymat, historique et légal, pouvait être considéré comme légitime
car discrétion ne signifie pas nécessairement dissimulation, et encore moins
dissimulation frauduleuse. On peut en effet souhaiter, légitimement, ne pas vouloir divulguer ou révéler
les structures de détention, les alliances capitalistiques, les organisations
patrimoniales, familiales ou successorales, qui organisent ou charpentent son
patrimoine professionnel ou familial Les opérateurs se sont ainsi habitués, depuis des décennies, à pouvoir
constituer librement, légalement, des structures sociétaires parfaitement opérantes
sans que soit connu leur actionnariat immédiat ou ultime. Les dispositions récemment entrées en vigueur vont modifier totalement cet
état de fait.
II.
L’instauration
d’un registre des bénéficiaires effectifs
Le dispositif nouvellement instauré est lourd. Tout d’abord, sont concernées toutes les sociétés civiles et commerciales
ayant leur siège dans un département français et jouissant de la personnalité
morale, toutes les personnes morales dont l’immatriculation est prévue par des
dispositions législatives ou réglementaires, ainsi que les GIE. Les sociétés
commerciales dont le siège est situé hors d’un département français (donc de
nationalité étrangère) et qui ont un établissement dans un département français
sont également concernées. Les sociétés cotées sont en revanche exclues du
dispositif. Toutes les sociétés créées à partir du 1er août 2017 devront établir et
déposer au Registre du commerce et des sociétés un registre des bénéficiaires
effectifs et toutes celles créées avant cette date devront l’avoir déposé avant
le 1er avril 2018. Le registre est établi lors de l’immatriculation et doit être mis à jour chaque
fois que les informations qu’il contient sont modifiées.
Ce registre doit indiquer la liste des « bénéficiaires effectifs ». Les bénéficiaires effectifs s’entendent des
personnes physiques qui de fait ou de droit contrôlent directement ou
indirectement plus de 25 % du capital et/ou des droits de vote de la structure
concernée ou bien qui « exercent par tout moyen un pouvoir de contrôle sur les organes de gestion, d’administration et de direction de
la société ou sur l’assemblée
générale des associés ». L’objectif du registre des bénéficiaires effectifs est donc de déclarer qui
en dernier ressort, ultimement, contrôle même indirectement la structure
juridique y compris au travers d’une succession de holdings, d’accords
capitalistiques, etc. Des dispositions spécifiques existent pour traiter les détentions de type fiduciaire
ou par des organismes de placements collectifs.
Ce registre est accessible :
• à la société concernée ;
• « sans restriction » à différentes autorités compétentes visées
par la loi : les autorités judiciaires dans le cadre de leurs missions, la cellule
de renseignement financier nationale, l’administration des douanes, les agents
chargés du recouvrement en matière fiscale ;
• « sans restriction» également aux autorités « de contrôle mentionnés à l’article L.
561-36 du Code Monétaire et Financier », cet article visant une quinzaine d’organismes
ou d’autorités administratives indépendantes telles
l’Autorité de contrôle prudentielle et de résolution, l’AMF, les
conseils de l’Ordre des barreaux, les chambre des
notaires, la Chambre de discipline des commissaires-priseurs
judiciaires, les commissaires aux comptes, les
fédérations sportives, l’ordre des experts-comptables etc. L’article R. 561-57 vient préciser pour chaque autorité concernée les personnes habilitées et les conditions d’accès aux informations ;
• aux personnes assujetties à la lutte contre le blanchiment et contre le
financement du terrorisme selon l’article L. 561-2 du Code monétaire et financier
au sein des institutions financières, des établissements de crédit, des
prestataires de service d’investissements…;
• et enfin, à toute personne justifiant d’un intérêt légitime après autorisation
du le juge commis à la surveillance du RCS. Le juge, saisi par requête et
statuant sur ordonnance (donc aux termes d’une procédure non contradictoire)
peut fonder sa décision sur tous les faits relatifs au cas qui lui est soumis,
y compris ceux qui n’auraient pas été allégués dans la requête. Il peut
procéder même d’office à toute investigation utile et a la faculté d’entendre sans
formalités les personnes susceptibles de l’éclairer ainsi que celles dont
l’intérêt risque d’être affecté par la décision. Il peut se prononcer sans
débat. Sa décision est susceptible d’appel.
Cette dernière faculté d’accès au registre par toute personne justifiant d’un
intérêt légitime risque d’ouvrir, nous le verrons, des possibilités élargies
d’accès aux informations traditionnellement confidentielles, peut-être même
dans des cas où seuls des intérêts privés sont en jeu. Le non-respect du dispositif est assorti de lourdes sanctions. Le fait de
ne pas déposer au RCS le registre relatif aux bénéficiaires effectifs ou de
déposer un document portant des informations inexactes ou incomplètes est
sanctionné pénalement ; il s’agit d’un délit correctionnel. En outre, le président du tribunal peut par injonction demander aux sociétés
concernées d’avoir à constituer et/ou compléter le registre. Enfin, et très pratiquement, le non-dépôt dudit registre devrait entraîner
un gel de toutes les formalités nécessitant une intervention du greffe du
tribunal de commerce.
III.
Un
changement de paradigme
L’application de ce nouveau dispositif va entraîner de nombreuses conséquences,
souhaitées ou non par le législateur, dont on peut esquisser les premiers
contours. Il s’agit d’une réglementation assez lourde qui impose aux sociétés, et à
ceux qui les dirigent, une vigilance constante quant à l’évolution de leur
actionnariat direct, indirect et ultime, alors même que les déclarants ne sont
pas toujours en mesure de connaître précisément les informations qu’elles
doivent rassembler. Tous les dirigeants connaissent la composition du capital de la société qu’il
dirige, en tout cas au premier niveau de détention.
En revanche, il existe un grand nombre de cas où les dirigeants eux-mêmes ne
connaissent pas précisément la structure capitalistique ultime gouvernant le
capital des sociétés qu’ils dirigent voire même ne disposent pas des moyens
d’obtenir rapidement ces informations (sauf à saisir eux-mêmes le Juge). On fait
donc peser une responsabilité pénale sur des dirigeants qui n’ont pas toujours
les moyens de remplir les obligations mises à leur charge. Un grand nombre de sociétés en France sont notamment contrôlées ultimement,
après une succession de holdings, par des groupes français ou étrangers,
eux-mêmes contrôlés via d’autres holdings ou d’autres modes juridiques de
détention (trust, fiducie etc.) par des personnes physiques qui, ressortissantes
ou non de la Communauté européenne, souhaitent rester discrètes sur les
modalités et l’étendue de la détention de leurs actifs.
En outre, nul ne peut dire si le dirigeant responsable de la déclaration
sera dûment averti de modifications intervenues pour des questions successorales,
commerciales, stratégiques ou financières, à l’ultime bout de la chaîne de
détention. Toutes les sociétés vont devoir donc mettre en place, avec une fiabilité
incertaine, des procédures d’établissement du registre des bénéficiaires
effectifs et des systèmes de veille ponctuels et/ou périodiques.
Enfin, on peut s’interroger sur l’étendue des personnes qui seront habilitées
à accéder aux informations du registre. Outre la très longue liste des autorités administratives, judiciaires ou professionnelles
habilitées à avoir accès au registre, la possibilité est laissée à tout
intéressé justifiant d’un motif légitime de saisir la justice, selon une
procédure non contradictoire, afin d’accéder au registre des bénéficiaires
effectifs d’une société. Aucun texte ne définit la notion d’intérêt légitime dont les contours seront
donc progressivement dessinés par une casuistique jurisprudentielle d’autant
plus féconde qu’il existe plus de 130 tribunaux de commerce et autant de juges
requis à la surveillance du registre. Or, il y a une multitude d’intérêts parfaitement légitimes, voire même parfaitement
reconnus par la loi, qui pourraient justifier un droit d’accès.
Il est probable que les salariés et/ou les institutions représentatives du
personnel, au nom de la transparence du dialogue social, pourront avoir un
intérêt légitime à connaître l’exacte géographie du capital des sociétés qui les
emploient. De la même manière, les concurrents, pour s’assurer du respect du droit de
la concurrence et de la prohibition des pratiques abusives, pourront exciper
d’un motif légitime pour solliciter un accès à ce type d’informations. Et également les créanciers, notamment pour veiller ou prévenir le
détournement d’actifs entre sociétés soeurs ou cousines préalablement à un état
de cessation des paiements. On peut aussi penser que des journalistes puissent demander, dans le cadre
de leur pouvoir d’investigation, à pouvoir accéder aux registres au nom du
droit à l’information des citoyens.
Enfin, notons que les informations contenues aux registres des bénéficiaires
effectifs constitueront la cartographie quasi-complète de la structuration du
capital et de la détention d’actifs sociaux, professionnels ou patrimoniaux, en
France. Ces fichiers seront donc sensibles et les risques de détournement ou de
piratage ne doivent pas être sous-estimés.
Luc Pons,
Associé,
Cabinet Racine