Invité du
Club de l’audace, le DG du Stade français dénonce le poids de l’excellence dans
l’ovalie, responsable, selon lui, de joueurs « hors-sol », et prône un
rugby plus ouvert et plus en prise avec son temps. « Double projet », RSE, numérique : Thomas Lombard livre
ses ambitions pour le club parisien.
Thomas Lombard se plaît à dire qu’il est un « jeune dirigeant ».
L’ancien centre international, devenu consultant pour RMC et Canal+, s’est vu
proposer les rênes du Stade français voilà un an. « Je n’étais pas
programmé pour ça ! », lance l’invité de Thomas Legrain, ce
mercredi de septembre. Pourtant, il accepte, non sans émotion, de prendre la
direction générale du club, ce « monument du sport français de plus de
120 ans d’existence », Pour l’ex-rugbyman, c’est « une chance »
d’évoluer dans cet environnement, de s’inscrire dans cet héritage :
« Si on arrive à construire sur ce socle, on peut donner un sens aux
projets que l’on met en œuvre. »
« Des sportifs et des
hommes »
Malgré son profond respect pour le club parisien qui
l’a vu évoluer, Thomas Lombard l’avoue : le Stade français ne tourne
« pas très bien » quand il en prend la tête.
Certes, côté finances, le club ne manque de
rien : son propriétaire, l’homme d’affaires suisse Hans-Peter Wild, s’en
assure, mais « il ne suffit pas d’avoir de l’argent et d’engager des
joueurs, martèle Thomas Lombard. Il faut un programme, un projet, une
vision, des gens sur lesquels s’appuyer – comme dans une entreprise. »
Au titre de ses priorités, le nouveau DG veut donner
les moyens à ceux qui deviendront des joueurs de rugby professionnels de
s’inscrire dans la culture du club tout en étant certains de réussir leur vie
future.
Car pour Thomas Lombard, le rugby a cela de
singulier qu’il a toujours formé « des sportifs et des hommes ».
En tout cas, jusqu’en 95, lorsqu’il entre dans l’ère professionnelle après
un siècle d’amateurisme. Petit à petit, l’ovalie se voit ainsi imposer de
nouvelles contraintes, comme la structuration et la mise en place d’un circuit
de formation élitiste, très inspirées du foot. Fatale erreur, estime
l’ex-rugbyman. « Ça a cassé le lien avec le double projet – le projet
sportif et le projet “de vie” – qui faisait des hommes équilibrés. »
À son époque, témoigne-t-il, juste avant que
le rugby ne se professionnalise, tous les joueurs ont ce « double
projet », puisqu’ils ne peuvent pas encore vivre de leur sport. Lui-même
doit bien se résoudre à faire « quelques études ». « J’ai
réussi à obtenir une licence de STAPS tant bien que mal pour être prof de
sport, alors que ça ne m’intéressait pas du tout, devenir prof de
sport ! » Malgré tout, Thomas Lombard reconnaît que fréquenter
les bancs de la fac l’aide alors à rester ouvert et à garder les pieds sur
terre, à ne pas se laisser engloutir par le seul monde du ballon ovale. Il
s’enrichit aussi au contact de ses co-équipiers : « Ceux dont on
s’inspirait faisaient des études ou bossaient à côté. » Tous ont des
profils et des parcours variés. Lui, fils unique (« et gâté »)
originaire du Chesnay, fréquente « des mecs qui ont passé leur enfance
dans des barres d’immeubles à Gennevilliers ». « On n’avait
pas tous la chance d’être issus du même tissu social, mais on a appris les uns
des autres. J’ai appris d’eux dans leur engagement, leur détermination. Puis
tout ça a été balayé car on a décidé de créer un moule du joueur du rugby, et
tous les gamins, d’où qu’ils viennent, ont commencé à être façonnés. »
Aujourd’hui, rapporte le DG du Stade français, les joueurs connaissent tous le
même rituel immuable : ils s’entraînent beaucoup, font énormément de
musculation, respectent une diététique irréprochable, dorment dans le cadre du
club, et surtout, « ils sont coincés dans une espèce de consanguinité
qui limite leur développement », fustige l’ancien centre
international, qui juge la rupture avec le monde extérieur « catastrophique ».
« On récolte les fruits de ce qu’on a semé, regrette-t-il encore. On
a voulu faire de l’excellence dans le sport, mais on a oublié que le sportif
devenait meilleur via tout un ensemble de processus. » Thierry
Dusautoir, Yannick Jauzion... Voilà la dernière génération à avoir incarné cet
équilibre, estime-t-il.
« Depuis le milieu des années 2000, on a des
gamins qui ne veulent faire que du rugby. C’est bien, mais ils ne savent même
pas ce qu’ils veulent faire après – d’ailleurs, personne ne leur a posé la
question. Leur objectif, c’est demain. C’est de signer un contrat. Mais
encore faut-il qu’ils arrivent à en décrocher un. Et à 30 ans et
quelque, quand leur carrière s’arrêtera, que feront-ils jusqu’à 65 ans ? »,
s’inquiète Thomas Lombard, qui déplore une « déperdition colossale »
du potentiel des néo-rugbymen. « Il faut garder un rapport à la vraie
vie, et la vraie vie, ce n’est pas celle du joueur de rugby dont le salaire est
de 20 000 euros par mois. On met ces jeunes dans des conditions
formidables pour réussir, mais ils sont hors-sol. Quand vous avez un salaire de
20 000 euros, vous devenez forcément un ascenseur social. »
De leur côté, les présidents de club veulent
principalement utiliser une ressource et en tirer « tout ce qu’ils
peuvent », dénonce l’ex-rugbyman. Résultat : le XV de France,
aujourd’hui, « n’a pas de joueurs emblématiques, pas de charisme, pas
de prise de responsabilité », énumère durement le DG du Stade
français. Pourtant, ce dernier est persuadé que les joueurs ne sont pas moins « riches
et intéressants » qu’il y a 20 ans : on leur donne surtout
moins d’ouverture. « La réflexion, la prise de décision, l’analyse… Ce
ne sont pas des choses qu’on développe en salle de muscu », ironise
Thomas Lombard, qui souhaite arriver « à changer les choses » au
sein du Stade français. « Notre mission doit être d’encadrer ces gamins
et de leur donner un avenir », maintient-il.
Dans ce cadre, le club signe des partenariats avec
des écoles, qui leur créent des formations post-bac sur mesure, axées autour du
milieu du sport. « On a notamment signé un partenariat avec HEC. On
discute aussi avec Centrale et Polytechnique », se réjouit le
DG.
L’autre étape du projet, c’est de trouver un lieu où
héberger l’intégralité du club. Objectif : souder les joueurs, tout en
leur donnant suffisamment d’autonomie pour ne pas les enfermer dans une bulle. « Le
matin, ils iront à l’école ou à l’université par leurs propres moyens – en bus,
en trottinette –, puis ils se rendront au centre d'entraînement. Et le soir,
ils rentreront dormir à la maison, qui sera partagée par un couple de gardiens.
Ils seront là pour s’assurer que la cohabitation fonctionne bien ; que les
jeunes se respectent et veillent les uns sur les autres. Là, on aura
quelque chose qui a un sens, et qui débouchera sur une formation plus concrète »,
assure Thomas Lombard.
Selon lui, ces transformations doivent
nécessairement aller de pair avec un changement d’état d’esprit. L’ex-rugbyman
plaide pour une sensibilisation des entraîneurs : « Il faut leur
dire qu’en fonctionnant ainsi, on ne fait pas de la com, on ne s’achète pas une
conscience : on fait de meilleurs joueurs. » Le DG du Stade
français n’en démord pas : offrir un projet de vie à des joueurs est non
seulement vertueux, mais aussi profitable pour le club. « Si on leur
donne accès à la connaissance, au savoir, et à la perspective de pouvoir,
demain, quand ils arrêteront le rugby, d’avoir une deuxième vie, on en fera de
meilleurs hommes. Et si on en fait de meilleurs hommes, on en fera de meilleurs
joueurs. Pas l’inverse. »
Recréer du lien
Toutefois, Thomas Lombard ne veut pas s’arrêter là.
Nostalgique optimiste, son autre priorité, affirme-t-il, est de faire renaître
la ferveur des rassemblements autour du ballon ovale. Car pour l’ancien centre,
la « dynamique » du Stade français a été brisée ces dix
dernières années : « les actionnaires et les présidents successifs
ont soit voulu prolonger l’histoire mais sans réelle conviction, soit souhaité
couper avec l’histoire mais sans avoir pensé à celle qu’il fallait écrire
derrière. Aujourd’hui, on a perdu beaucoup d’argent, perdu la force des
personnes qui étaient associées au club, perdu des supporters. »
« On va
redonner aux gens ce qu’ils ont aime dans le Stade français. »
Pour recréer une ambiance, recréer du lien, Thomas
Lombard mise beaucoup sur la madeleine de Proust : « On va
redonner aux gens ce qu’ils ont aimé dans le Stade français. » Il
raconte que Max Guazzini (président du Stade français de 1992 à 2011, ndlr)
faisait venir les danseuses du Lido avant les matchs. Des shows d’une quinzaine
de minutes que les supporters « ont vu 100 fois »,
précise-t-il. Alors, l’an dernier, le nouveau DG a fait revenir les danseuses.
« On a reçu plein de messages ravis. ça
nous pousse à continuer dans ce sens, à savoir, à réfléchir à ce que les gens
venaient chercher et dont ils gardent un souvenir marquant autour de la
convivialité du club », indique Thomas Lombard, qui voit les choses en
grand : « On a un stade splendide avec plein d’espaces de
réception. On peut créer tout un événement autour d’un match ! »
Rassembler, oui, mais pas sans innover. Thomas
Lombard peut compter, là encore, sur l’influence de Max Guazzini, qui a marqué
l’histoire du rugby en grande partie grâce aux changements qu’il a initiés,
affirme le DG. « Avec sa vision complètement anticonformiste, Max
(Guazzini) a changé la face du sport. Il a transformé les matchs en spectacles,
il a fait faire de nouveaux maillots – des maillots avec des panthères !
–, il a pris un calendrier dans lequel il a mis des joueurs nus comme des vers,
bref, il a fait des choses qui ne pouvaient pas se faire théoriquement, mais
lui les a faites. » Encore plus important, considère Thomas Lombard,
l’ancien président a ouvert le rugby à d’autres publics, et a changé la vision
très conservatrice liée à ce sport – au départ, un sport pratiqué et regardé
uniquement par des hommes. « Max (Guazzini) a contribué à rendre le
rugby plus accessible : aujourd’hui, c’est un sport qui se développe, qui
se féminise, et c’est tant mieux », observe l’ex-rugbyman.
« On a cette chance de pouvoir être
créatifs, de pouvoir être originaux, il faut qu’on utilise de nouveau toutes
ces ficelles », avance donc Thomas Lombard. Ce dernier insiste :
il faut être en rapport avec son temps. Le Stade français s’est ainsi engagé
dans une démarche RSE – responsabilité sociale des entreprises, très en vogue
aujourd’hui : son projet est actuellement en cours de certification et de
labellisation.
Vivre avec son époque, c’est aussi révolutionner les
modes de gouvernance, estime-t-il. Or, jusqu’à maintenant, la gouvernance a
rarement été incarnée par des personnes ayant pratiqué le sport en question.
« Heureusement, on est désormais tout une génération de joueurs à
accéder aux postes de direction, de présidence, dans les clubs. On doit pouvoir
amener nos connaissances, notre ouverture, pour créer une connexion »,
souligne Thomas Lombard.
Mais le chantier le plus vaste est certainement
celui du numérique. En la matière, le DG reconnaît que l’ovalie, en France,
accuse un certain retard. « C’est sûr, le foot est à des années-lumière
devant nous ! Quand je regarde le storytelling de la NBA, je me dis
qu’on est encore au siècle dernier, complètement archaïques. Nous, on en est
encore au mec qui filme tous les jours l’entraînement... Il faut qu’on se fasse
aider sur notre communication », admet Thomas Lombard. Celui-ci vise
des contenus novateurs qui permettront, il l’espère, d’attaquer une cible
nouvelle : les 18-25 ans. Car c’est bien là que le bât blesse :
« Si vous venez au Stade français, vous verrez que le spectateur moyen
a en moyenne 50 ans. Les 18-25 ans ne consomment pas le sport comme les
générations d’avant. On doit vraiment réfléchir là-dessus »,
insiste-t-il.
Pour ce faire, la dynamique doit venir des clubs,
assure le DG : produire leur propre information, partager leurs récits.
« Ce que Netflix a fait pour la formule 1, c’est génial en termes
d’image : chaque sport a des aventures incroyables à raconter. Si on prend
exemple, on va passer au niveau supérieur. »
Bérengère Margaritelli