En ce mois de novembre 2018,
la commémoration de l’Armistice a connu une ampleur sans précédent en France. À
Paris, dans la Salle des Pas Perdus du Palais de la Cité, la Magistrature et le
Barreau se sont unis dans le souvenir des membres de la famille judiciaire
morts au combat. Après un lent défilé à travers les
galeries du palais, dans un silence ponctué de chamades
des tambours de la Garde Républicaine, les responsables du Barreau de la
capitale, les plus hautes autorités judiciaires,
les élus parisiens et les autorités militaires sont allés
se recueillir devant le Monument aux Morts du Palais, porteurs de leurs robes
noires et rouges, de leurs ceintures tricolores, de leurs uniformes.
Marie-Aimée Peyron, Bâtonnier
de l’Ordre des avocats de Paris, d’une voix forte, a évoqué la brutalité des
combats, le nombre des avocats ayant laissé leur robe au vestiaire, habités par
le sens du devoir, a demandé qu’on entretienne leur souvenir, et a rappelé que
le Barreau avait été cité à l’ordre de l’Armée pour ses morts glorieux et son
esprit de sacrifice. Le Vice Bâtonnier Basile Ader a lu les courriers et
retracé les actions d’avocats combattants au comportement héroïque, ce qui
valut au Barreau d’être décoré de la
Croix de Guerre. Philippe Ingall-Montagnier, 1er Avocat général assurant l’intérim du Procureur général près la Cour de
Cassation mit l’accent sur la nécessité d’une justice exemplaire qui ne doit
jamais faire des exemples. Bertrand Louvel, Premier président de la Cour de
cassation, évoqua les magistrats qui tombèrent, dont de nombreux issus de
territoires français lointains, et insista sur le nécessaire recueillement que
doit susciter le sacrifice des Anciens.
Une Marseillaise entonnée par
le Chœur de la Garde Républicaine, dont les voix masculines firent résonner les voûtes de l’immense salle qui
connut tant de grands épisodes de l’Histoire de France, fut un grand
moment d’émotion et clôtura cette cérémonie d’une rare intensité et d’une
grande dignité réunissant tous les acteurs du monde judicaire dans le souvenir
respectueux de leurs prédécesseurs, la plupart du temps de très jeunes gens,
morts pour la Patrie.
Plusieurs gerbes furent déposées devant le Monument réalisé par
le sculpteur Paul Albert Bartholomé (1848-1928). Celui-ci, ami de Degas, fut
choisi car il avait acquis une grande renommée dans la sculpture funéraire, en
particulier au cimetière du Père Lachaise. Le monument met en scène une femme,
qui est tout à la fois la France et la Justice, qui a les traits de la seconde
épouse de l’artiste, Florence Letessier, et un soldat, qui se prosterne devant
la France qu’il vient de défendre, devant la Justice qu’il a remplie de fierté.
Un soldat porteur d’une épée, mais surtout d’une robe d’avocat.
Après la décision prise en
1919 de concevoir un Monument aux Morts au sein du Palais de la Cité, il fallut
désigner, comme modèle pour la sculpture, parmi les valeureux combattants
survivants, un acteur du monde judiciaire. Le choix se porta tout naturellement
sur Fernand Mouquin, né en 1888, docteur en droit, licencié ès lettres, jeune
avocat ayant prêté serment devant la cour d’appel de Paris en 1911 à l’âge de
22 ans, mais surtout brillant officier
dont la bravoure lui avait valu la Légion d’Honneur sur le champ de bataille.
Sur les
2 550 avocats que comptait le Barreau de Paris en 1914, la moitié, soit
1 275 d’entre eux, fut mobilisée et 231 d’entre eux, soit plus
de 10 % de l’effectif total de l’Ordre, sont
morts pour la France entre le 10 août 1914?et le 9 novembre 1918. Une
belle exposition organisée au Musée de l’Ordre des avocats, 25, rue du Jour
à Paris, visible jusqu’au 31 décembre 2018, retrace, en présentant des
témoignages et des documents d’époque, le combat de ces juristes, de ces
défenseurs qui ne revinrent pas pour avoir été les défenseurs de la patrie.
Fernand Mouquin, lui qui,
officier de cuirassiers à pied, menait ses hommes à la victoire en préservant
leur vie, survécut. Et il survécut longtemps car, en 1983, il devenait à
95 ans doyen de l’Ordre. Puis, centenaire, il continua à arpenter le
Palais. Il mourut en 1992?à l’âge de 103 ans.
L’avocat-soldat posa
12 fois devant Bartholomé, sans jamais cependant rencontrer ou croiser la
figure féminine de la sculpture. Le monument fut inauguré en 1922.
Mouquin était aussi écrivain,
et poète à ses heures. C’est ainsi qu’il rédigea un poème « auto-descriptif »,
intitulé « La Justice des Pas Perdus » se mettant en
scène devant son portrait en marbre :
"Dans la salle des Pas Perdus – On voit
un drôle d’avocat, – Lourd, épais ou plutôt dodu, – Portant la robe et le rabat
– Avec un casque sur la tête. – Depuis plus de soixante ans – Il persiste, ou
mieux s’entête – À tourner le dos aux passants – Et à se tenir à genoux –
Devant une justice de marbre, – À laquelle il se tient et noue – Comme le
lierre tient à l’arbre – Je me demande
si l’on est dix – À savoir quel est le confrère – Agenouillé devant Thémis –
Qui l’arme d’un air dur et sévère. – Point n’invente, non plus ne me vante, –
Aurait dit Ronsard autrefois, – Et sans crainte qu’on me démente, – Je
dis : « Confrère, c’est moi ». – Le bâtonnier m’a désigné –
Il m’a fallu le lendemain – me rendre chez Bartholomé – Qui m’attendait,
marteau en main. – Il n’est pas vrai que j’ai posé – Avec une femme en chemise.
– Ce modèle, rôle achevé, – Avait quitté la pose prise. – Et voici plus de
soixante ans – Que sans flatterie ou malice – Je rends un hommage fervent – À une idéale Justice. "
Les avocats français payèrent
un lourd tribut lors de la Grande Guerre, démontrant que la défense n’était pas
qu’un concept juridique ou philosophique, ou encore un devoir déontologique et
professionnel, mais était aussi un engagement personnel et collectif total.
Fernand Mouquin en fut assurément l’un des plus beaux exemples.
Étienne Madranges,
Avocat à la cour,
Magistrat honoraire