Le 6 septembre 2019, Chantal Arens a été installée dans ses fonctions de
première présidente de la Cour de cassation. Depuis que les femmes ont eu le
droit d’accéder à la magistrature en 1946, elle est la deuxième à être nommée à
ce poste sommital du corps judiciaire (1). Par essence, elle incarne un modèle identificatoire pour les femmes.
Chantal Arens naît le
10 août 1953 en Meurthe-et-Moselle, et passe son enfance à Thionville puis à
Reims. Sa mère, professeure d’histoire-géographie, assure son éducation, suite
au décès de son père alors qu’elle n’a que trois ans. Elle confie au journal L’Est
Républicain : « Cela forge forcément votre caractère. »
(2)
Une femme juge dans
les années 80
Après ses études de
droit, elle s’imagine avocate (3), en souvenir d’un ancêtre ayant exercé au moment de la Révolution
française, mais sur les conseils d’une amie, elle passe le concours de la
magistrature. En 1977, elle entre à l’École nationale de la magistrature (ENM)
à l’âge de 24 ans.
Juge à Sarreguemines,
chargée du tribunal d’instance de Saint-Avold, elle débute en 1979. Elle se
souvient : « J’étais la première femme à occuper ce poste, les gens
ne savaient pas comment m’appeler », et en garde une affection
particulière pour le métier de juge d’instance. Tour à tour juge au TGI de Metz
puis vice-présidente à Thionville, Chartres et Versailles, elle construit son
approche du litige et sa pratique juridictionnelle.
Une décennie de diversification des expériences
Entre 1989 et 1993,
détachée au ministère des Postes et télécommunication et de l’espace, cheffe du
bureau du droit communautaire, elle vit l’ouverture à la concurrence du marché
du téléphone et des services postaux.
Entre 1993 et 1999,
elle exerce au parquet de Paris. En charge de la section « délinquance
astucieuse » du pôle financier, sa familiarité avec la matière économique
et financière y puise sa source.
Puis entre 1999 et
2002, au sein de l’Inspection des services judiciaires, elle participe aux
contrôles de fonctionnement, enquêtes administratives et rapports thématiques,
qui enrichissent sa connaissance du système judiciaire français et des arcanes
administratives.
Une succession de
présidences dans les années 2000
En 2002 Chantal Arens
débute, à 49 ans, un parcours de présidente. Elle accède à la hors hiérarchie
en étant nommée à la tête du tribunal de grande instance d’Évreux, où elle
s’emploie à moderniser les méthodes de travail, en expérimentant les prémices de
la communication électronique avec les avocats.
À Nanterre, elle
franchit une nouvelle étape en prenant la direction du tribunal des
Hauts-de-Seine. Elle mobilise ses compétences humaines, organisationnelles et
budgétaires (4). Sa
puissance de travail et sa rigueur gestionnaire sont remarquées.
Adossée à cette
légitimité, elle est choisie en 2010 pour diriger le tribunal de grande
instance de Paris, où elle marche déjà sur les traces de Simone Rozès (5). Durant cette période, elle donne toute
la dimension d’une méthode participative, théorisée dans son rapport sur le
projet de juridiction. Elle y propose une gouvernance humaine qui renforce la
communauté de travail et améliore la qualité du service rendu au justiciable.
Selon elle, un(e) chef(fe) de juridiction doit donner du sens aux missions et
favoriser le travail en commun, mettre en perspective en interne sans négliger
la visibilité à l’extérieur. Elle reconnait que pour les responsables, le management participatif
est beaucoup plus exigeant qu’une approche directive, car il nécessite à la
fois d’être à l’écoute, de traduire les attentes, tout en tenant le cap de
l’intérêt de l’institution6. Attachée à la mise en œuvre concrète des principes, Chantal Arens
installe des commissions, des groupes de travail afin d’organiser la
circulation de la parole. Le projet de juridiction du TGI de Paris 2014/2017,
issu de ce processus sous son égide, prépare notamment la construction d’un
nouveau palais de justice dans la capitale.
Elle résume :
« C’est l’action que l’on mène qui compte, la capacité à mobiliser autour
de valeurs partagées et d’objectifs clairement définis. » (7)
En septembre 2014, à
61 ans, Chantal Arens prend la tête de la cour d’appel de Paris et livre sa
définition d’une première présidente : « Une figure exemplaire
inspirant respect et fierté dans ses prises de positions comme dans ses actes. »
(8)
Lors de son
installation elle s’inscrit dans la lignée de Myriam Ezratty (9), à laquelle elle rend hommage dans un
colloque (10) :
« Pour nous les femmes, elle a ouvert la voie. » Elle aborde cette
nouvelle étape en donnant du sens au deuxième degré de juridiction, tout en
restant proche des tribunaux du ressort qu’elle connaît, visite et contrôle
régulièrement.
Une grande attention
aux personnes
Attentive aux autres, quelle que soit la taille de la structure qu’elle
dirige, Chantal Arens a la réputation de connaître chacun(e) par son nom,
ses interlocuteurs se disent souvent impressionnés par sa mémoire des
conditions de tous. Préférant la valorisation et la considération aux modèles
anciens et verticaux, le dialogue social constitue pour elle un facteur de
cohésion interne. Elle parle souvent de confiance, celle dont elle a bénéficié
de la part de l’institution, celle qu’elle accorde aux autres pour libérer les
énergies, enfin, celle qu’elle souhaite renouer entre les magistrats et les
citoyens.
Elle n’hésite pas à protéger les juges des tentatives de
déstabilisation. Elle le fera en 2014, lorsque l’ancien président de la
République (11) met
en cause l’impartialité de la justice dans une tribune (12), puis conteste une garde à vue en
médiatisant ainsi sa comparution : « Je me suis assis en face de
ces "deux dames", juges d’instruction, elles m’ont signifié,
sans même me poser une question, trois motifs de mise en examen. »
C’est l’occasion d’une
prise de position publique sous la forme d’un communiqué de la présidence du
TGI de Paris en ces termes : l’indépendance juridictionnelle des juges est
une condition essentielle de la démocratie. Les juges d’instruction instruisent
à charge et à décharge. Leurs décisions sont soumises au contrôle des
juridictions supérieures (13). Elle confirme cette posture protectrice en qualité de
première présidente en déclarant : « Je défendrai toujours les hommes
et femmes de justice qui feraient l’objet d’attaques injustifiées de quelque
nature qu’elles soient. » (14)
Chantal Arens souhaite
une magistrature moderne et ancrée dans les territoires, où elle engage les
juges à prendre leur juste place. Connue pour son exigence sur les questions
éthiques et comportementales, l’École nationale de la magistrature se tourne
vers elle pour solliciter son avis sur les tests psychologiques pratiqués
depuis 2009. Elle en préconise la suppression, actée en 2018.
Par sa connaissance du
corps, son attention aux profils et projets de ses membres, Chantal Arens
aborde naturellement les missions de présidente de la formation du siège du
Conseil supérieur de la magistrature, chargée des nominations et de l’activité
disciplinaire, ainsi que celle de présidente du conseil d’administration de
l’École nationale de la magistrature, qui sont de facto liées au
mandat de première présidente de la Cour de cassation.
François Molins et Chantal Arens
Une réflexion sur la
justice
Pour Chantal Arens, il
ne s’agit pas seulement d’appliquer la loi, mais de rendre la justice. Afin
d’assumer au mieux cet office, il lui parait indispensable que le juge
réfléchisse à son action et que le tribunal soit un lieu de pensée. Aussi
a-t-elle toujours initié de nombreux temps d’échange, tables rondes et
colloques. Elle fait en sorte que les enceintes judiciaires résonnent des idées
du moment, en lien avec l’université, les avocats ou les autres ordres
juridictionnels.
La place du juge dans
la cité et sa capacité à communiquer sont des sujets qui lui tiennent à cœur et
lui inspire un cycle de conférences baptisé « Le juge à l’écoute du monde »
(15) puis
« Le juge à la rencontre du monde ». Elle tient à ce que chaque temps
intellectuel ait un aboutissement pragmatique : la réflexion au service de
la pratique qui la prolonge. La conférence sur le préjudice en matière
économique et commerciale (16) permet au groupe de travail de mettre à
disposition des collègues des fiches pratiques ; celle sur la responsabilité
aboutit à des propositions à la direction des Affaires civiles et du sceau de
la Chancellerie.
Consciente de l’enjeu
pour la Place de Paris de tenir son rang dans le règlement des litiges
commerciaux internationaux, Chantal Arens veut inscrire la cour d’appel dans le
mouvement du monde. Aussi a-t-elle consacré son énergie à l’installation en
mars 2018 de la chambre commerciale internationale, devant laquelle les
plaidoiries peuvent avoir lieu en langue anglaise.
Pressentant les
évolutions, elle souhaite transformer l’institution. Même si sa conviction est
forgée : « Nous avons changé de siècle mais nos méthodes sont encore
ancrées dans le passé », « notre modèle est dépassé », elle
précise : « les premières pierres ont été posées, de manière plus ou
moins silencieuses. Chacun sent, parfois de manière inconsciente, que le
mouvement est amorcé. » (17)
Une personnalité
Les observateurs
qualifient souvent Chantal Arens de calme, droite, posée, discrète, énigmatique,
sobre, réservée. Adepte de sagesse orientale, mêlant équilibre et patience, ses
voyages en Asie sont pour elle des respirations régulières : Chine, Tibet,
Bhoutan, Ouzbékistan. Son chemin personnel illustre la conviction de Victor
Hugo, qu’elle avait citée : « La persévérance est le secret de tous
les triomphes. » (18)
Fédératrice, elle
cherche l’adhésion, incite plutôt qu’elle ne prescrit, préfère convaincre que
d’imposer (19).
Déterminée, elle assume ses engagements avec constance. Elle a soutenu l’association
Femmes de justice dès sa création en 2014. Adhérente de la première heure, elle
a assisté aux assemblées générales et encouragé à maintes reprises les actions.
Convaincue de l’utilité des réflexions sur la mixité, l’accès aux postes de
responsabilités, l’analyse des mécanismes du plafond de verre, la féminisation
des titres, elle a régulièrement ouvert la cour d’appel de Paris au dialogue
sur ces sujets, notamment à l’occasion d’un colloque interministériel sur la
mobilité géographique (20). Par ces échanges sur l’égalité femme/homme, elle encourage les femmes
à penser leur parcours professionnel individuel tout autant que leur destin
commun.
Elle est Chevalière de
la légion d’honneur depuis 2000, elle accède au grade de commandeur de l’ordre
national du mérite en 2018.
Chantal Arens a
désormais pour tâche de représenter l’autorité judiciaire, pour laquelle elle a
toujours souhaité un rayonnement à la hauteur de sa mission au sein de la
République.
1) Après Simone Rozès
– portrait dans le JSS du 6 juillet 2019
2) 20 mars 2016 –
propos recueillis par Christophe Gobin
3) Elle est titulaire
du certificat d’aptitude à la profession d’avocat (CAPA)
4) Entretien de
l’autrice avec Pascal Le Luong et Nathalie Bourgeois de Ryck le 26 juillet 2019
5) Simone Rozès,
présidente du TGI de Paris entre 1976 et 1981
6) Rapport « le
projet de juridiction » – mai 2015 – pages 7 et 19
7) Semaine
juridique du 7 juin 2010 – propos recueillis par Florence Creux-Thomas
8) Discours
d’installation en qualité de première présidente de la cour d’appel de Paris du
3 septembre 2014
9) Première première
présidente de la cour d’appel de Paris entre 1988 et 1996
10) 2 février 2018 –
colloque cour d’appel de Paris – voir JSS du 5 mai 2018
11) Nicolas Sarkozy
12) « Ce que je
veux dire aux Français », Nicolas Sarkozy – Le Figaro – 21 mars 2014
13) Communiqué du 3
juillet 2014
14) Discours
d’installation en qualité de première présidente de la cour d’appel de Paris du
3 septembre 2014
15) Colloques de
printemps du TGI de Paris – 21 mars 2013 et 8 avril 2014
16) Conférence du 18
mars 2014
17) Discours de
rentrée de la cour d’appel de Paris – janvier 2018 et janvier 2019
18) Discours de
rentrée de la cour d’appel de Paris – janvier 2019
19) Le Figaro –
5 juillet 2019 – propos recueillis par Paule Gonzales : elle ne dit pas « je
veux » mais « je souhaiterais »
20) Colloque du 6 mai
2015, organisé avec les associations Femmes de l’Intérieur et Femmes &
diplomatie
Gwenola
Joly-Coz,
Présidente
du TGI de Pontoise,
Membre
de l’association Femmes de Justice
Retrouvez tous les portraits de femmes pionnières, réalisés par Gwenola Joly-Coz