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Compliance : des spécialistes appellent à accélérer le mouvement pour protéger les entreprises françaises, lors d’un colloque au CESE

Compliance : des spécialistes appellent à accélérer le mouvement pour protéger les entreprises françaises, lors d’un colloque au CESE
Publié le 04/09/2019 à 11:25

En juin dernier, le CESE organisait un colloque dédié à la compliance. Alors que les États-Unis multiplient les mesures à portée extraterritoriale contre la corruption, dont l’impact est de plus en plus visible sur nos entreprises, la France et l’Europe doivent renforcer leur arsenal juridique, ont estimé le député Raphaël Gauvain, l’ancien diplomate Pierre Sellal et le secrétaire général du groupe Société Générale, Gilles Briatta.


« Comply or die ? », questionne l’économiste Marion Leblanc-Wohrer dans une note en ligne de la collection Potomac Papers (Ifri), publiée en mars 2018. L’économiste, qui y aborde le sort des entreprises face à l’exigence de conformité venue d’outreAtlantique, rappelle que « Les États-Unis ont mis en place un large corpus juridique à portée extraterritoriale pour lutter contre la corruption au niveau international », et que « Les entreprises européennes et françaises ont souvent été visées et punies dans les récentes années ». « En réaction, rapporte-t-elle, les Européens ont commencé à adopter leurs propres règles. En France, la loi Sapin II oblige les entreprises françaises à développer leurs règles internes de conformité (compliance). Cette évolution pourrait à terme réduire les poursuites venues des États-Unis ». Alors qu’elle commence à prendre de l’ampleur dans les organisations, la compliance était au cœur du colloque organisé par le cabinet August Debouzy, en partenariat avec le Club des Juristes, le 27 juin dernier, au Conseil économique, social et environnemental (CESE). Bernard Cazeneuve y présidait notamment une table ronde très axée sur la riposte à l’extraterritorialité « made in USA ».


Raphaël Gauvain : protéger nos entreprises des mesures à portée extraterritoriale 


Le président du Club des juristes et ancien Premier ministre est revenu en premier lieu sur le rapport remis la veille par l’avocat et député LREM Raphaël Gauvain, qui entend, dès le titre, « Rétablir la souveraineté de la France et de l’Europe, et protéger nos entreprises des lois et mesures à portée extraterritoriale ». Le texte formule notamment 9 recommandations, dont trois sont « essentielles », a jugé son rapporteur.


Une loi de blocage « ancienne, insuffisante, mal appliquée et souvent écartée »


Le premier point concerne la loi de blocage de 1968, modifiée en 1980, qui interdit, « sous réserve des traités ou accords internationaux », aux Français et résidents en France, ainsi qu’aux dirigeants et autres personnes morales ayant leur siège ou un établissement en France, de communiquer « à des autorités publiques étrangères, les documents ou les renseignements d’ordre économique, commercial, industriel, financier ou technique dont la communication est de nature à porter atteinte à la souveraineté, à la sécurité, aux intérêts économiques essentiels de la France ou à l’ordre public », et impose de passer par les canaux de la coopération internationale. Cette loi avait pour objectif, a rappelé Raphaël Gauvain, de contrer une « procédure judiciaire très intrusive » : la discovery américaine, considérée comme indispensable à la recherche de preuves et regroupant l’ensemble des mesures par lesquelles les autorités américaines ordonnent à des entreprises la communication de documents situés hors du territoire américain, au cours de la phase d’enquête ou d’instruction.

Toutefois, les auditions menées dans le cadre du rapport ont mis en évidence que l’obligation pour toute personne d’informer sans délai le ministre compétent lorsqu’elle se trouve saisie d’une demande de communication de pièces n’était pas respectée, que les autorités américaines continuaient à s’adresser directement aux entreprises françaises pour leur réclamer des documents, et qu’un ensemble d’« éléments de pression » conduisait « immanquablement les entreprises françaises à coopérer » à l’occasion de la discovery, à l’instar des procédures transactionnelles (au pénal). Or, pour le rapporteur, ce transfert d’éléments est d’autant plus problématique que les entreprises se trouvent « particulièrement fragilisées dans la mesure où les avis de leurs services juridiques ne bénéficient pas de la confidentialité dans notre droit interne.» « Il y a donc une forte demande de la part des entreprises françaises pour que la loi de blocage soit véritablement efficace », a relaté le député.

Le rapport, qui met en lumière l’absence de « mesure(s) au niveau européen qui permette(nt) de protéger de manière fiable les entreprises européennes des mesures à portée extraterritoriale prises par des États tiers, au premier rang desquels les États-Unis », suggère donc de réformer la loi de 1968, jugée « ancienne, insuffisante, mal appliquée et souvent écartée ». Il propose la création d’un mécanisme obligatoire d’alerte en amont et la mise en place d’un accompagnement des entreprises par une administration dédiée. « On préconise également une aggravation de la sanction en cas de violation de la loi », a ajouté Raphaël Gauvain : 2 millions d’euros au lieu de 18 000 euros aujourd’hui pour les personnes physiques, et cinq fois plus pour les personnes morales.


Le député a cependant reconnu qu’une sanction plus sévère n’était « pas une fin en soi », dénonçant la situation inconfortable dans laquelle se retrouvent les sociétés. « Il ne faut pas oublier qu’avec cette loi, on met les entreprises face à un conflit de lois. On les place entre le marteau et l’enclume. D’un côté, les autorités publiques étrangères, notamment américaines, qui leur demandent de leur communiquer des documents sous peine de condamnations. De l’autre, les autorités françaises qui leur disent que c’est hors de question, qu’il faut passer par la coopération », a-t-il mis en exergue. Raphaël Gauvain a donc indiqué qu’il était nécessaire de « manier cette proposition avec doigté », l’idée étant de « réaffirmer notre souveraineté, obliger les Américains à passer par la coopération judiciaire, et en même temps ne pas pénaliser les entreprises ».


Le Cloud Act, « raffinement ultime » de l’extraterritorialité


Autre « point phare » du rapport : la proposition se rapportant au Cloud Act, cette loi fédérale américaine qui, depuis l’an dernier, dans le cadre de procédures pénales, « fournit la possibilité aux autorités judiciaires américaines d’obtenir des fournisseurs de stockage de données numériques (qui sont tous américains), sur la base d’un simple "warrant", toutes les données non personnelles des personnes morales de toute nationalité, quel que soit le lieu où ces données sont hébergées », précise le rapporteur. Pour Raphaël Gauvain, ironique, il s’agit du « raffinement ultime de ce qu’on peut faire en matière d’extraterritorialité ». « Par cette mesure, on permet aux autorités américaines de contourner totalement les voies de la coopération judiciaire et de ne plus passer par l’entreprise, mais par les GAFAM. Cela, sans même prévenir l’entreprise », a déploré le député.

Le rapport propose donc de créer une interdiction pour les fournisseurs de transmettre ces données « sans passer par les canaux de la coopération administrative ou judiciaire et/ou sans y avoir été autorisé par les autorités administratives ou judiciaires françaises compétentes. », et de réaliser une extension de ce qui se fait en matière de RGPD – à savoir, en mettant en place une sanction à hauteur de 4 % du chiffre d’affaires mondial. Raphaël Gauvain a affirmé qu’il était question ici d’une « mesure à vocation dissuasive», car « pour Amazon ou Google, cela représente des sommes très importantes ».


Avis juridiques : l’exception française qui « fragilise les entreprises »


Dernière problématique abordée par le député : celle de l’absence de protection des avis juridiques des juristes d’entreprise – une « exception française », a souligné Raphaël Gauvain. La France est en effet l’un des rares pays à ne pas protéger la confidentialité de ces avis, bien que les juristes d’entreprise soient soumis au secret professionnel. Lacune qui, selon le rapport, « fragilise nos entreprises et contribue à faire de la France une cible de choix et un terrain de chasse privilégié pour les autorités judiciaires étrangères, notamment les autorités américaines », et qui « place les juristes français et, plus généralement, les entreprises françaises dans une situation asymétrique défavorable par rapport à leurs homologues de la plupart des grands pays partenaires économiques de la France ».

Solution avancée : créer un statut d’avocat en entreprise doté de la déontologie de l’avocat. Le député a reconnu que cela « suscitait des craintes dans notre droit interne », de la part des autorités de poursuite françaises d’une part, mais aussi de la part des représentants du Barreau d’autre part. Pour Raphaël Gauvain, il faudrait donc que le législateur crée un nouveau droit à la protection, « de manière équilibrée », qui serait la transposition du legal privilege des pays de common law.


Pierre Sellal : agir contre l’asymétrie des concepts et des procédures


Pierre Sellal, senior counsel chez August Debouzy, ambassadeur de France et ancien représentant permanent au sein de l’UE, a également regretté « la faiblesse de nos instruments de protection et de blocage », et n’a pas hésité à dénoncer « la prépotence du droit américain dans l’internationalisation du droit », ainsi que « des asymétries ». Et particulièrement l’asymétrie procédures juridiques dont disposent, vis-à-vis des entreprises, les autorités américaines d’une part, et européennes d’autre part ; ou encore l’asymétrie des concepts juridiques utilisés par le droit américain, comme le nexus, qui sert de base juridique aux poursuites, ou la notion de serious crime, qui justifie, à travers le Cloud Act, les demandes de communication de données pour les infractions les plus graves.

De manière plus générale, Pierre Sellal a fait état de « quelque chose de diffus » : la « relation étroite », voire la connivence entre les autorités américaines, quand l’organisation européenne et nationale sont « davantage cloisonnées ». Inquiet des vulnérabilités auxquelles les entreprises françaises sont exposées, le senior counsel a pointé, plus grave encore selon lui, un « déficit de prise de conscience des vulnérabilités, et de volonté politique de les surmonter ». Identifiées depuis bien longtemps, ces faiblesses doivent aujourd’hui impérativement être traitées, car elles vont en s’aggravant, a-t-il alerté. « Les États-Unis font de la sécurité nationale et de l’intérêt américain le paradigme de la justification de leurs mesures, et font de la sanction économique – sous la forme d’amendes, d’interdictions au marché, d’interdiction de commercer –, l’instrument de base de leur politique étrangère. Il y a donc urgence à agir ! », a martelé Pierre Sellal.

Selon lui, plusieurs niveaux d’action envisageables : national, européen, l’OCDE, les Nations unies, la Cour internationale de justice… Par exemple, la protection des avis juridiques, selon lui, est une question qui doit être réglée au niveau national. « La France souffre d’un grand retard, alors que la plupart des pays ont dégagé des solutions nationales, qui ne sont certes pas convergentes, mais qui existent. Nous aurions grand tort à miser sur un exercice d’harmonisation européenne qui serait longue et fastidieuse », a-t-il considéré. Sur les autres points, que peut alors faire l’Europe pour contrecarrer, ou en tout cas limiter les effets indésirables, voire nocifs, de l’extraterritorialité du droit américain et de ses procédures ? Sur un plan conceptuel, quatre stratégies sont concevables : contester, interdire, assécher (priver de justifications l’action américaine) et coopérer, a énoncé le senior counsel.


Contester les mesures américaines ?


« Contester en droit les prétentions et pratiques d’extraterritorialité américaine, cela paraît d’autant plus légitime qu’il y a un doute sérieux sur la conformité au droit international de certaines revendications de compétence de la part des USA, lorsqu’elles se fondent par exemple sur un lien avec la juridiction américaine reposant exclusivement sur l’usage de moyens de communication électroniques, ou lorsqu’elles se justifient par une conception extensive de la sécurité nationale », a jugé Pierre Sellal. Mais la grande difficulté, a-t-il nuancé, est de trouver une autorité susceptible d’établir de manière contraignante pour les parties cette contradiction au regard du droit international. En 1996, époque de la loi Helms-Burton, la menace brandie par la Commission européenne d’engager une procédure à l’OMC contre cette loi et son application avait permis de faire reculer les États-Unis, « beaucoup plus que le règlement de blocage », a expliqué l’ancien diplomate.

Aujourd’hui cependant, l’homme a estimé que la situation était « profondément différente », puisque l’administration américaine a délibérément provoqué la paralysie du mécanisme international de règlement des conflits commerciaux, en bloquant le renouvellement des juges de l’organe d’appel de l’Organe de règlement des différends (ORD) de l’OMC. « Donc l’idée de menacer les USA d’un recours à l’OMC est inopérante », a résumé Pierre Sellal. La Cour internationale de justice est par ailleurs intervenue à propos des sanctions contre l’Iran imposées par Donald Trump après le retrait de Washington de l’accord sur le nucléaire iranien. Téhéran faisait valoir en l’espèce que Washington avait violé un traité bilatéral conclu en 1955 entre les deux pays, portant sur les relations économiques et les droits consulaires. « Mais si la Cour s’est montrée prudente et a "seulement" ordonné aux États-Unis de mettre fin aux sanctions visant des biens "à des fins humanitaires", la réaction américaine a été immédiate », a rapporté le senior counsel : le pays a mis fin au traité de 1955. Il s’est d’ailleurs retiré, dans le même temps, du protocole facultatif de la Convention de Vienne sur les relations diplomatiques, qui reconnaît la juridiction obligatoire de la CIJ pour la solution des différends quant à son interprétation ou à son application. « Donc là encore, la voie d’une contestation devant la Cour internationale de justice semble compliquée », a constaté Pierre Sellal.

Et cette difficulté de contester en droit et par rapport au droit international les décisions américaines est d’autant plus grande que les entreprises européennes aux USA font face à des procédures administratives et non judiciaires qui ne donnent pas lieu, la plupart du temps, à la décision d’un juge. « Les entreprises sont contraintes à négocier et à se soumettre, sous la menace d’une décision souveraine par les USA d’une privation d’accès au marché », a déploré l’ambassadeur de France, soulignant « le caractère létal de cette menace pour une entreprise », en écho aux termes utilisés dans le rapport de Raphaël Gauvain.


Interdire les mesures américaines ?


Faute de pouvoir les contester, peut-on interdire des mesures américaines, c’est-à-dire les priver d’effets juridiques ? s’est interrogé Pierre Sellal. « C’est bien l’objectif des dispositifs de blocage précédemment évoqués- le règlement de 1996, et la loi de blocage française de 1968. Mais réside dans cette stratégie d’interdiction son décès », a pointé l’ancien diplomate, qui a de nouveau insisté sur la nécessité d’une « volonté politique profonde ». Selon lui, cette dernière a « parfois existé », faisant référence aux événements de 1982, lorsque, face aux sanctions brandies par l’administration Reagan contre les entreprises européennes qui participeraient à la construction du gazoduc sibérien, il y eut une réaction immédiate et unanime des États membres de l’époque, qui adoptèrent des lois nationales pour protéger leurs entreprises. « La démarche avait été efficace, mais une telle volonté politique suppose avant tout une forte unité d’intérêts, qui, si elle existait à cette époque, n’existe manifestement plus aujourd’hui pour préserver le commerce avec l’Iran, et qui est encore moins évidente quand les USA engagent des procédures contre l’un des États membres ou une entreprise européenne pour des motifs de fraude fiscale ou de lutte contre la corruption».

Par ailleurs, les mesures d’interdiction ont « un très grave inconvénient », a mis en avant Pierre Sellal : exposer les entreprises à un conflit de lois. En résumé, une injonction de ne pas commercer, de coopérer, de la part des États-Unis d’une part, une interdiction d’y répondre en vertu du droit de l’Union, du droit national, d’autre part. « C’est une grande faiblesse du dispositif qui serait fondé sur l’interdiction », a-t-il répété.

Dernier handicap, selon lui, l’interdiction de respecter l’injonction américaine est totalement impuissante à corriger de manière décisive les termes de l’arbitrage auquel sont confrontées les entreprises, à savoir : se conformer ou prendre le risque de perdre l’accès au marché américain. Ce qui ne veut pas dire que la voie de l’interdiction n’existe pas en droit de l’Union et ne peut pas être mise en œuvre vis-à-vis des entreprises étrangères, notamment américaines. « Elle existe, en particulier, en matière de politique de concurrence. Le droit de l’Union de la concurrence interdit les abus de position dominante et applique avec vigueur cette interdiction aux entreprises américaines, comme en témoignent les condamnations dont ont fait l’objet Google, etc., ces dernières années. De même, le RGPD proclame et impose l’interdiction de faire avec les données personnelles – interdiction de transmettre à un pays tiers –, et nous avons constaté que les entreprises concernées s’y sont assujetties », a souligné l’ancien diplomate, qui a donc assuré qu’il fallait « réfléchir aux façons de manier l’arme de l’interdiction au marché européen dans certains secteurs ».


Assécher les mesures américaines ?


Une stratégie d’attrition peut appeler « des actions de très long terme » a précisé Pierre Sellal, citant l’exemple de l’euro, comme réduction de la dépendance au dollar. « De même, s’agissant des données, et de la résistance au Cloud Act, il faudrait développer, sinon un cloud souverain au niveau européen, un parc de sociétés qui relèveraient exclusivement du droit européen », a illustré le senior counsel.

Ce dernier a également mentionné des domaines relevant du court terme, à l’instar de la lutte contre la corruption – domaine dans lequel continue d’exister, selon lui, « un décalage d’engagements juridiques et d’instruments entre les USA et l’Europe ». Ainsi, si la loi Sapin II témoigne à son sens d’une prise de conscience de ce décalage, aucune démarche n’est pourtant effectuée. « C’est regrettable, car ceci génère des distorsions de concurrence, mais aussi et surtout, le fait que tous les États membres, dans l’espace européen, au sein du marché unique, ne s’astreignent pas aux mêmes disciplines, affecte la crédibilité globale de l’Europe vis-à-vis des USA sur un sujet comme celui-ci ». Raison pour laquelle l’ancien diplomate a incité à « entreprendre de manière urgente » une démarche tripartite : une directive d’harmonisation pour que les États-membres incorporent dans leur droit national les principes et recommandations de l’OCDE ; un mécanisme de coordination des instances nationales en attendant la mise en place d’une autorité unique ou l’extension des compétences du parquet européen ; et enfin, la négociation d’un accord bilatéral entre l’Europe et les USA.


Coopérer avec les Etats-Unis ?


La coopération, pour être fructueuse pour l’Europe vis-à-vis des USA, suppose un principe de réciprocité, et implique d’être assise sur un rapport de force, a indiqué Pierre Sellal. « La force des USA dans sa relation avec l’UE, c’est au moins autant un usage extensif, généreux, extraterritorial, que cet enjeu décisif de l’accès au marché américain, et le caractère létal de sa privation. Mais la force de l’Europe, insuffisamment exploitée, c’est son marché unique, le marché intégré le plus solvable du monde, une autorité unique », a-t-il affirmé.

Vis-à-vis du Cloud Act, le senior counsel sollicite là encore une démarche reposant sur trois éléments : un dispositif européen miroir en matière d’accès aux preuves, objet de la directive d’application, en cours de finalisation, du futur règlement E-vidence, relatif aux injonctions européennes de production et de conservation de preuves électroniques ; une extension directe opposée par le RGPD des personnes physiques aux personnes morales, c’est-à-dire la prohibition de leur transfert vers des pays tiers sauf existence d’un accord bilatéral ; et enfin, un accord entre l’Union et les États-Unis qui serait fondé sur le principe de réciprocité dans l’accès aux données. « Un mandat vient d’être donné à la Commission pour engager une négociation avec les USA, il faudra faire preuve de vigilance dans le suivi de cette négociation», a prévenu Pierre Sellal.

Par ailleurs, pour l’ancien diplomate, la voie européenne pour essayer de contrecarrer les effets d’extraterritorialité doit paraître « pertinente et crédible». Première condition à cela: un intérêt partagé. « En matière de protection de valeurs essentielles, comme les libertés individuelles liées aux données personnelles, l’intérêt partagé est moins évident qu’en matière économique, où il y a des signes encourageants d’évolution », a constaté le senior counsel, faisant référence au consensus pour créer un mécanisme européen de filtrage des investissements étrangers, ou encore à la réaffirmation du principe de réciprocité en politique commerciale et dans le retour du débat sur la réciprocité en matière d’accès au marché public. « Il me semble surtout que nous devons essayer de tirer profit des mesures de l’administration américaine, comme de ses offensives vis-à-vis de la Chine, car le bon côté de tout cela est d’agir comme un révélateur de notre vulnérabilité, et de mettre en évidence des enjeux de la souveraineté européenne », a considéré Pierre Sellal, optimiste.


Gilles Briatta : les banques souffrent d’un transfert européen « inachevé »


S’il était beaucoup question d’entreprises, au cœur de cette table ronde, Gilles Briatta, secrétaire général de la Société Générale et responsable de la conformité, a pour sa part évoqué les enjeux de la conformité appliqués à une entreprise à part : la banque.


La conformité, enjeu essentiel dans le milieu bancaire


 « La conformité, dans une banque, c’est essentiel. C’est aussi considéré comme le principal risque opérationnel, et avec raison, car c’est ce qui peut nous faire perdre le plus d’argent, ce qui n’était pas le cas il y a dix ans », a rapporté Gilles Briatta. Au sein de la Société Générale, un service de conformité représente ainsi plus de 1200 personnes à temps plein.


Le responsable conformité a également ajouté qu’une banque était « extrêmement utilisatrice de normes de toutes sortes » : « Nous faisons principalement des contrats, donc du droit, et nous faisons partie des industries les plus régulées au monde », a-t-il estimé, soulignant « l’extraordinaire complexité de toutes ces règles ». « L’extraterritorialité est partout. Vous devez à chaque fois essayer de voir s’il n’y a pas une règle que vous auriez oubliée qui pourrait être violée, alors que ce sur quoi vous planchez est légal pratiquement partout ailleurs. Et le problème ne fait qu’augmenter ».

Point de pression le plus palpable: parmi tous les types de menaces de sanctions extraterritoriales, c’est le pénal qui inquiète le plus, a rapporté Gilles Briatta. « On parle beaucoup des amendes, mais le pénal appliqué aux individus paralyse n’importe quelle institution. Le pénal sur la personne morale est aussi très important : si vous devez plaider coupable en tant que banque sur un certain type de crime, aux USA, vous fermez le marché non seulement là-bas, mais le marché dans le monde entier. Donc les enjeux sont gigantesques ». Et puisque le pénal domine de plus en plus, la conformité se judiciarise énormément, a-t-il mis en évidence.

Par ailleurs, autre problématique pointée par le spécialiste : malgré une tendance à l’uniformisation internationale de certaines règles, a observé Gilles Briatta, le contrôle de l’application de ces règles dans votre banque est réalisé… par les autorités américaines. « Le vrai pouvoir, il est là ! », a martelé le responsable conformité.


Accélérer la compétence européenne en transférant les moyens d’exécution


Gilles Briatta a donc plaidé pour un durcissement des droits nationaux ; une évolution qui peut être « objectivement utile ; et ce n’est pas du masochisme », a-t-il plaisanté : « Quand vous avez des législations crédibles, il est plus simple d’établir le dialogue et de voir une compétence nationale reconnue et qui s’impose». Quant au volet européen, le responsable conformité a précisé qu’il s’agissait d’un volet capital pour la Société Générale, car l’établissement n’est plus supervisé par la Banque de France. En effet, un transfert de souveraineté a été opéré fin 2014 afin de transférer la supervision prudentielle à la BCE, du fait de la dimension « juridiquement européenne » de l’établissement. « C’est donc Francfort qui décide si oui ou non nous gardons notre licence », a appuyé Gilles Briatta. Pour ce dernier, il s’agit d’un transfert « nécessaire ». « Je suis persuadé qu’il fallait le faire. Le problème, c’est que cette révolution est inachevée. On a transféré beaucoup de choses, mais de nombreuses règles restent nationales, et ceci crée des dysfonctionnements, des confusions. Le pire, après le transfert des compétences européennes, c’est lorsqu’on s’aperçoit que ces compétences ne sont pas mises en œuvre de manière uniforme, car, souvent, les moyens d’exécution n’ont pas été transférés, et ça, c’est terrible », a déploré le secrétaire général de la Société Générale.

Celui-ci a également attaqué le RGPD – un « bon règlement », a-t-il admis, « mais qui le met en œuvre ? », a-t-il soulevé, avant de répondre : « 28 – bientôt 27 – autorités nationales, certes reliées par un réseau, mais un réseau vague ». Deux conséquences majeures, selon Gilles Briatta : d’une part, l’émergence de divergences d’interprétation entre les différentes autorités nationales sur un « sujet crucial » : « l’intérêt légitime », qui est invoqué pour se servir des données. « On nous promet une guideline du réseau, ce qui est très bien, mais il faut encore attendre un arrêt de la Cour de justice pour uniformiser tout ça – donc trois ans, voire plus. Entre temps, on fait comment ? ». Par ailleurs, les États-Unis sont en débat actuellement, afin d’adopter éventuellement un règlement américain du même acabit, pour ne pas perdre leur influence mondiale.

Gilles Briatta est également revenu sur les sanctions et les embargos. « Nous avons une compétence totale européenne : nous appliquons donc tous les mêmes sanctions européennes. Or, 28 autorités nationales qui les appliquent, cela a des impacts négatifs ». Ainsi, a illustré le responsable conformité, à l’occasion des sanctions russes, il y a deux ans, a émergé un problème d’interprétation sur ce qu’était un « nouveau prêt », interdit à un certain type de banques. « La question était : est-ce que le renouvellement d’une ligne de crédit d’un ancien contrat aux mêmes conditions est un nouveau prêt ? L’OFAC (Office of Foreign Assets Control, organisme de contrôle financier américain) a répondu en une semaine, tandis que chez nous, cela a mis un an. Ce n’est donc pas qu’une question géopolitique d’influence, les entreprises en souffrent. Si vous transférez compétence, vous devez transférer la mise en œuvre », a insisté le spécialiste, défendant l’idée d’une OFAC européenne.

Autre exemple : la lutte anti-blanchiment, sujet majeur de conformité pour les banques. Sur ce point, les règles sont de plus en plus européennes. Toutefois, la mise en œuvre est encore laissée très largement aux autorités nationales, « La BCE ne s’en occupe qu’au niveau du risque causé à la banque ». Gilles Briatta a rapporté qu’il avait donc apostrophé la (future, à cette époque) présidence finlandaise, afin d’accélérer la compétence de l’agence bancaire européenne. « Mais la sensibilité politique est extrême. Dans chaque pays, vous touchez des gens que tout le monde connaît, et même dans l’Europe d’aujourd’hui, il y a une énorme réticence à laisser basculer ces sujets vers une autorité de l’exécution européenne. Résultat, vous allez transférer la compétence, mais pas l’application des règles dans les faits, et c’est pour moi l’un des problèmes essentiels », a assuré une nouvelle fois le secrétaire général de la Société Générale. Et de conclure, sévère : « Les États sont fondamentalement réticents, et ils ne s’aperçoivent pas qu’ils accroissent l’incertitude, le risque et la perte d’influence.»


Bérengère Margaritelli


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