En juin dernier, le CESE organisait un
colloque dédié à la compliance. Alors que les États-Unis multiplient les
mesures à portée extraterritoriale contre la corruption, dont l’impact est de
plus en plus visible sur nos entreprises, la France et l’Europe doivent
renforcer leur arsenal juridique, ont estimé le député Raphaël Gauvain,
l’ancien diplomate Pierre Sellal et le secrétaire général du groupe Société
Générale, Gilles Briatta.
« Comply or die ? », questionne
l’économiste Marion Leblanc-Wohrer dans une note en ligne de la collection
Potomac Papers (Ifri), publiée en mars 2018. L’économiste, qui y aborde le sort
des entreprises face à l’exigence de conformité venue d’outreAtlantique,
rappelle que « Les États-Unis ont mis en
place un large corpus juridique à portée extraterritoriale pour lutter contre
la corruption au niveau international », et que « Les entreprises européennes et françaises ont souvent été visées et
punies dans les récentes années ». «
En réaction, rapporte-t-elle, les Européens ont commencé à adopter leurs
propres règles. En France, la loi Sapin II oblige les entreprises françaises à
développer leurs règles internes de conformité (compliance). Cette évolution
pourrait à terme réduire les poursuites venues des États-Unis ». Alors
qu’elle commence à prendre de l’ampleur dans les organisations, la compliance
était au cœur du colloque organisé par le cabinet August Debouzy, en
partenariat avec le Club des Juristes, le 27 juin dernier, au Conseil
économique, social et environnemental (CESE). Bernard Cazeneuve y présidait
notamment une table ronde très axée sur la riposte à l’extraterritorialité «
made in USA ».
Raphaël Gauvain : protéger nos
entreprises des mesures à portée extraterritoriale
Le président du Club des juristes
et ancien Premier ministre est revenu en premier lieu sur le rapport remis la
veille par l’avocat et député LREM Raphaël Gauvain, qui entend, dès le titre, « Rétablir la souveraineté de la France et de
l’Europe, et protéger nos entreprises des lois et mesures à portée
extraterritoriale ». Le texte formule notamment 9 recommandations, dont
trois sont « essentielles », a jugé
son rapporteur.
Une loi de blocage « ancienne,
insuffisante, mal appliquée et souvent écartée »
Le premier point concerne la loi
de blocage de 1968, modifiée en 1980, qui interdit, « sous réserve des traités ou accords internationaux », aux Français
et résidents en France, ainsi qu’aux dirigeants et autres personnes morales
ayant leur siège ou un établissement en France, de communiquer « à des autorités publiques étrangères, les
documents ou les renseignements d’ordre économique, commercial, industriel,
financier ou technique dont la communication est de nature à porter atteinte à
la souveraineté, à la sécurité, aux intérêts économiques essentiels de la
France ou à l’ordre public », et impose de passer par les canaux de la
coopération internationale. Cette loi avait pour objectif, a rappelé Raphaël
Gauvain, de contrer une « procédure
judiciaire très intrusive » : la discovery américaine, considérée comme
indispensable à la recherche de preuves et regroupant l’ensemble des mesures
par lesquelles les autorités américaines ordonnent à des entreprises la
communication de documents situés hors du territoire américain, au cours de la
phase d’enquête ou d’instruction.
Toutefois, les auditions menées dans le cadre
du rapport ont mis en évidence que l’obligation pour toute personne d’informer
sans délai le ministre compétent lorsqu’elle se trouve saisie d’une demande de
communication de pièces n’était pas respectée, que les autorités américaines
continuaient à s’adresser directement aux entreprises françaises pour leur
réclamer des documents, et qu’un ensemble d’« éléments de pression » conduisait « immanquablement les entreprises françaises à coopérer » à
l’occasion de la discovery, à l’instar des procédures transactionnelles (au pénal).
Or, pour le rapporteur, ce transfert d’éléments est d’autant plus problématique
que les entreprises se trouvent «
particulièrement fragilisées dans la mesure où les avis de leurs services
juridiques ne bénéficient pas de la confidentialité dans notre droit interne.»
« Il y a donc une forte demande de la
part des entreprises françaises pour que la loi de blocage soit véritablement
efficace », a relaté le député.
Le rapport, qui met en lumière l’absence de
« mesure(s) au niveau européen qui permette(nt) de protéger de manière fiable
les entreprises européennes des mesures à portée extraterritoriale prises par
des États tiers, au premier rang desquels les États-Unis », suggère donc de
réformer la loi de 1968, jugée «
ancienne, insuffisante, mal appliquée et souvent écartée ». Il propose la
création d’un mécanisme obligatoire d’alerte en amont et la mise en place d’un
accompagnement des entreprises par une administration dédiée. « On préconise également une aggravation de la
sanction en cas de violation de la loi », a ajouté Raphaël Gauvain : 2
millions d’euros au lieu de 18 000 euros aujourd’hui pour les personnes
physiques, et cinq fois plus pour les personnes morales.
Le député a cependant reconnu
qu’une sanction plus sévère n’était « pas
une fin en soi », dénonçant la situation inconfortable dans laquelle se
retrouvent les sociétés. « Il ne faut pas
oublier qu’avec cette loi, on met les entreprises face à un conflit de lois. On
les place entre le marteau et l’enclume. D’un côté, les autorités publiques étrangères,
notamment américaines, qui leur demandent de leur communiquer des documents
sous peine de condamnations. De l’autre, les autorités françaises qui leur
disent que c’est hors de question, qu’il faut passer par la coopération »,
a-t-il mis en exergue. Raphaël Gauvain a donc indiqué qu’il était nécessaire de
« manier cette proposition avec doigté
», l’idée étant de « réaffirmer notre
souveraineté, obliger les Américains à passer par la coopération judiciaire, et
en même temps ne pas pénaliser les entreprises ».
Le Cloud Act, « raffinement ultime »
de l’extraterritorialité
Autre « point phare » du rapport
: la proposition se rapportant au Cloud Act, cette loi fédérale américaine qui,
depuis l’an dernier, dans le cadre de procédures pénales, « fournit la possibilité aux autorités
judiciaires américaines d’obtenir des fournisseurs de stockage de données
numériques (qui sont tous américains), sur la base d’un simple "warrant",
toutes les données non personnelles des personnes morales de toute nationalité,
quel que soit le lieu où ces données sont hébergées », précise le
rapporteur. Pour Raphaël Gauvain, ironique, il s’agit du « raffinement ultime
de ce qu’on peut faire en matière d’extraterritorialité ». « Par cette mesure, on permet aux autorités
américaines de contourner totalement les voies de la coopération judiciaire et
de ne plus passer par l’entreprise, mais par les GAFAM. Cela, sans même
prévenir l’entreprise », a déploré le député.
Le rapport propose donc de
créer une interdiction pour les fournisseurs de transmettre ces données « sans passer par les canaux de la coopération
administrative ou judiciaire et/ou sans y avoir été autorisé par les autorités
administratives ou judiciaires françaises compétentes. », et de réaliser
une extension de ce qui se fait en matière de RGPD – à savoir, en mettant en
place une sanction à hauteur de 4 % du chiffre d’affaires mondial. Raphaël
Gauvain a affirmé qu’il était question ici d’une « mesure à vocation dissuasive», car « pour Amazon ou Google, cela
représente des sommes très importantes ».
Avis juridiques : l’exception française
qui « fragilise les entreprises »
Dernière problématique abordée
par le député : celle de l’absence de protection des avis juridiques des
juristes d’entreprise – une « exception
française », a souligné Raphaël Gauvain. La France est en effet l’un des
rares pays à ne pas protéger la confidentialité de ces avis, bien que les
juristes d’entreprise soient soumis au secret professionnel. Lacune qui, selon
le rapport, « fragilise nos entreprises et
contribue à faire de la France une cible de choix et un terrain de chasse
privilégié pour les autorités judiciaires étrangères, notamment les autorités
américaines », et qui « place les
juristes français et, plus généralement, les entreprises françaises dans une
situation asymétrique défavorable par rapport à leurs homologues de la plupart
des grands pays partenaires économiques de la France ».
Solution avancée :
créer un statut d’avocat en entreprise doté de la déontologie de l’avocat. Le
député a reconnu que cela « suscitait des
craintes dans notre droit interne », de la part des autorités de poursuite
françaises d’une part, mais aussi de la part des représentants du Barreau
d’autre part. Pour Raphaël Gauvain, il faudrait donc que le législateur crée un
nouveau droit à la protection, « de
manière équilibrée », qui serait la transposition du legal privilege des pays de common
law.
Pierre Sellal : agir contre l’asymétrie
des concepts et des procédures
Pierre Sellal, senior counsel chez August Debouzy, ambassadeur
de France et ancien représentant permanent au sein de l’UE, a également
regretté « la faiblesse de nos
instruments de protection et de blocage », et n’a pas hésité à dénoncer « la prépotence du droit américain dans
l’internationalisation du droit », ainsi que « des asymétries ». Et particulièrement l’asymétrie procédures
juridiques dont disposent, vis-à-vis des entreprises, les autorités américaines
d’une part, et européennes d’autre part ; ou encore l’asymétrie des concepts
juridiques utilisés par le droit américain, comme le nexus, qui sert de base
juridique aux poursuites, ou la notion de serious
crime, qui justifie, à travers le Cloud
Act, les demandes de communication de données pour les infractions les plus
graves.
De manière plus générale, Pierre Sellal a fait état de « quelque chose
de diffus » : la « relation étroite », voire la connivence entre les autorités
américaines, quand l’organisation européenne et nationale sont « davantage
cloisonnées ». Inquiet des vulnérabilités auxquelles les entreprises françaises
sont exposées, le senior counsel a
pointé, plus grave encore selon lui, un « déficit de prise de conscience des
vulnérabilités, et de volonté politique de les surmonter ». Identifiées depuis
bien longtemps, ces faiblesses doivent aujourd’hui impérativement être
traitées, car elles vont en s’aggravant, a-t-il alerté. « Les États-Unis font
de la sécurité nationale et de l’intérêt américain le paradigme de la
justification de leurs mesures, et font de la sanction économique – sous la
forme d’amendes, d’interdictions au marché, d’interdiction de commercer –,
l’instrument de base de leur politique étrangère. Il y a donc urgence à agir !
», a martelé Pierre Sellal.
Selon lui, plusieurs niveaux d’action envisageables
: national, européen, l’OCDE, les Nations unies, la Cour internationale de
justice… Par exemple, la protection des avis juridiques, selon lui, est une
question qui doit être réglée au niveau national. « La France souffre d’un
grand retard, alors que la plupart des pays ont dégagé des solutions
nationales, qui ne sont certes pas convergentes, mais qui existent. Nous
aurions grand tort à miser sur un exercice d’harmonisation européenne qui
serait longue et fastidieuse », a-t-il considéré. Sur les autres points, que
peut alors faire l’Europe pour contrecarrer, ou en tout cas limiter les effets
indésirables, voire nocifs, de l’extraterritorialité du droit américain et de
ses procédures ? Sur un plan conceptuel, quatre stratégies sont concevables :
contester, interdire, assécher (priver de justifications l’action américaine)
et coopérer, a énoncé le senior counsel.
Contester les mesures américaines ?
« Contester en droit les prétentions et pratiques d’extraterritorialité
américaine, cela paraît d’autant plus légitime qu’il y a un doute sérieux sur
la conformité au droit international de certaines revendications de compétence
de la part des USA, lorsqu’elles se fondent par exemple sur un lien avec la
juridiction américaine reposant exclusivement sur l’usage de moyens de
communication électroniques, ou lorsqu’elles se justifient par une conception
extensive de la sécurité nationale », a jugé Pierre Sellal. Mais la grande
difficulté, a-t-il nuancé, est de trouver une autorité susceptible d’établir de
manière contraignante pour les parties cette contradiction au regard du droit
international. En 1996, époque de la loi Helms-Burton, la menace brandie par la
Commission européenne d’engager une procédure à l’OMC contre cette loi et son
application avait permis de faire reculer les États-Unis, « beaucoup plus que le règlement de blocage »,
a expliqué l’ancien diplomate.
Aujourd’hui cependant, l’homme a estimé que la
situation était « profondément différente
», puisque l’administration américaine a délibérément provoqué la paralysie du
mécanisme international de règlement des conflits commerciaux, en bloquant le
renouvellement des juges de l’organe d’appel de l’Organe de règlement des
différends (ORD) de l’OMC. « Donc l’idée
de menacer les USA d’un recours à l’OMC est inopérante », a résumé Pierre
Sellal. La Cour internationale de justice est par ailleurs intervenue à propos
des sanctions contre l’Iran imposées par Donald Trump après le retrait de
Washington de l’accord sur le nucléaire iranien. Téhéran faisait valoir en l’espèce
que Washington avait violé un traité bilatéral conclu en 1955 entre les deux
pays, portant sur les relations économiques et les droits consulaires. « Mais si la Cour s’est montrée prudente et a
"seulement" ordonné aux États-Unis de mettre fin aux sanctions
visant des biens "à des fins humanitaires", la réaction américaine
a été immédiate », a rapporté le senior
counsel : le pays a mis fin au traité de 1955. Il s’est d’ailleurs retiré,
dans le même temps, du protocole facultatif de la Convention de Vienne sur les
relations diplomatiques, qui reconnaît la juridiction obligatoire de la CIJ
pour la solution des différends quant à son interprétation ou à son
application. « Donc là encore, la voie
d’une contestation devant la Cour internationale de justice semble compliquée
», a constaté Pierre Sellal.
Et cette difficulté de contester en droit et par
rapport au droit international les décisions américaines est d’autant plus
grande que les entreprises européennes aux USA font face à des procédures
administratives et non judiciaires qui ne donnent pas lieu, la plupart du
temps, à la décision d’un juge. « Les
entreprises sont contraintes à négocier et à se soumettre, sous la menace d’une
décision souveraine par les USA d’une privation d’accès au marché », a déploré
l’ambassadeur de France, soulignant « le
caractère létal de cette menace pour une entreprise », en écho aux termes
utilisés dans le rapport de Raphaël Gauvain.
Interdire les mesures américaines ?
Faute de pouvoir les contester,
peut-on interdire des mesures américaines, c’est-à-dire les priver d’effets
juridiques ? s’est interrogé Pierre Sellal. « C’est bien l’objectif des dispositifs de blocage précédemment évoqués-
le règlement de 1996, et la loi de blocage française de 1968. Mais réside dans
cette stratégie d’interdiction son décès », a pointé l’ancien diplomate,
qui a de nouveau insisté sur la nécessité d’une « volonté politique profonde ».
Selon lui, cette dernière a « parfois
existé », faisant référence aux événements de 1982, lorsque, face aux
sanctions brandies par l’administration Reagan contre les entreprises
européennes qui participeraient à la construction du gazoduc sibérien, il y eut
une réaction immédiate et unanime des États membres de l’époque, qui adoptèrent
des lois nationales pour protéger leurs entreprises. « La démarche avait été efficace, mais une telle volonté politique
suppose avant tout une forte unité d’intérêts, qui, si elle existait à cette
époque, n’existe manifestement plus aujourd’hui pour préserver le commerce avec
l’Iran, et qui est encore moins évidente quand les USA engagent des procédures
contre l’un des États membres ou une entreprise européenne pour des motifs de
fraude fiscale ou de lutte contre la corruption».
Par ailleurs, les mesures
d’interdiction ont « un très grave
inconvénient », a mis en avant Pierre Sellal : exposer les entreprises à un
conflit de lois. En résumé, une injonction de ne pas commercer, de coopérer, de
la part des États-Unis d’une part, une interdiction d’y répondre en vertu du
droit de l’Union, du droit national, d’autre part. « C’est une grande faiblesse
du dispositif qui serait fondé sur l’interdiction », a-t-il répété.
Dernier
handicap, selon lui, l’interdiction de respecter l’injonction américaine est
totalement impuissante à corriger de manière décisive les termes de l’arbitrage
auquel sont confrontées les entreprises, à savoir : se conformer ou prendre le
risque de perdre l’accès au marché américain. Ce qui ne veut pas dire que la
voie de l’interdiction n’existe pas en droit de l’Union et ne peut pas être
mise en œuvre vis-à-vis des entreprises étrangères, notamment américaines. «
Elle existe, en particulier, en matière de politique de concurrence. Le droit
de l’Union de la concurrence interdit les abus de position dominante et
applique avec vigueur cette interdiction aux entreprises américaines, comme en
témoignent les condamnations dont ont fait l’objet Google, etc., ces dernières
années. De même, le RGPD proclame et impose l’interdiction de faire avec les
données personnelles – interdiction de transmettre à un pays tiers –, et nous
avons constaté que les entreprises concernées s’y sont assujetties », a
souligné l’ancien diplomate, qui a donc assuré qu’il fallait « réfléchir aux façons de manier l’arme de
l’interdiction au marché européen dans certains secteurs ».
Assécher les mesures américaines ?
Une stratégie d’attrition peut
appeler « des actions de très long terme
» a précisé Pierre Sellal, citant l’exemple de l’euro, comme réduction de la
dépendance au dollar. « De même, s’agissant des données, et de la résistance au
Cloud Act, il faudrait développer,
sinon un cloud souverain au niveau européen, un parc de sociétés qui
relèveraient exclusivement du droit européen », a illustré le senior counsel.
Ce dernier a également
mentionné des domaines relevant du court terme, à l’instar de la lutte contre
la corruption – domaine dans lequel continue d’exister, selon lui, « un décalage d’engagements juridiques et
d’instruments entre les USA et l’Europe ». Ainsi, si la loi Sapin II
témoigne à son sens d’une prise de conscience de ce décalage, aucune démarche
n’est pourtant effectuée. « C’est
regrettable, car ceci génère des distorsions de concurrence, mais aussi et
surtout, le fait que tous les États membres, dans l’espace européen, au sein du
marché unique, ne s’astreignent pas aux mêmes disciplines, affecte la
crédibilité globale de l’Europe vis-à-vis des USA sur un sujet comme celui-ci
». Raison pour laquelle l’ancien diplomate a incité à « entreprendre de manière
urgente » une démarche tripartite : une directive d’harmonisation pour que les
États-membres incorporent dans leur droit national les principes et
recommandations de l’OCDE ; un mécanisme de coordination des instances
nationales en attendant la mise en place d’une autorité unique ou l’extension
des compétences du parquet européen ; et enfin, la négociation d’un accord
bilatéral entre l’Europe et les USA.
Coopérer avec les Etats-Unis ?
La coopération, pour être
fructueuse pour l’Europe vis-à-vis des USA, suppose un principe de réciprocité,
et implique d’être assise sur un rapport de force, a indiqué Pierre Sellal. « La force des USA dans sa relation avec l’UE,
c’est au moins autant un usage extensif, généreux, extraterritorial, que cet
enjeu décisif de l’accès au marché américain, et le caractère létal de sa
privation. Mais la force de l’Europe, insuffisamment exploitée, c’est son
marché unique, le marché intégré le plus solvable du monde, une autorité unique
», a-t-il affirmé.
Vis-à-vis du Cloud
Act, le senior counsel sollicite
là encore une démarche reposant sur trois éléments : un dispositif européen
miroir en matière d’accès aux preuves, objet de la directive d’application, en
cours de finalisation, du futur règlement E-vidence, relatif aux injonctions
européennes de production et de conservation de preuves électroniques ; une
extension directe opposée par le RGPD des personnes physiques aux personnes
morales, c’est-à-dire la prohibition de leur transfert vers des pays tiers sauf
existence d’un accord bilatéral ; et enfin, un accord entre l’Union et les
États-Unis qui serait fondé sur le principe de réciprocité dans l’accès aux
données. « Un mandat vient d’être donné à la Commission pour engager une
négociation avec les USA, il faudra faire preuve de vigilance dans le suivi de
cette négociation», a prévenu Pierre Sellal.
Par ailleurs, pour l’ancien
diplomate, la voie européenne pour essayer de contrecarrer les effets
d’extraterritorialité doit paraître « pertinente et crédible». Première
condition à cela: un intérêt partagé. «
En matière de protection de valeurs essentielles, comme les libertés
individuelles liées aux données personnelles, l’intérêt partagé est moins
évident qu’en matière économique, où il y a des signes encourageants
d’évolution », a constaté le senior
counsel, faisant référence au consensus pour créer un mécanisme européen de
filtrage des investissements étrangers, ou encore à la réaffirmation du
principe de réciprocité en politique commerciale et dans le retour du débat sur
la réciprocité en matière d’accès au marché public. « Il me semble surtout que nous devons essayer de tirer profit des
mesures de l’administration américaine, comme de ses offensives vis-à-vis de la
Chine, car le bon côté de tout cela est d’agir comme un révélateur de notre
vulnérabilité, et de mettre en évidence des enjeux de la souveraineté
européenne », a considéré Pierre Sellal, optimiste.
Gilles Briatta : les banques souffrent d’un
transfert européen « inachevé »
S’il était beaucoup question
d’entreprises, au cœur de cette table ronde, Gilles Briatta, secrétaire général
de la Société Générale et responsable de la conformité, a pour sa part évoqué
les enjeux de la conformité appliqués à une entreprise à part : la banque.
La conformité, enjeu essentiel dans le milieu
bancaire
« La
conformité, dans une banque, c’est essentiel. C’est aussi considéré comme le
principal risque opérationnel, et avec raison, car c’est ce qui peut nous faire
perdre le plus d’argent, ce qui n’était pas le cas il y a dix ans », a
rapporté Gilles Briatta. Au sein de la Société Générale, un service de
conformité représente ainsi plus de 1200 personnes à temps plein.
Le responsable conformité a
également ajouté qu’une banque était « extrêmement
utilisatrice de normes de toutes sortes » : « Nous faisons principalement des contrats, donc du droit, et nous
faisons partie des industries les plus régulées au monde », a-t-il estimé,
soulignant « l’extraordinaire complexité
de toutes ces règles ». «
L’extraterritorialité est partout. Vous devez à chaque fois essayer de voir
s’il n’y a pas une règle que vous auriez oubliée qui pourrait être violée,
alors que ce sur quoi vous planchez est légal pratiquement partout ailleurs. Et
le problème ne fait qu’augmenter ».
Point de pression le plus palpable:
parmi tous les types de menaces de sanctions extraterritoriales, c’est le pénal
qui inquiète le plus, a rapporté Gilles Briatta. « On parle beaucoup des amendes, mais le pénal appliqué aux individus
paralyse n’importe quelle institution. Le pénal sur la personne morale est
aussi très important : si vous devez plaider coupable en tant que banque sur un
certain type de crime, aux USA, vous fermez le marché non seulement là-bas,
mais le marché dans le monde entier. Donc les enjeux sont gigantesques ».
Et puisque le pénal domine de plus en plus, la conformité se judiciarise
énormément, a-t-il mis en évidence.
Par ailleurs, autre problématique pointée
par le spécialiste : malgré une tendance à l’uniformisation internationale de
certaines règles, a observé Gilles Briatta, le contrôle de l’application de ces
règles dans votre banque est réalisé… par les autorités américaines. « Le vrai pouvoir, il est là ! », a
martelé le responsable conformité.
Accélérer la compétence européenne en
transférant les moyens d’exécution
Gilles Briatta a donc plaidé pour
un durcissement des droits nationaux ; une évolution qui peut être «
objectivement utile ; et ce n’est pas du masochisme », a-t-il plaisanté : « Quand vous avez des législations crédibles,
il est plus simple d’établir le dialogue et de voir une compétence nationale
reconnue et qui s’impose». Quant au volet européen, le responsable
conformité a précisé qu’il s’agissait d’un volet capital pour la Société
Générale, car l’établissement n’est plus supervisé par la Banque de France. En
effet, un transfert de souveraineté a été opéré fin 2014 afin de transférer la
supervision prudentielle à la BCE, du fait de la dimension « juridiquement européenne » de l’établissement. « C’est donc Francfort qui décide si oui ou
non nous gardons notre licence », a appuyé Gilles Briatta. Pour ce dernier,
il s’agit d’un transfert « nécessaire
». « Je suis persuadé qu’il fallait le
faire. Le problème, c’est que cette révolution est inachevée. On a transféré
beaucoup de choses, mais de nombreuses règles restent nationales, et ceci crée
des dysfonctionnements, des confusions. Le pire, après le transfert des
compétences européennes, c’est lorsqu’on s’aperçoit que ces compétences ne sont
pas mises en œuvre de manière uniforme, car, souvent, les moyens d’exécution
n’ont pas été transférés, et ça, c’est terrible », a déploré le secrétaire
général de la Société Générale.
Celui-ci a également attaqué le RGPD – un « bon règlement », a-t-il admis, « mais qui le met en œuvre ? », a-t-il
soulevé, avant de répondre : « 28 –
bientôt 27 – autorités nationales, certes reliées par un réseau, mais un réseau
vague ». Deux conséquences majeures, selon Gilles Briatta : d’une part,
l’émergence de divergences d’interprétation entre les différentes autorités
nationales sur un « sujet crucial » :
« l’intérêt légitime », qui est invoqué pour se servir des données. « On nous promet une guideline du réseau, ce
qui est très bien, mais il faut encore attendre un arrêt de la Cour de justice
pour uniformiser tout ça – donc trois ans, voire plus. Entre temps, on fait
comment ? ». Par ailleurs, les États-Unis sont en débat actuellement, afin
d’adopter éventuellement un règlement américain du même acabit, pour ne pas
perdre leur influence mondiale.
Gilles Briatta est également revenu sur les
sanctions et les embargos. « Nous avons
une compétence totale européenne : nous appliquons donc tous les mêmes
sanctions européennes. Or, 28 autorités nationales qui les appliquent, cela a
des impacts négatifs ». Ainsi, a illustré le responsable conformité, à
l’occasion des sanctions russes, il y a deux ans, a émergé un problème
d’interprétation sur ce qu’était un « nouveau prêt », interdit à un certain type
de banques. « La question était : est-ce que le renouvellement d’une ligne de
crédit d’un ancien contrat aux mêmes conditions est un nouveau prêt ? L’OFAC (Office
of Foreign Assets Control, organisme de contrôle financier américain) a répondu
en une semaine, tandis que chez nous, cela a mis un an. Ce n’est donc pas
qu’une question géopolitique d’influence, les entreprises en souffrent. Si vous
transférez compétence, vous devez transférer la mise en œuvre », a insisté le
spécialiste, défendant l’idée d’une OFAC européenne.
Autre exemple : la lutte
anti-blanchiment, sujet majeur de conformité pour les banques. Sur ce point,
les règles sont de plus en plus européennes. Toutefois, la mise en œuvre est
encore laissée très largement aux autorités nationales, « La BCE ne s’en occupe
qu’au niveau du risque causé à la banque ». Gilles Briatta a rapporté qu’il
avait donc apostrophé la (future, à cette époque) présidence finlandaise, afin
d’accélérer la compétence de l’agence bancaire européenne. « Mais la sensibilité politique est extrême.
Dans chaque pays, vous touchez des gens que tout le monde connaît, et même dans
l’Europe d’aujourd’hui, il y a une énorme réticence à laisser basculer ces
sujets vers une autorité de l’exécution européenne. Résultat, vous allez
transférer la compétence, mais pas l’application des règles dans les faits, et
c’est pour moi l’un des problèmes essentiels », a assuré une nouvelle fois
le secrétaire général de la Société Générale. Et de conclure, sévère : « Les États sont fondamentalement réticents,
et ils ne s’aperçoivent pas qu’ils accroissent l’incertitude, le risque et la
perte d’influence.»
Bérengère Margaritelli