Le 15 janvier 2018, l’avocat Henri Leclerc
était l’invité de la première séance du premier tour du Concours de la
Conférence, concours d’éloquence s’adressant aux jeunes avocats du barreau de
Paris. À chaque séance, deux sujets sont proposés aux candidats, dont les
thèmes sont généralement en lien avec l’invité. Ce jour, les sujets étaient les
suivants : « Faut-il préférer le clair à
l’obscur ? » et « Faut-il parler avant
d’agir ? ». Une fois les discours des candidats
terminés, Julia Cancelier, troisième secrétaire de la Conférence a réalisé la
synthèse des deux sujets dans ce qu’il est convenu d’appeler un « rapport », que nous publions ici.
« Faut-il
préférer le clair à l’obscur ? » et « Faut-il parler
avant d’agir ? »
par Julia
Cancelier, troisième secrétaire de la Conférence
Un et deux.
Un et deux.
Un et deux.
Garder les yeux levés vers le ciel, fixer le soleil qui descend sur la
colline.
Ne pas baisser la tête.
Un et deux.
Derrière elle, sur le chemin de terre, elle entend leurs pas qui
s’approchent de plus en plus vite.
Ça y est, ils commencent à courir, ils vont bientôt parvenir à sa
hauteur.
Un et deux.
Leurs chuchotements se transforment en rires, des rires aigus qui la
frôlent, qui la bousculent.
« Magdalena la boiteuse ! Magdalena la boiteuse ! »
Ne surtout pas baisser la tête, simplement continuer à avancer : un et
deux.
C’est vrai, elle pourrait répliquer, mais à quoi bon leur jeter leur
méchanceté à la figure ?
À quoi bon tenter de les raisonner ? À quoi bon formuler sa peine, leur
expliquer qu’ils la blessent ?
Elle sait que ces mots, ils ne pourraient pas les entendre, et que,
pour seule réponse elle obtiendrait un rire creux, ou une nouvelle raillerie.
Alors elle ne leur accorde pas même un regard : elle continue de
fixer cette lumière qui lui brûle les yeux, jusqu’à ce qu’ils soient loin,
jusqu’à ce qu’ils disparaissent dans un nuage de poussière grise. Ce soir,
c’est à la clarté de la bougie qu’elle écrira ses ténèbres :
« Ma nuit ne porte pas conseil.
Ma nuit s’attriste et s’égare.
Ma nuit accentue ma solitude, toutes mes solitudes.
Ma nuit se demande si mon jour ne ressemble pas à ma nuit,
ce qui expliquerait pourquoi je redoute le jour aussi ».
Les nuits passent, les années, qui emportent avec elles les rires des
enfants.
À présent, ses longs cheveux bruns se balancent au rythme des secousses
de l’autobus.
Elle tient sur ses genoux un petit carnet dont les pages sont noircies
d’idées et de croquis tracés à l’encre de chine.
Elle appuie son front sur la vitre et laisse son regard se perdre dans
l’obscurité.
Au loin dans la campagne endormie, elle aperçoit une lueur.
Une lueur qui avance, mais en réalité ce n’est pas seulement une lueur
: il y en a deux, deux lueurs rondes, des phares, qui s’approchent, de plus en
plus vite, de plus en plus près, qui l’éblouissent, qui les inonde tous de leur
clarté, avant de les percuter de plein fouet.
Et maintenant, la pénombre.
Une pénombre dans laquelle résonnent les cris, les hurlements, puis le
silence.
Une pénombre
dans laquelle elle distingue cette chaleur rouge, écarlate, qui glisse sur elle
pour se répandre sur le sol, puis le froid du plancher sur sa joue.
Une pénombre qui ne la quittera plus, qu’elle portera toujours près
d’elle dans la prison blanche de son corset de plâtre, dans la cellule
immaculée de sa chambre à coucher.
Désormais, « Magdalena la boiteuse » est devenue « la pauvre
Magdalena… ».
La pauvre Magdalena et son affreux corset, la pauvre Magdalena qui ne
peut plus bouger, qui doit rester alitée durant des mois ou même des années, on
ne peut pas savoir, la pauvre Magdalena et ses terribles cicatrices, la pauvre
Magdalena qui ne s’en remettra jamais, c’est certain, parce qu’on ne se remet
pas de ces choses-là, la pauvre Magdalena…
Ces mots que les autres murmurent, elle les entend, elle les sent, mais
elle n’y répond pas : elle se contente de sourire, en silence.
Et puis, répondre, pourquoi ?
Pour entendre encore ces mêmes banalités, prononcées avec ce même air
contrit ?
Ces mêmes phrases qui ne réconfortent que ceux qui les formulent ?
Alors, elle se tait.
Durant des semaines, des mois, elle se mure dans le silence de ses
ténèbres.
Jusqu’au jour où elle prononce une phrase, une toute première phrase.
Une phrase silencieuse.
Une phrase en rouge et bleu.
Cette phrase, c’est un tableau, l’autoportrait d’une jeune femme aux
cheveux noirs, au regard fier sous d’épais sourcils froncés, vêtue d’une robe
de velours dont le décolleté laisse deviner la sensualité.
Un tableau qui veut dire : « Adieu Magdalena,
je suis Frida ».
Désormais, sa voix sera portée par ses mains : peindre pour parler,
peindre pour vaincre l’obscurité.
Parler ou agir, pourquoi choisir quand on peut tout faire à la fois ?
Elle dilue la pénombre à la térébenthine, l’étouffe avec des couleurs
vives, l’anéantit à coups de pinceaux.
Elle dessine sa réalité, ses désirs, ses convictions, ses combats, tout
ce qu’elle pense, tout ce qu’elle vit.
Et surtout, surtout, elle dessine ce qu’elle est, celle qu’elle est.
Elle est Frida la passionnée, la sulfureuse, la provocante, celle qui
écrit à l’encre pourpre :
« J’en ai strictement rien à foutre de ce que tout le monde peut bien
penser.
Je suis née pute, je suis née chieuse,
je suis née peintre.
Je suis amour, plaisir, essence,
je suis une connasse une alcoolique, je suis tenace,
Je suis une peintre ».
Elle le dit, elle le crie, elle le hurle sur des toiles de plus en plus
grandes, vendues de plus en plus loin.
Elle le susurre avec des caresses sur les corps de ses amants, sur les
courbes de femmes de plus en plus belles.
Elle le clame sur les murs de galeries toujours plus prestigieuses.
Elle est celle qu’on admire, qu’on envie, qu’on veut séduire.
Celle qui aime, celle qui trompe, celle qui veut, celle qui vainc,
celle qui peint et venge sa vie, toujours en couleurs.
Même ses mélancolies, cet amour fou dont elle ne parviendra pas à se
défaire, sa jalousie, même ses enfants qui ne naîtront pas, les séjours à
l’hôpital, même la gangrène, l’amputation.
Même les mots les plus sombres, elle les éclairera de cette lumière
qu’elle porte en elle.
Jusqu’à la fin, elle bravera l’obscurité, debout bien droite derrière
son chevalet, un pinceau à la main, la tête haute.
Et même avant de glisser dans les ténèbres, elle dira une dernière fois
son choix de la clarté, sur une toile de couleur rouge, avec trois mots :
« Viva la vida ».