ACTUALITÉ

Conférence des avocats du barreau de Paris - « Vivre le mal du siècle c’est encore éprouver un sentiment »

Conférence des avocats du barreau de Paris - « Vivre le mal du siècle c’est encore éprouver un sentiment »
Publié le 19/08/2018 à 10:00

La « Conférence du stage » est un concours d’éloquence fondé il y a plus de deux siècles, qui s’adresse aux jeunes avocats du barreau de Paris. Chaque année, les douze lauréats du concours, appelés secrétaires, élisent leurs successeurs parmi près de deux cents candidats. Lors des trois tours du Concours, les candidats sont amenés à répondre à des sujets parfois déroutants. Le 19 février 2018, c’est devant l’invité du jour, l’avocate et écrivain Constance Debré que le 5e secrétaire de la Conférence, Nima Haeri, a réalisé la synthèse – dit « rapport » – des deux sujets du jour : « Faut-il faire de sa vie une œuvre d’art ? » et « La nuit sera-t-elle calme ? ».

 

 

« Faut-il faire de sa vie une œuvre d’art ? » et « La nuit sera-t-elle calme ? »

par Nima Haeri, 5e secrétaire de la Conférence



Le visage creux, les mains frêles, et le corps malingre, cet homme attend la mort.


À 84 ans, comme tous les petits vieux mignons de son espèce, René a beaucoup maigri. Comme si la mort, avant de nous prendre la vie, avait d’abord besoin nous alléger.


Assis sur un fauteuil posé au milieu de son jardin, la nuit de René est tumultueuse.


La pénombre invite à la contemplation. Mais quand il fait trop noir pour contempler le dehors, il reste à explorer les profondeurs abyssales de ses souvenirs.


Et autant vous le dire, les souvenirs de René sont de l’ordre du quelconque.


Une jeunesse ambitieuse, puis des ambitions contrariées, un mariage sans intérêt. Et une mort qui arrive.


Ça c’est la vérité. C’est le constat froid d’une vie comme une autre.


Mais la vérité, ce n’est pas une façon de traiter la vie.


Depuis quelques jours, alors qu’il repasse le film de son existence, le petit vieillard se repasse le souvenir d’une œuvre d’art dans laquelle jaillit enfin une cohérence insoupçonnée.


 


Acte I - Jeunesse de René : la Comédie humaine, Réalisme visionnaire


Le petit provincial intrépide, Rastignac des années 50, avait soif de Paris.


Déjà jeune, il se voyait finir avec le teint de celui qui a connu le succès, les femmes et le bon vin.


Il voulait vivre la grande fresque de son époque, au sommet.


Il se mit à peindre, à écrire, prit des cours de comédie. Vécu pour travailler. Vécu pour les succès.


Mais si le travail est une vertu, si la persévérance est salutaire, le talent ce n’est quand même pas interdit.


Les portes de la gloire se refermaient.


Il compta les échecs sur les doigts de sa main, puis sur celle des autres.


Avec les femmes, il démultiplia tant l’expérience des râteaux en pleine figure, qu’en se caressant le nez, il ressentait par moments une longue cicatrice s’y dessiner.


Très vite, René a dû resserrer de quelques crans la ceinture de ses ambitions. Et ne parvenant plus à vivre pour travailler, il dû se résoudre à travailler pour vivre.


 


Acte II - Désillusions et misère, naufrage romantique : le Radeau de la méduse


La société ayant nié ses ambitions, René vécu de petits boulots en petits boulots.


Pigiste, graphiste, fumiste… Une vie de bohème.


Le romantisme ! Bien sûr, on a encore, à ce jour, rien trouvé de mieux que le romantisme pour expliquer une vie ratée.


Sa vie n’était pas celle qu’il espérait, mais il put se rabattre sur une suave mélancolie, une élégance des sentiments. Un parfum d’ailleurs.


Vivre le mal du siècle c’est encore éprouver un sentiment. Et si certains voyaient dans sa douleur quelque chose de risible,


elle avait le mérite de le rendre vivant.


Dans cette solitude, René réalisa vite qu’on pouvait vivre sans amour et que c’est bien ce qu’il y a de si dégueulasse dans la vie.


Mais comme il fallait être deux pour que le tableau soit complet, il choisit la première venue.


Peu importe qui elle était.


Et surtout, peu importe son physique.


 


Acte III - La vie à deux avec Henriette, art abstrait, surréalisme : Ceci n’est pas un couple


Il faut bien le reconnaître, il y avait dans le physique d’Henriette quelque chose de l’ordre de l’art contemporain.


Très contemporain. Très très contemporain.


Une beauté difficile d’accès pour les néophytes.


Son visage, c’était de l’art… urbain. D’une ville industrielle, en difficulté, dans laquelle les pouvoirs publics avaient foutu le camp.


En observant son corps et les courbes de ses hanches, on aurait pu croire qu’elle fut un jour la muse de Botero.


Et sa poitrine résumait assez bien un courant artistique apparu au début des années 1960 aux États-Unis : le minimalisme.


Henriette était une croute.


Mais il se trouve que les croutes aussi sont des œuvres d’art, et que l’on peut de nos jours explorer indéfiniment les méandres de la laideur tout en prenant une valeur indécente sur le marché.


Et si René ne trouvait pas de mal à vivre avec Henriette, il ne pouvait pas se résoudre à la laisser noircir la scène finale.


À 84 ans, l’idée de rater sa sortie lui était devenue insupportable. René n’avait pas fait de sa vie une œuvre d’art, pour mourir dans son sommeil à côté d’une croute.


Depuis plusieurs semaines, en regardant Henriette, pesante, lourde, échouée comme un phoque aviné dans ses draps ridés, il se posait à son tour la seule question millénaire à ce jour irrésolue : pourquoi faut-il qu’il y ait quelque chose plutôt que rien ?


Dans le film que René faisait de sa vie, Henriette était un élément de l’intrigue qu’il convenait de chasser de l’épilogue.


La dernière scène, il la vivrait seul.
En apothéose.


Voilà pourquoi toutes les nuits, après un brin de toilette, René s’en va attendre son dernier souffle au fond d’un fauteuil installé au milieu du jardin.


Dans l’intimité de la nuit, il attend que la faucheuse vienne le prendre par la main, et dans l’odeur des fleurs qui bientôt s’éteindra, René sait qu’il aura peur, une dernière fois… Mais non ! Ça ne se passe jamais comme prévu !


Comme un scénariste qui perd le contrôle de sa machine à écrire, René n’a pu conclure son œuvre tout seul.


Hier soir, à peine finissait-il sa toilette, que le drame survint.


En sortant de la salle de bain, une rupture d’anévrisme.


Il fit quelques tours sur lui-même, réussi à s’assoir sur la seule surface disponible, mais c’était trop tard.


René est mort comme il n’a pas vécu.


Assis sur une cuvette, la bouche à l’air, dans le silence troublé par le grésillement d’une ampoule qu’Henriette la croute avait pourtant promis de remplacer la veille.


Même dans la mort, elle avait réussi à gâcher le tableau.


Et son épitaphe dira de lui :


« Ci-gît René,


Qui voulait mourir dans un fauteuil,


Et dont la vie s’acheva sur le trône. »


Car « si les comédies finissent bien, si les drames finissent mal, la vie, la vraie vie, ignore ces séparations et mélange les peines et les surprises avec une cruauté que l’on ne saurait inventer»*.


Ce soir, plus de souvenir, plus de tumulte, plus d’œuvre d’art.


Le rideau est tombé.


Les vivants dorment, les morts se reposent.


Ce n’est ni bien, ni mal. Ce n’est pas forcément beau. On peut trouver ça laid. C’est juste, comme ça.


C’est l’heure tranquille où la vie s’en va. Et nous laisse orphelins de toute morale.


Avec cette seule certitude : la nuit sera calme.


 


 


* Claude Berri, Le Cinéma de Papa, 1971 ; à noter que, dans le film, le mot « surprises » est remplacé par le mot « joies ».

 

0 commentaire
Poster

Nos derniers articles