La « Conférence du stage » est un
concours d’éloquence fondé il y a plus de deux siècles, qui s’adresse aux
jeunes avocats du barreau de Paris. Chaque année, les douze lauréats du
concours, appelés secrétaires, élisent leurs successeurs parmi près de deux
cents candidats. Lors des trois tours du Concours, les candidats sont amenés à
répondre à des sujets parfois déroutants. Le 19 février 2018, c’est devant
l’invité du jour, l’avocate et écrivain Constance Debré que le 5e
secrétaire de la Conférence, Nima Haeri, a réalisé la synthèse – dit « rapport » – des deux sujets du jour : « Faut-il faire de sa vie
une œuvre d’art ? » et « La nuit sera-t-elle calme
? ».
« Faut-il faire de sa vie une œuvre d’art ? » et « La nuit sera-t-elle calme ? »
par Nima
Haeri, 5e secrétaire de la
Conférence
Le visage creux, les mains frêles,
et le corps malingre, cet homme attend la mort.
À 84 ans, comme tous les petits
vieux mignons de son espèce, René a beaucoup maigri. Comme si la mort, avant de
nous prendre la vie, avait d’abord besoin nous alléger.
Assis sur un fauteuil posé au
milieu de son jardin, la nuit de René est tumultueuse.
La pénombre invite à la
contemplation. Mais quand il fait trop noir pour contempler le dehors, il reste
à explorer les profondeurs abyssales de ses souvenirs.
Et autant vous le dire, les
souvenirs de René sont de l’ordre du quelconque.
Une jeunesse ambitieuse, puis des
ambitions contrariées, un mariage sans intérêt. Et une mort qui arrive.
Ça c’est la vérité. C’est le
constat froid d’une vie comme une autre.
Mais la vérité, ce n’est pas une
façon de traiter la vie.
Depuis quelques jours, alors
qu’il repasse le film de son existence, le petit vieillard se repasse le
souvenir d’une œuvre d’art dans laquelle jaillit enfin une cohérence
insoupçonnée.
Acte I - Jeunesse de René : la
Comédie humaine, Réalisme visionnaire
Le petit provincial intrépide,
Rastignac des années 50, avait soif de Paris.
Déjà jeune, il se voyait finir
avec le teint de celui qui a connu le succès, les femmes et le bon vin.
Il voulait vivre la grande
fresque de son époque, au sommet.
Il se mit à peindre, à écrire,
prit des cours de comédie. Vécu pour travailler. Vécu pour les succès.
Mais si le
travail est une vertu, si la persévérance est salutaire, le talent ce n’est
quand même pas interdit.
Les portes de la gloire se
refermaient.
Il compta les échecs sur les
doigts de sa main, puis sur celle des autres.
Avec les femmes, il démultiplia
tant l’expérience des râteaux en pleine figure, qu’en se caressant le nez, il
ressentait par moments une longue cicatrice s’y dessiner.
Très vite, René a dû resserrer de
quelques crans la ceinture de ses ambitions. Et ne parvenant plus à vivre pour
travailler, il dû se résoudre à travailler pour vivre.
Acte II - Désillusions et misère,
naufrage romantique : le Radeau de la méduse
La société ayant nié ses
ambitions, René vécu de petits boulots en petits boulots.
Pigiste,
graphiste, fumiste… Une vie de bohème.
Le romantisme ! Bien sûr, on a
encore, à ce jour, rien trouvé de mieux que le romantisme pour expliquer une
vie ratée.
Sa vie n’était pas celle qu’il
espérait, mais il put se rabattre sur une suave mélancolie, une élégance des
sentiments. Un parfum d’ailleurs.
Vivre le mal du siècle c’est
encore éprouver un sentiment. Et si certains voyaient dans sa douleur quelque
chose de risible,
elle avait le mérite de le rendre
vivant.
Dans cette solitude, René réalisa
vite qu’on pouvait vivre sans amour et que c’est bien ce qu’il y a de si
dégueulasse dans la vie.
Mais comme il fallait être deux
pour que le tableau soit complet, il choisit la première venue.
Peu importe qui elle était.
Et surtout, peu importe son
physique.
Acte III -
La vie à deux avec Henriette, art abstrait, surréalisme : Ceci n’est pas un
couple
Il faut bien le reconnaître, il y
avait dans le physique d’Henriette quelque chose de l’ordre de l’art
contemporain.
Très contemporain. Très très
contemporain.
Une beauté difficile d’accès pour
les néophytes.
Son visage, c’était de l’art…
urbain. D’une ville industrielle, en difficulté, dans laquelle les pouvoirs
publics avaient foutu le camp.
En observant son corps et les
courbes de ses hanches, on aurait pu croire qu’elle fut un jour la muse de Botero.
Et sa poitrine résumait assez
bien un courant artistique apparu au début des années 1960 aux États-Unis : le
minimalisme.
Henriette était une croute.
Mais il se trouve que les croutes
aussi sont des œuvres d’art, et que l’on peut de nos jours explorer
indéfiniment les méandres de la laideur tout en prenant une valeur indécente
sur le marché.
Et si René ne trouvait pas de mal
à vivre avec Henriette, il ne pouvait pas se résoudre à la laisser noircir la
scène finale.
À 84 ans, l’idée de rater sa
sortie lui était devenue insupportable. René n’avait pas fait de sa vie une
œuvre d’art, pour mourir dans son sommeil à côté d’une croute.
Depuis plusieurs semaines, en
regardant Henriette, pesante, lourde, échouée comme un phoque aviné dans ses
draps ridés, il se posait à son tour la seule question millénaire à ce jour
irrésolue : pourquoi faut-il qu’il y ait quelque chose plutôt que rien ?
Dans le film que René faisait de
sa vie, Henriette était un élément de l’intrigue qu’il convenait de chasser de
l’épilogue.
La dernière scène, il la vivrait
seul.
En apothéose.
Voilà pourquoi toutes les nuits,
après un brin de toilette, René s’en va attendre son dernier souffle au fond
d’un fauteuil installé au milieu du jardin.
Dans l’intimité de la nuit, il
attend que la faucheuse vienne le prendre par la main, et dans l’odeur des
fleurs qui bientôt s’éteindra, René sait qu’il aura peur, une dernière fois…
Mais non ! Ça ne se passe jamais comme prévu !
Comme un scénariste qui perd le
contrôle de sa machine à écrire, René n’a pu conclure son œuvre tout seul.
Hier soir, à peine finissait-il
sa toilette, que le drame survint.
En sortant de la salle de bain,
une rupture d’anévrisme.
Il fit quelques tours sur
lui-même, réussi à s’assoir sur la seule surface disponible, mais c’était trop
tard.
René est mort comme il n’a pas
vécu.
Assis sur
une cuvette, la bouche à l’air, dans le silence troublé par le grésillement
d’une ampoule qu’Henriette la croute avait pourtant promis de remplacer la
veille.
Même dans la
mort, elle avait réussi à gâcher le tableau.
Et son
épitaphe dira de lui :
« Ci-gît
René,
Qui voulait
mourir dans un fauteuil,
Et dont la
vie s’acheva sur le trône. »
Car « si
les comédies finissent bien, si les drames finissent mal, la vie, la vraie vie,
ignore ces séparations et mélange les peines et les surprises avec une cruauté
que l’on ne saurait inventer»*.
Ce soir, plus de souvenir, plus
de tumulte, plus d’œuvre d’art.
Le rideau est tombé.
Les vivants dorment, les morts se
reposent.
Ce n’est ni bien, ni mal. Ce
n’est pas forcément beau. On peut trouver ça laid. C’est juste, comme ça.
C’est l’heure tranquille où la
vie s’en va. Et nous laisse orphelins de toute morale.
Avec cette seule certitude : la
nuit sera calme.
* Claude
Berri, Le Cinéma de Papa, 1971 ; à
noter que, dans le film, le mot « surprises
» est remplacé par le mot « joies ».