Bousculer les professionnels du chiffre. Tel
était l’objectif de la 2e édition des Disruptive Digital Days
de l’IFEC, consacrée à la blockchain, le 27 septembre dernier. Kim Dauthel
et Xavier Simonin, respectivement PDG et consulting partner de
deux entreprises de conseil et de service technologique, n’ont pas ménagé
les experts-comptables. La finalité : leur faire prendre conscience de la
révolution opérée par la blockchain, mais aussi de la nécessité de se
transformer, dans un monde où les modèles sont en train de changer.
« Actuellement,
il faut voir la blockchain comme un protocole de sécurité », a indiqué
Kim Dauthel à l’occasion de la seconde édition des Digital Disruptive Days
de l’IFEC, où les professionnels du chiffre ont pu prendre le pouls des
bouleversements engendrés par cette innovation qui disrupte de plus en plus de
marchés.
L’expert en
cryptologie est, à 23 ans, président et co-fondateur avec Pierre Paperon
de l’entreprise Solid, née en 2017. Principale activité de la société :
conseiller les entreprises qui la sollicitent sur les stratégies à adopter en
matière de choix de blockchains et d’ICO, ces levées de fonds en cryptomonnaies
qui ont la cote, mais aussi concevoir et développer ses propres « chaînes
de blocs ».
La
technologie blockchain, pour rappel, ce sont des chaînes de données datées et
inaltérables, protégées par la cryptographie – chacun des blocs les composant
ne pouvant être ni modifié ni supprimé. De natures différentes, elles n’offrent
pas les mêmes possibilités. Publiques, elles sont ouvertes et accessibles à
tous, et fonctionnent de manière distribuée, sans organe central de contrôle.
Privées, souvent internes aux entreprises, elles se caractérisent par un accès
d’écriture délivré par une organisation centralisée, et des autorisations de
lecture qui peuvent être publiques ou non. Sous forme de consortiums, chacun de
leurs membres possède un « nœud » du réseau, et un nombre
suffisant d’entre eux doit valider les transactions pour qu’un bloc soit ajouté
à la chaîne.
« L’intérêt
d’une blockchain, c’est que la partie technique n’est pas en cause. Si jamais
il y a une faille, elle ne viendra jamais de la machine, toujours de l’humain.
Cela permet d’augmenter le système de "tracking" sur les
humains et pas sur la machine », a estimé Kim Dauthel.
La
technologie a ainsi le vent en poupe, soutenue par l’explosion des données. Un
phénomène qui rappelle une autre révolution. « La blockchain ressemble
à Internet dans les années 90, avec une évolution plus rapide des
protocoles et des services, puisqu’il en existe plus de 6 500, dont
1 500 cotées », a estimé pour sa part Xavier Simonin, consulting
partner chez Sopra Steria, autre exemple d’entreprise de conseil et de
service technologique.
« Massivement utilisée pour
la traçabilité »
Quelle
utilisation – et quels utilisateurs – de la blockchain ? En la matière, force
est de constater que cette dernière s’empare d’un nombre de domaines croissant.
La blockchain peut ainsi être utilisée pour « les systèmes de
paiement nouvelle génération », a illustré le PDG de Solid. Le
Bitcoin, exemple d’utilisation « historique » de la blockchain
depuis 2008, a été répertorié fin 2017 par le ministère de l’Économie et des
Finances comme « première devise monétaire électronique décentralisée ».
Payer sans intermédiaire, c’est aussi maintenant l’objectif d’Uber. Kim Dauthel
a en effet dévoilé que l’entreprise américaine avait commandé une armée de
voitures autonomes au constructeur Tesla, et allait bientôt s’adosser à une
blockchain qui automatiserait les process via un paiement direct en tokens par
l’utilisateur de ces véhicules (actifs numériques) – et donc « éviterait
le prélèvement de pourcentages », a-t-il ajouté.
Mais cette technologie est surtout « massivement utilisée pour
la traçabilité », a précisé l’expert. Notamment dans le domaine de la supply
chain, en matière d’agroalimentaire ou encore de commerce international, (Nestlé,
Unilever, Walmart ou encore, depuis octobre, Carrefour [qui traçait déjà ses
poulets depuis mars dernier en s’appuyant sur Ethereum] collaborent ainsi avec
IBM pour lutter contre les dérives sanitaires grâce au réseau Hyperledger).
Idem pour le monde du luxe, à l’instar de la blockchain mise au point par la
start-up Everledger pour répertorier et certifier les diamants, a mentionné
Xavier Simonin. L’objectif : lutter contre la fraude, qui coûte
annuellement près de 50 milliards de dollars aux investisseurs.
Kim Dauthel s’en est félicité : Solid est pour sa part intervenue
en Norvège afin de blockchainer son système de santé, et assurer, via un
registre partagé par les professionnels de santé, la traçabilité et la
confidentialité des dossiers médicaux, permettant à un médecin d’avoir « accès
au parcours de soins d’un patient où qu’il se trouve ». Les données
médicales, certifiées par la blockchain, peuvent ainsi être utilisées
instantanément,
ce qui peut se révéler utile lorsqu’une décision médicale doit être prise alors
que la vie d’une personne est en jeu.
Si les entreprises s’intéressent de près à la blockchain, elles ne sont
pas les seules. Actuellement, en Europe, « 6 gouvernements sont
prêts à acquérir une blockchain pour leur système fiscal interne d’imposition »,
a ainsi révélé Kim Dauthel.
« Créer des
passerelles »
Au-delà, la blockchain se positionne comme un « élément clé
fédérateur d’un certain nombre de technologies » et « permet
de créer des passerelles entre silos ; un workflow supra qui permet de
faire en sorte que les entreprises se parlent », a jugé Xavier
Simonin.
Les blockchains privées, bien qu’elles soient pointées du doigt pour leur
centralisation, peuvent notamment permettre de « rattacher différents
systèmes qui ne se parlent pas bien dans une même entreprise, par exemple les
banques », a-t-il affirmé.
De plus en
plus d’entreprises forment par ailleurs des consortiums. Les principales
sociétés espagnoles du secteur bancaire, de l’énergie et des télécommunications
(entre autres) ont ainsi créé Alastria, le premier réseau national
réglementé basé sur la blockchain, « pour créer une identité numérique
nationale et faire en sorte que cette identité soit utilisée partout, dans
toute la vie économique en Espagne ». Ce consortium à but non
lucratif, plateforme collaborative commune, développe la technologie DLT
(« distributed ledger technology », autrement appelée « technologie
de registre distribué » – la blockchain étant elle-même un type de
DLT), et ambitionne d’accélérer la transformation numérique de différents
secteurs industriels et commerciaux.
Plusieurs banques ont par ailleurs rejoint le consortium blockchain R3,
lancé par la start-up R3-CEV, pour mettre en place les bases d’une blockchain
partagée entre établissements bancaires et permettre le développement de
nouveaux services financiers.
« Chacun de vos cabinets,
isolé, demain, est mort »
Face à cette « ère de la blockchain », les professions
qui, eu égard à leur fonctionnement ou à leur objet, risquent d’être affectées
– ou le sont déjà –, doivent dès aujourd’hui s’adapter, a estimé Xavier
Simonin. Et à ce titre, la profession comptable, selon lui, n’y échappe pas.
Les professionnels du chiffre ont ainsi été appelés à prendre la blockchain au
sérieux et à bras le corps : « Comment allez-vous faire avec ces
nouveaux systèmes basés sur blockchain ? Comment allez-vous auditer des
blockchains privées, développées par des entreprises pour elles-mêmes ?
Qui allez-vous choisir comme partenaires pour faire ce genre de chose ?
Avez-vous les moyens de les payer ? ».
Des questionnements d’autant plus importants que la profession
semblerait, à l’entendre, presque en sursis. « Quand les données sont
certifiées et entrées dans la blockchain, il n’y a plus besoin de les contrôler
car la traçabilité est effective de bout en bout, on peut remonter jusqu’à la
donnée brute. Dans cette optique, le rôle des experts-comptables va être
considérablement réduit », a averti Xavier Simonin, interpellant la
profession : « Chacun de vos cabinets, isolé, demain, est mort.
Si vous vous unissez, la donne sera différente ».
Face à des modèles qui changent, le consulting partner chez Sopra Steria
a formulé deux recommandations à l’égard des experts-comptables présents
à cette édition des Digital Disruptive Days, vitales pour la
profession : se regrouper, donc, mais aussi se poser la question de la
plus-value du métier. « Vous devez vous demander quel service vous
allez apporter. Quelle est la valeur-ajoutée qui ne sera pas captée par
l’intelligence artificielle ou la blockchain ? Comment étendre votre
métier à d’autres éléments pour lesquels vous allez devenir agrégateur, tiers
de confiance ? Comment allez-vous intervenir dans les écosystèmes, en
devenant une plateforme centrale de ces derniers ? Comment allez-vous
créer votre market place ? Qu’est-ce qui va faire que vous allez
dépasser votre métier et aller au-delà pour apporter un service que vous
n’offrez pas aujourd’hui ? » a interrogé Xavier Simonin.
Kim Dauthel a cependant tenu à rassurer son public : « Tant
que l’intelligence artificielle ne peut pas reconnaître si un document est
valable ou non, le rôle de tiers de confiance reste intact. Sur ce point, il y
aura toujours besoin d’un expert-comptable, blockchain ou non ».
Bérengère Margaritelli