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Entretien avec Emmanuel Pierrat, avocat et coauteur du Code de la liberté d’expression

Entretien avec Emmanuel Pierrat, avocat et coauteur du Code de la liberté d’expression
Publié le 12/06/2018 à 10:22

Le 27 avril dernier sortait le Code de la liberté d’expression, premier du genre ! Coécrit par Vincent Ohannassian et Emmanuel Pierrat, avocats, le Journal Spécial des Sociétés a souhaité mettre en lumière cet ouvrage, en s’entretenant avec Maître Pierrat. Comment est née la volonté d’écrire un code sur le sujet ? Comment procéder pour élaborer un tel ouvrage ? L’occasion aussi de questionner ce spécialiste sur un état des lieux de la liberté d’expression, aujourd’hui, en France.

 



C’est le premier Code de la liberté d’expression. Comment vous est venue l’idée de créer ce code ?

E.P. : Au lendemain des attentats des 7 et 9 janvier 2015, j’ai écrit un ouvrage consacré à la liberté d’expression [« La liberté sans expression ? – Jusqu’où peut-on tout dire, écrire dessiner » (Flammarion)]. Ayant écrit de nombreux ouvrages sur le sujet, il m’était apparu important – suite à la forte mobilisation des sept millions de personnes descendues dans la rue pour défendre la liberté d’expression, mais aussi suite à la réaction des chaines de télévision américaines qui ont flouté la couverture du nouveau Charlie –, de consacrer un ouvrage qui se veut être un « précis citoyen » sur le sujet.

De son coté, Vincent Ohannessian, avocat au Barreau de Paris, qui n’est pourtant pas un « spécialiste » de la matière, a eu l’idée de réaliser un ouvrage de « juriste ». C’est ainsi qu’est né le code.

Traitant de façon transversale le domaine, il couvre toutes les sphères de façon thématique et s’adresse autant au président de syndicat qu’au curé, en passant par l’avocat ou un juré.

 



Comment expliquez-vous le fait qu’il n’existait pas de recueil similaire auparavant ?

C’est un sujet transversal très large. Les multiples formes et secteurs concernés ont pu en décourager plus d’un ! Sans parler des nombreux textes et jurisprudences (plus de 1 600 textes de droit répressif) référencés dans cet ouvrage. Mais malgré l’abondance des textes venant l’encadrer, il existe, en France, une très grande liberté d’expression.

 



La liberté d’expression recouvre des domaines variés. Comment avez-vous procédé pour réaliser cet ouvrage ?

Sa réalisation nous pris plus de trois années. J’ai davantage travaillé sur la structure du code, sa « carcasse », son scénario. Vincent Ohannessian s’est quant à lui penché sur le fond, avec un travail de recherche très approfondi. Aussi, comme tout code, il respecte la hiérarchisation des textes, ici commentés.

 



La préface a été rédigée par Mireille Delmas-Marty, présidente de l'Observatoire Pharos du pluralisme des cultures et des religions. La liberté d’expression et le vivre ensemble sont-ils intimement liés ?

La liberté d’expression est le corolaire du vivre ensemble et réciproquement. Le pluralisme et la liberté doivent s’exprimer, mais il faut les encadrer. C’est la conception à la française. Dans les pays anglo-saxons, c’est différent. L’expression est totale, mais l’autocensure et l’hypocrisie demeurent. Vivement communautaires, les États-Unis sont au final un pays où les populations sont assez cloisonnées. La liberté d’expression permet de préserver le vivre ensemble.

 



Quel regard portez-vous sur la liberté d’expression aujourd’hui ? Diriez-vous qu’elle est davantage défendue ou, au contraire, qu’elle s’affaiblit en France ?

La liberté d’expression se doit de s’adapter à la société qui évolue, avec notamment les nouveaux modes de communication. L’utilisation permanente des smartphones et des réseaux sociaux a en effet décloisonné la parole privée et les informations. Auparavant, l’individu choisissait d’accéder à un contenu, aujourd’hui, il « s’impose » à lui. Ce décloisonnement peut être dangereux, car l’information doit désormais plaire à tous ; celle-ci n’en devient que plus lisse, soumise à de l’autocensure.

Le développement des réseaux sociaux a en effet emmené le législateur à réfléchir à ce qu’est la liberté d’expression aujourd’hui. Mais le corpus existe et il n’est pas nécessaire d’y ajouter des textes répressifs. Il faudrait au contraire « dépoussiérer » les nombreux textes annexes et légiférer fermement, en obligeant par exemple Twitter à associer à chaque compte un responsable de la rédaction, responsable ainsi du contenu des posts publiés.

 



Quel regard portez-vous sur l’amalgame fait entre liberté d’expression et le « droit de tout dire », avec notamment ces violences exprimées notamment sur les réseaux sociaux ? Comment cela peut-il être régulé ?

Sur Twitter est née une nouvelle forme de haine, et l’incitation à la haine est punissable. Les réseaux sociaux se doivent d’être régulés, que ce soit pour protéger les individus contre la diffamation ou assurer la protection de la vie privée.

L’éducation est aussi primordiale. En effet, de nombreux enfants sont déjà présents sur les réseaux. C’est en les éduquant qu’ils en auront une meilleure utilisation.  

 



En tant qu’avocat, quel regard portez-vous sur le secret professionnel, et notamment le débat avec les juristes d'entreprise ?

Tout comme les formes de communication, la profession d’avocat évolue. Je suis pour que nous l’ouvrions au monde de l’entreprise. Nous assistons aujourd’hui à une volonté de transparence permanente. Mais le secret est parfois nécessaire, et le droit au secret professionnel est essentiel. Ces avocats en entreprise prêteront ainsi serment et la fonction pourra alors s’adapter à cette nouvelle façon d’exercer.

 


Vous êtes président du Pen Club Français - association qui défend la liberté d’expression et les écrivains en prison et persécutés dans le monde. Pouvez-vous nous en dire un peu plus ?

Le Pen Club est l’une des plus anciennes ONG mondiales, pour ne pas dire LA plus ancienne. Créée en 1921, elle vise à défendre les libertés d’expression et les écrivains persécutés dans le monde. La section française, créée cette même année, a connu des dirigeants prestigieux (Anatole France, Paul Valéry…), aussi, je suis honoré d’être, depuis janvier 2018, à la tête du Pen Club Français. Nous nous engageons vivement pour défendre les écrivains en danger. Paris a le statut de ville refuge, et dans ce cadre, nous nous mobilisons pour accueillir, à Paris ou dans d’autres villes, en France, des écrivains en danger dans leur pays. Nous nous retrouverons parfois dans des situations d’urgence, à devoir gérer, mais cette mobilisation est primordiale.

 



Où s’arrête selon vous la liberté d’expression ?

Pour reprendre la théorie de Charles Girard, il faut distinguer l’offense du préjudice : « On doit, en démocratie, être libre d’offenser, mais certainement pas libre de nuire » disait-il. « La liberté d’offenser n’est donc pas liberté d’humilier ou de calomnier ; elle n’est pas non plus liberté d’injurier ou de diffamer » poursuit-il. Il distingue ainsi le préjudice de l’offense, soulignant que le premier est punissable, contrairement au second.

Aussi, malgré la grande liberté d’expression qui règne en France, il est important que celle-ci soit encadrée. On peut s’exprimer, mais le racisme par exemple demeure un délit.

 

Propos recueillis par Constance Périn

 

 

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