Le 27 avril dernier sortait le Code de la liberté d’expression, premier du
genre ! Coécrit par Vincent Ohannassian et Emmanuel Pierrat, avocats, le
Journal Spécial des Sociétés a souhaité mettre en lumière cet ouvrage, en
s’entretenant avec Maître Pierrat. Comment est née la volonté d’écrire un code
sur le sujet ? Comment procéder pour élaborer un tel ouvrage ?
L’occasion aussi de questionner ce spécialiste sur un état des lieux de la
liberté d’expression, aujourd’hui, en France.
C’est le premier Code de la liberté d’expression. Comment vous est venue
l’idée de créer ce code ?
E.P. : Au lendemain des attentats des 7 et 9 janvier 2015, j’ai écrit
un ouvrage consacré à la liberté d’expression [« La liberté sans expression ?
– Jusqu’où peut-on tout dire, écrire dessiner » (Flammarion)]. Ayant
écrit de nombreux ouvrages sur le sujet, il m’était apparu important – suite à
la forte mobilisation des sept millions de personnes descendues dans la rue
pour défendre la liberté d’expression, mais aussi suite à la réaction des
chaines de télévision américaines qui ont flouté la couverture du nouveau Charlie –,
de consacrer un ouvrage qui se veut être un « précis citoyen »
sur le sujet.
De son coté, Vincent Ohannessian, avocat au Barreau de Paris, qui n’est
pourtant pas un « spécialiste » de la matière, a eu l’idée de
réaliser un ouvrage de « juriste ». C’est ainsi qu’est né le
code.
Traitant de façon transversale le domaine, il couvre toutes les sphères de
façon thématique et s’adresse autant au président de syndicat qu’au curé, en
passant par l’avocat ou un juré.
Comment expliquez-vous le fait qu’il n’existait pas de recueil similaire
auparavant ?
C’est un sujet transversal très large. Les multiples formes et secteurs
concernés ont pu en décourager plus d’un ! Sans parler des nombreux textes
et jurisprudences (plus de 1 600 textes de droit répressif) référencés
dans cet ouvrage. Mais malgré l’abondance des textes venant l’encadrer, il
existe, en France, une très grande liberté d’expression.
La liberté d’expression recouvre des domaines variés. Comment avez-vous
procédé pour réaliser cet ouvrage ?
Sa réalisation nous pris plus de trois années. J’ai davantage travaillé sur
la structure du code, sa « carcasse », son scénario. Vincent
Ohannessian s’est quant à lui penché sur le fond, avec un travail de recherche
très approfondi. Aussi, comme tout code, il respecte la hiérarchisation des
textes, ici commentés.
La préface a été rédigée par Mireille Delmas-Marty, présidente de
l'Observatoire Pharos du pluralisme des cultures et des religions. La liberté
d’expression et le vivre ensemble sont-ils intimement liés ?
La liberté d’expression est le corolaire du vivre ensemble et
réciproquement. Le pluralisme et la liberté doivent s’exprimer, mais il faut
les encadrer. C’est la conception à la française. Dans les pays anglo-saxons,
c’est différent. L’expression est totale, mais l’autocensure et l’hypocrisie
demeurent. Vivement communautaires, les États-Unis sont au final un pays où les
populations sont assez cloisonnées. La liberté d’expression permet de préserver
le vivre ensemble.
Quel regard portez-vous sur la liberté d’expression aujourd’hui ?
Diriez-vous qu’elle est davantage défendue ou, au contraire, qu’elle
s’affaiblit en France ?
La liberté d’expression se doit de s’adapter à la société qui évolue, avec
notamment les nouveaux modes de communication. L’utilisation permanente des
smartphones et des réseaux sociaux a en effet décloisonné la parole privée et
les informations. Auparavant, l’individu choisissait d’accéder à un contenu,
aujourd’hui, il « s’impose » à lui. Ce décloisonnement
peut être dangereux, car l’information doit désormais plaire à tous ;
celle-ci n’en devient que plus lisse, soumise à de l’autocensure.
Le développement des réseaux sociaux a en effet emmené le législateur à
réfléchir à ce qu’est la liberté d’expression aujourd’hui. Mais le corpus
existe et il n’est pas nécessaire d’y ajouter des textes répressifs. Il faudrait
au contraire « dépoussiérer » les nombreux textes annexes et
légiférer fermement, en obligeant par exemple Twitter à associer à chaque
compte un responsable de la rédaction, responsable ainsi du contenu des posts
publiés.
Quel regard portez-vous sur l’amalgame fait entre liberté d’expression et
le « droit de tout dire », avec notamment ces violences exprimées
notamment sur les réseaux sociaux ? Comment cela peut-il être
régulé ?
Sur Twitter est née une nouvelle forme de haine, et l’incitation à la haine
est punissable. Les réseaux sociaux se doivent d’être régulés, que ce soit pour
protéger les individus contre la diffamation ou assurer la protection de la vie
privée.
L’éducation est aussi primordiale. En effet, de nombreux enfants sont déjà
présents sur les réseaux. C’est en les éduquant qu’ils en auront une meilleure
utilisation.
En tant qu’avocat, quel regard portez-vous sur le secret professionnel, et
notamment le débat avec les juristes d'entreprise ?
Tout comme les formes de communication, la profession d’avocat évolue. Je
suis pour que nous l’ouvrions au monde de l’entreprise. Nous assistons
aujourd’hui à une volonté de transparence permanente. Mais le secret est
parfois nécessaire, et le droit au secret professionnel est essentiel. Ces
avocats en entreprise prêteront ainsi serment et la fonction pourra alors
s’adapter à cette nouvelle façon d’exercer.
Vous êtes président du Pen Club Français - association qui défend la
liberté d’expression et les écrivains en prison et persécutés dans le monde.
Pouvez-vous nous en dire un peu plus ?
Le Pen Club est l’une des plus anciennes ONG mondiales, pour ne pas dire LA
plus ancienne. Créée en 1921, elle vise à défendre les libertés d’expression et
les écrivains persécutés dans le monde. La section française, créée cette même
année, a connu des dirigeants prestigieux (Anatole France, Paul Valéry…),
aussi, je suis honoré d’être, depuis janvier 2018, à la tête du Pen Club
Français. Nous nous engageons vivement pour défendre les écrivains en danger.
Paris a le statut de ville refuge, et dans ce cadre, nous nous mobilisons pour
accueillir, à Paris ou dans d’autres villes, en France, des écrivains en danger
dans leur pays. Nous nous retrouverons parfois dans des situations d’urgence, à
devoir gérer, mais cette mobilisation est primordiale.
Où s’arrête selon vous la liberté d’expression ?
Pour reprendre la théorie de Charles Girard, il faut distinguer l’offense
du préjudice : « On doit, en démocratie, être libre d’offenser,
mais certainement pas libre de nuire » disait-il. « La liberté
d’offenser n’est donc pas liberté d’humilier ou de calomnier ; elle n’est
pas non plus liberté d’injurier ou de diffamer » poursuit-il. Il
distingue ainsi le préjudice de l’offense, soulignant que le premier est
punissable, contrairement au second.
Aussi, malgré la grande liberté d’expression qui règne en France, il est
important que celle-ci soit encadrée. On peut s’exprimer, mais le racisme par
exemple demeure un délit.
Propos recueillis par Constance Périn