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Entretien avec Marc Mossé, président de l’AFJE

Entretien avec Marc Mossé, président de l’AFJE
Publié le 28/11/2019 à 09:22

Depuis janvier 2019, Marc Mossé est président de l’Association française des juristes d’entreprise (AFJE). Ancien secrétaire de la Conférence des avocats au Conseil d’État et à la Cour de cassation, et ancien avocat au barreau de Paris, il est aujourd’hui directeur des affaires publiques et juridiques de Microsoft Europe.
À quelques jours de la 9
e
édition du Campus de l’AFJE qui se tiendra le 29 novembre prochain, le
JSS s’est entretenu avec lui.




La confidentialité des juristes est depuis des années le « cheval de bataille » de l’AFJE. Le rapport Gauvain, remis le 27 juin dernier au Premier ministre, propose de doter les avis des juristes d’entreprise de la confidentialité par la création de l’avocat en entreprise. Quel regard portez-vous sur cette proposition ?


La reconnaissance de la confidentialité pour les avis écrits et consultations des juristes d’entreprise est une des priorités de l’AFJE. L’excellent rapport du Député Raphaël Gauvain recentre la question autour de l’intérêt général. C’est pour cela qu’il reçoit un soutien aussi large, y compris chez de nombreux avocats. Comme nous l’avons toujours plaidé, il s’agit de protéger les entreprises françaises, quelle que soit leur taille, dans un environnement international de plus en plus tendu. Nous parlons de compétitivité des opérateurs économiques français et européens et pas d’une quelconque revendication corporatiste. Nous avons cette volonté d’affirmer l’attractivité du droit français. Nous ne pouvons pas attendre plus longtemps pour rétablir l’égalité des armes et l’avocat en entreprise sera une conséquence de cette évolution. Le soutien du MEDEF et de l’Association française des entreprises privées (AFEP) montre l’importance du sujet pour notre économie. En avançant dans cette voie, nous construirons certainement les fondations d’une grande profession du droit dont tout le monde mesure l’urgence. Nous serons bien sûr très fermes pour que l’intégration des juristes se fasse dans le respect de leur expérience dans l’entreprise. Nous refusons toute discrimination à cet égard. La réponse du président de la République alors candidat en faveur de cette évolution, comme les paroles positives du Premier ministre lors du Grenelle 2, et de la ministre de la Justice pour les 50 ans de l’AFJE, sont des signes plus qu’encourageants. Pour sa part, l’AFJE est en mouvement pour travailler avec le gouvernement et les parlementaires comme avec les avocats afin de résoudre les difficultés techniques, et reste mobilisée sur l’ensemble du territoire pour faire la pédagogie de ce sujet.


 


L’idée d’une vraie filière juridique est de plus en plus mise en avant. Quels avantages présente-t-elle ?


Construire une communauté de juristes forte et cohérente est un objectif pour lequel nous devons toutes et tous nous mobiliser. Et bien sûr d’abord, les juristes d’entreprise et, les avocats. Faire du droit français – et, au-delà, européen – un instrument de compétitivité et d’attractivité suppose une organisation offensive et même conquérante de nos professions. C’est également une façon de consolider la culture juridique dans notre pays. Nous sommes, et sans doute encore plus avec la logique de la Ve République, un pays d’ingénieurs et de fonctionnaires. Ce n’est pas une critique négative mais un constat de rapports des forces actives dans l’organisation de l’État. En France, le droit – qu’on ne doit pas réduire à la loi, à la réglementation ou à la sacro-sainte circulaire – n’a pas toujours eu la place qu’il devait occuper. Alors que nous vivons une nouvelle révolution industrielle portée par la transformation numérique, le droit et donc ses acteurs doivent reprendre un rôle moteur dans nos sociétés. Pour y parvenir, il est essentiel que la filière juridique soit rassemblée. Vivre en silos même amicaux, ne suffit pas à faire que notre pays soit juridiquement conquérant. En outre, cette grande communauté des juristes sera un accélérateur pour la croissance du marché du droit. Il est déjà de 31 milliards d’euros et peut encore croître substantiellement. En renforçant la fonction juridique dans les entreprises et leur rôle de donneurs d’ordre, il est certain que les avocats auront encore plus de dossiers à traiter ; tout l’inverse des craintes qui existent parfois encore lorsque l’on aborde le sujet de l’avocat en entreprise. Enfin, et c’est sans doute une évolution de plus en plus marquante, la place du droit dans un environnement davantage complexe exige une approche pluridisciplinaire plus forte. Les nouveaux champs du droit, ajouté à la complexité grandissante des matières traditionnelles, que sont la conformité (y incluant la lutte contre la corruption et la RSE), la protection des données personnelles, la cybersécurité et les questions posées par des innovations constantes, obligent à travailler ensemble de façon plus collaborative qu’auparavant.


 


L’intelligence artificielle fait de plus en plus partie du quotidien de la profession. Quel regard portez-vous sur ces innovations qui accompagnent les juristes d’entreprise dans l’exercice de leur fonction ?


L’intelligence artificielle est devenue le concept « hype » auquel nul n’échappe. Elle accompagne, et accompagnera de plus en plus, les juristes. Nous devons l’appréhender comme utilisateur de technologies. Nous devons aussi être les garants de certains principes juridiques protecteurs des droits fondamentaux en favorisant l’innovation responsable. Cette double maîtrise conduit à ce que le juriste se familiarise avec la machine. D’abord, il est important de cerner ce qui relève ou non de l’IA. Il y a certes de multiples définitions. Sans remonter à celle de la conférence de Dartmouth de l’été 1956 souvent présentée comme fondatrice, peut-être pourrait-on considérer l’IA comme un système de calcul dont l’algorithme lui permet d’apprendre de l’expérience en discernant des modèles de raisonnement via l’utilisation des données le nourrissant et prenant des décisions en conséquence. Cette définition est certainement imparfaite, mais avant de se laisser emporter par la tentation de la science-fiction ou des récits dystopiques, il importe donc que le juriste conçoive l’IA comme un outil d’aide à sa décision. Aussi, il est essentiel que le juriste apprenne à travailler avec la machine et en comprenne les processus logiques. Il ne s’agit pas de faire de tout juriste un développeur, même si des doubles profils existent déjà et existeront davantage encore dans un futur proche. En revanche, il faut que le juriste ait une approche pluridisciplinaire de ces questions. Un point en particulier mérite d’être souligné à cet égard : la question des biais algorithmiques. Dans le domaine de la justice prédictive, par exemple, cela l’est tout particulièrement. Il s’agit d’éviter les biais cognitifs qui peuvent, le cas échéant, entraîner des discriminations. C’est pourquoi, au-delà d’en être un utilisateur averti, le juriste doit aussi contribuer à façonner les principes éthiques qui peuvent s’appliquer à l’IA, voire imaginer des régulations nécessaires comme, par exemple, concernant la reconnaissance faciale. L’intelligence artificielle loin d’être une menace pour le juriste, lui confère un rôle clé.


 


«  La place du droit dans un environnement davantage
complexe exige une approche pluridisciplinaire plus forte »


 



Le 29 novembre prochain se tiendra la 9e édition du Campus AFJE. Pouvez-vous nous en dire plus ?


La 9e édition du Campus est devenue le rendez-vous incontournable de la formation des juristes. C’est désormais l’événement leader pour notre métier. Nous attendons plus de 400 personnes de toute la France pour participer à plus de 18 ateliers assurés par 45 intervenants experts dans leur domaine. Chaque année nous adaptons le programme à l’aune des besoins des juristes et des nouveaux thèmes structurants susceptibles d’impacter la mise en œuvre du droit par l’entreprise et en son sein. Nous avons une approche scientifique avec plusieurs membres de notre conseil d’administration et des universitaires et avocats voire magistrats avec qui nous échangeons en amont – et je veux remercier ici Véronique Chapuis, vice-présidente de l’AFJE, qui œuvre à cet égard depuis plusieurs années – ainsi qu’une écoute des retours des participants de l’édition précédente. Cette nouvelle édition est placée sous les auspices de Louis Pasteur :
« La chance ne sourit qu’aux esprits préparés »
. Il s’agit là de l’exigence que nous portons pour le Campus AFJE mais aussi tous les cycles de formation continue construits par l’AFJE. Les juristes doivent maîtriser un champ de compétence en constante évolution, tout en développant de plus en plus de soft skills, allant du travail collaboratif à la gestion en mode projet, sans oublier le numérique. Nous nous efforçons de répondre aux besoins de formation de chacun de nos membres.


Le juriste d’entreprise d’aujourd’hui n’est plus le même que celui d’il y a dix ans. Comment a-t-il évolué ?


Il est, et doit toujours être, un gardien de la sécurité juridique ; ce que renforce la montée en puissance des programmes de conformité. En même temps, il est évidemment un business partner, apporteur de solutions conformes au droit. Cette dualité de rôle en fait un véritable stratège au cœur de l’entreprise. On voit comment de plus en plus de juristes occupent des places au sein des comités de direction et autres organes de gouvernance. D’ailleurs, nombreux sont les secrétaires généraux issus des rangs des directeurs juridiques. La prochaine étape consiste à confirmer ce mouvement, mais aussi à voir de plus en plus de juristes prendre des directions générales ou opérationnelles et aussi des postes d’administrateurs. L’entreprise, comme la puissance publique, est confrontée à une complexité croissante et en évolution constante de son environnement, ainsi qu’à des attentes fortes des parties prenantes. Le juriste est au cœur de ces évolutions. Il est un créateur de normes et un producteur de sens. Dire le droit dans l’entreprise, c’est être dans la co-construction de la stratégie et de ses conséquences.


 


Quelles sont les principales qualités qu’un juriste d’entreprise doit posséder ?


Bien sûr, le juriste doit toujours, et même plus que jamais, apporter son expertise et sa rigueur. Toutefois, il y a très longtemps que le splendide isolement du sachant n’est plus une figure pertinente. Le juriste augmenté, celui de demain, doit ajouter sa créativité, une capacité de communication et une volonté d’être pleinement un animateur d’équipe. Sa curiosité et son ouverture au monde sont des atouts indispensables pour devenir un leader dans l’entreprise et en-dehors.


 


Propos recueillis par Constance Périn


 


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