Depuis janvier 2019, Marc
Mossé est président de l’Association française des juristes d’entreprise
(AFJE). Ancien secrétaire de la Conférence des avocats au Conseil d’État et à
la Cour de cassation, et ancien avocat au barreau de Paris, il est aujourd’hui
directeur des affaires publiques et juridiques de Microsoft Europe.
À quelques jours de la 9e édition du
Campus de l’AFJE qui se tiendra le 29 novembre prochain, le JSS s’est entretenu avec
lui.
La confidentialité des juristes est depuis
des années le « cheval de bataille » de l’AFJE. Le rapport Gauvain,
remis le 27 juin dernier au Premier ministre, propose de doter les avis des juristes
d’entreprise de la confidentialité par la création de l’avocat en entreprise.
Quel regard portez-vous sur cette proposition ?
La reconnaissance de la confidentialité pour les avis écrits et consultations
des juristes d’entreprise est une des priorités de l’AFJE. L’excellent rapport
du Député Raphaël Gauvain recentre la question autour de l’intérêt général.
C’est pour cela qu’il reçoit un soutien aussi large, y compris chez de nombreux
avocats. Comme nous l’avons toujours plaidé, il s’agit de protéger les
entreprises françaises, quelle que soit leur taille, dans un environnement
international de plus en plus tendu. Nous parlons de compétitivité des
opérateurs économiques français et européens et pas d’une quelconque
revendication corporatiste. Nous avons cette volonté d’affirmer l’attractivité
du droit français. Nous ne pouvons pas attendre plus longtemps pour rétablir
l’égalité des armes et l’avocat en entreprise sera une conséquence de cette
évolution. Le soutien du MEDEF et de l’Association française des entreprises
privées (AFEP) montre l’importance du sujet pour notre économie. En avançant
dans cette voie, nous construirons certainement les fondations d’une grande
profession du droit dont tout le monde mesure l’urgence. Nous serons bien sûr
très fermes pour que l’intégration des juristes se fasse dans le respect de
leur expérience dans l’entreprise. Nous refusons toute discrimination à cet
égard. La réponse du président de la République alors candidat en faveur de
cette évolution, comme les paroles positives du Premier ministre lors du
Grenelle 2, et de la ministre de la Justice pour les 50 ans de l’AFJE, sont des signes plus qu’encourageants. Pour sa part,
l’AFJE est en mouvement pour travailler avec le gouvernement et les
parlementaires comme avec les avocats afin de résoudre les difficultés
techniques, et reste mobilisée sur l’ensemble du territoire pour faire la
pédagogie de ce sujet.
L’idée d’une vraie filière juridique est de
plus en plus mise en avant. Quels avantages présente-t-elle ?
Construire une communauté de juristes forte et cohérente est un objectif
pour lequel nous devons toutes et tous nous mobiliser. Et bien sûr d’abord, les
juristes d’entreprise et, les avocats. Faire du droit français – et, au-delà,
européen – un instrument de compétitivité et d’attractivité suppose une
organisation offensive et même conquérante de nos professions. C’est également
une façon de consolider la culture juridique dans notre pays. Nous sommes, et
sans doute encore plus avec la logique de la Ve République, un pays
d’ingénieurs et de fonctionnaires. Ce n’est pas une critique négative mais un
constat de rapports des forces actives dans l’organisation de l’État. En
France, le droit – qu’on ne doit pas réduire à la loi, à la réglementation ou à
la sacro-sainte circulaire – n’a pas toujours eu la place qu’il devait occuper.
Alors que nous vivons une nouvelle révolution industrielle portée par la
transformation numérique, le droit et donc ses acteurs doivent reprendre un
rôle moteur dans nos sociétés. Pour y parvenir, il est essentiel que la filière
juridique soit rassemblée. Vivre en silos même amicaux, ne suffit pas à faire
que notre pays soit juridiquement conquérant. En outre, cette grande communauté
des juristes sera un accélérateur pour la croissance du marché du droit. Il est
déjà de 31 milliards d’euros et peut encore croître
substantiellement. En renforçant la fonction juridique dans les entreprises et
leur rôle de donneurs d’ordre, il est certain que les avocats auront encore
plus de dossiers à traiter ; tout l’inverse des craintes qui existent
parfois encore lorsque l’on aborde le sujet de l’avocat en entreprise. Enfin,
et c’est sans doute une évolution de plus en plus marquante, la place du droit
dans un environnement davantage complexe exige une approche pluridisciplinaire
plus forte. Les nouveaux champs du droit, ajouté à la complexité grandissante
des matières traditionnelles, que sont la conformité (y incluant la lutte
contre la corruption et la RSE), la protection des données personnelles, la
cybersécurité et les questions posées par des innovations constantes, obligent
à travailler ensemble de façon plus collaborative qu’auparavant.
L’intelligence artificielle fait de plus en
plus partie du quotidien de la profession. Quel regard portez-vous sur ces
innovations qui accompagnent les juristes d’entreprise dans l’exercice de leur
fonction ?
L’intelligence artificielle est devenue le concept « hype »
auquel nul n’échappe. Elle accompagne, et accompagnera de plus en plus, les
juristes. Nous devons l’appréhender comme utilisateur de technologies. Nous
devons aussi être les garants de certains principes juridiques protecteurs des
droits fondamentaux en favorisant l’innovation responsable. Cette double maîtrise
conduit à ce que le juriste se familiarise avec la machine. D’abord, il est
important de cerner ce qui relève ou non de l’IA. Il y a certes de multiples
définitions. Sans remonter à celle de la conférence de Dartmouth de l’été 1956 souvent présentée comme fondatrice, peut-être pourrait-on considérer l’IA
comme un système de calcul dont l’algorithme lui permet d’apprendre de
l’expérience en discernant des modèles de raisonnement via l’utilisation des
données le nourrissant et prenant des décisions en conséquence. Cette
définition est certainement imparfaite, mais avant de se laisser emporter par
la tentation de la science-fiction ou des récits dystopiques, il importe donc
que le juriste conçoive l’IA comme un outil d’aide à sa décision. Aussi, il est
essentiel que le juriste apprenne à travailler avec la machine et en comprenne
les processus logiques. Il ne s’agit pas de faire de tout juriste un
développeur, même si des doubles profils existent déjà et existeront davantage
encore dans un futur proche. En revanche, il faut que le juriste ait une
approche pluridisciplinaire de ces questions. Un point en particulier mérite
d’être souligné à cet égard : la question des biais algorithmiques. Dans
le domaine de la justice prédictive, par exemple, cela l’est tout
particulièrement. Il s’agit d’éviter les biais cognitifs qui peuvent, le cas
échéant, entraîner des discriminations. C’est pourquoi, au-delà d’en être un
utilisateur averti, le juriste doit aussi contribuer à façonner les principes
éthiques qui peuvent s’appliquer à l’IA, voire imaginer des régulations
nécessaires comme, par exemple, concernant la reconnaissance faciale.
L’intelligence artificielle loin d’être une menace pour le juriste, lui confère
un rôle clé.
« La place du
droit dans un environnement davantage
complexe exige une approche pluridisciplinaire plus forte »
Le 29 novembre prochain se
tiendra la 9e édition du Campus AFJE. Pouvez-vous nous en dire
plus ?
La 9e édition du Campus est devenue le rendez-vous
incontournable de la formation des juristes. C’est désormais l’événement leader
pour notre métier. Nous attendons plus de 400 personnes de toute la France pour participer à plus de 18 ateliers assurés par 45 intervenants
experts dans leur domaine. Chaque année nous adaptons le programme à l’aune des
besoins des juristes et des nouveaux thèmes structurants susceptibles
d’impacter la mise en œuvre du droit par l’entreprise et en son sein. Nous
avons une approche scientifique avec plusieurs membres de notre conseil
d’administration et des universitaires et avocats voire magistrats avec qui
nous échangeons en amont – et je veux remercier ici Véronique Chapuis,
vice-présidente de l’AFJE, qui œuvre à cet égard depuis plusieurs années –
ainsi qu’une écoute des retours des participants de l’édition précédente. Cette
nouvelle édition est placée sous les auspices de Louis Pasteur :
« La chance ne sourit qu’aux esprits préparés ». Il s’agit là de
l’exigence que nous portons pour le Campus AFJE mais aussi tous les cycles de
formation continue construits par l’AFJE. Les juristes doivent maîtriser un
champ de compétence en constante évolution, tout en développant de plus en plus
de soft skills, allant du travail collaboratif à la gestion en mode
projet, sans oublier le numérique. Nous nous efforçons de répondre aux besoins
de formation de chacun de nos membres.
Le juriste d’entreprise d’aujourd’hui n’est
plus le même que celui d’il y a dix ans. Comment a-t-il évolué ?
Il est, et doit toujours être, un gardien de la sécurité
juridique ; ce que renforce la montée en puissance des programmes de
conformité. En même temps, il est évidemment un business partner,
apporteur de solutions conformes au droit. Cette dualité de rôle en fait un
véritable stratège au cœur de l’entreprise. On voit comment de plus en plus de
juristes occupent des places au sein des comités de direction et autres organes
de gouvernance. D’ailleurs, nombreux sont les secrétaires généraux issus des
rangs des directeurs juridiques. La prochaine étape consiste à confirmer ce
mouvement, mais aussi à voir de plus en plus de juristes prendre des directions
générales ou opérationnelles et aussi des postes d’administrateurs.
L’entreprise, comme la puissance publique, est confrontée à une complexité
croissante et en évolution constante de son environnement, ainsi qu’à des
attentes fortes des parties prenantes. Le juriste est au cœur de ces
évolutions. Il est un créateur de normes et un producteur de sens. Dire le
droit dans l’entreprise, c’est être dans la co-construction de la stratégie et
de ses conséquences.
Quelles sont les principales qualités qu’un
juriste d’entreprise doit posséder ?
Bien sûr, le juriste doit toujours, et même plus que jamais, apporter
son expertise et sa rigueur. Toutefois, il y a très longtemps que le splendide
isolement du sachant n’est plus une figure pertinente. Le juriste augmenté,
celui de demain, doit ajouter sa créativité, une capacité de communication et
une volonté d’être pleinement un animateur d’équipe. Sa curiosité et son
ouverture au monde sont des atouts indispensables pour devenir un leader
dans l’entreprise et en-dehors.
Propos
recueillis par Constance Périn