Avocat au barreau de Paris depuis 1990,
spécialiste en droit pénal, Maître Pierre Lumbroso est notamment l’auteur de
l’ouvrage « Libre d’être putain
? Manifeste pour une prostitution choisie ». Entretien.
Maître Lumbroso, vous êtes avocat
au barreau de Paris. Pourriez-vous présenter votre cabinet en quelques
mots ?
Je suis né le 30 octobre 1963 à Boulogne-Billancourt. Je suis titulaire
d’un DEA de Droit des affaires de Paris 1 et diplômé de l’Institut de
criminologie de Paris 2. J’ai prêté serment au mois de janvier 1991. J’ai
été collaborateur de Maître Joseph Cohen-Saban, puis de Maître Henri
Leclerc, et je me suis installé à mon compte en 1995. Je suis
avocat spécialisé en droit pénal. J’ai eu à connaître, au cours de ma
carrière, différents dossiers dont celui « des Muses », celui
des « réseaux Chalabi », celui du « sang contaminé »,
celui « des attentats de Marrakech », le dossier « du
Temple Solaire », le dossier « des frères Khider »,
celui des réseaux de prostitution albanais, chinois et d’Amérique du Sud basés
au bois de Boulogne, et enfin, plus récemment, le dossier « AZF ».
J’ai écrit plusieurs livres et notamment « En quête de
justice » (Éditions Gammaprim), « La légitimité du juge d’instruction »
(Éditions du Rocher), « La prison, une machine à tuer » (Éditions du Rocher), «
Libre d’être putain » (Éditions L’Harmattan), et « Condamné à vivre » (Éditions
Flammarion). J’ai en préparation un nouveau livre qui s’appellera… « Et le cœur
de la justice s’est arrêté de battre ».
Vous êtes intervenu dans
des procès de prostitution. Quel est, selon vous, l’élément le plus marquant
dans ce type d’affaire ?
Pour bien comprendre la
prostitution dans notre pays, et plus précisément en Europe occidentale, il
faut faire la différence aujourd’hui entre les prostituées qui travaillent pour
leur compte, et souvent à domicile, ou dans des camionnettes, des réseaux de
prostitution internationaux qui fonctionnent sous forme pyramidale et qui est
assimilable à de l’esclavage.
Les dossiers qui sont renvoyés
dans des tribunaux correctionnels sont dans 99 % des cas des
dossiers de proxénétisme aggravé visant les réseaux de prostitution
internationaux.
L’élément le plus marquant et qui
est commun à tous ces réseaux est certainement la puissance des mafias,
qu’elles soient albanaises, chinoises ou africaines, qui exercent une pression
sur la famille des prostituées, puisque la tête du réseau reste en règle
générale basée dans son pays d’origine et n’hésite pas à menacer de mort la
famille de la prostituée, si cette dernière refusait de continuer à se
prostituer.
Le deuxième élément commun à ce
type de prostitution réside dans le fait qu’il s’agit de « cheptel »,
qui est ou bien pour les réseaux d’Europe de l’Est acheté à des vendeurs
d’esclaves aux frontières de la Biélorussie et dont le passeport est confisqué
dès l’arrivée en Europe, ou bien pour ce qui concerne l’Asie, l’espoir de
trouver un travail en Europe et donc l’achat par les filles de leur voyage,
puis du logement et de la nourriture ainsi que de la drogue dont elles auront
besoin pour pouvoir travailler en Europe, avec le même mode opératoire qui est
la confiscation du passeport jusqu’au complet remboursement des frais engagés.
Ce cheptel est envoyé
successivement dans plusieurs pays d’Europe occidentale et notamment suit les
filières de l’Italie et de la France.
Il semble que les victimes
soient souvent étrangères. Les modes opératoires suivis par les proxénètes
engendrent-ils des difficultés spécifiques pour la défense ?
La prostitution n’est pas une infraction pénale prévue par
le Code pénal français mais que seul le proxénétisme simple ou aggravé est
répréhensible par la loi puisqu’elle fait encourir une peine d’emprisonnement
de cinq ans pour les proxénètes qui travaillent avec une seule prostituée, et
de dix ans pour les proxénètes qui ont plusieurs prostituées.
Ce qui est compliqué dans la
défense des proxénètes qui sont interpellés et renvoyés devant le tribunal
correctionnel pour lesquels, en règle générale, plusieurs filles étrangères travaillent,
c’est que la tête du réseau fait partie d’une mafia locale qui reste dans son
pays d’origine et qui empêche donc les services de police de pouvoir les
interpeller. Les proxénètes qui sont arrêtés en France sont le plus souvent des
hommes de main qui sont envoyés par les mafias pour chaperonner les filles,
leur permettent de trouver un local pour se prostituer, de la nourriture, de
l’alcool, de la drogue, et, le cas échéant, qui les véhiculent d’un endroit à
un autre, pour qu’elles puissent effectuer le plus de passes possibles. Ce sont
donc souvent des personnages peu érudits qui craignent les mafias locales
autant que les prostituées, et qui sont menacés de la même manière que ces
dernières. Ils sont souvent condamnés à de lourdes peines alors qu’en fait,
sans vouloir dire qu’ils sont autant victimes que les prostituées, ils sont
souvent très proches des filles qu’ils font travailler.
En second lieu, lorsque leur
proxénète est arrêté et placé en détention, les prostituées étrangères sont
totalement perdues, puisqu’elles n’ont pas de moyen de retourner dans leur pays
d’origine, étant démunies de papiers d’identité, elles parlent rarement la
langue française et se rapprochent donc, en règle générale, de l’avocat du
proxénète afin de savoir ce qu’elles doivent faire, ce qui me pose souvent des
cas de conscience terribles puisque je serai bien évidemment tenté de leur dire
d’aller chercher un laissez-passer à leur ambassade ou à leur consulat pour
rentrer le plus vite possible dans leur famille. Malheureusement, l’emprise est
souvent tellement forte qu’elles s’obligent à continuer à se prostituer pour
payer les charges courantes et les honoraires de l’avocat du proxénète.
Entre les « michetonneuses »,
les réseaux organisés ou encore la prostitution occasionnelle, comment
cartographeriez-vous le phénomène ?
Il faut bien
faire la différence entre ce que l’on peut appeler la prostitution contrainte
et la prostitution choisie. Les réseaux de prostitution organisés, tels qu’ils
existent en Europe de l’Est ou en Asie, sont des réseaux de prostitution où les
filles sont contraintes de se prostituer, puisque des proxénètes les obligent à
travailler un certain nombre de jours par semaine, faire un certain nombre de
passes à un certain tarif, et ne leur laissent qu’un très faible pourcentage de
ce qu’elles ont pu gagner pour éviter qu’elles ne s’émancipent.
La
prostitution dite occasionnelle, ou celles qu’on appelle « les
michetonneuses » relève d’une prostitution choisie. Ces filles n’ont
pas de proxénète et choisissent de travailler à la carte, c’est-à-dire via
des sites Internet où elles proposent leurs charmes à des tarifs qui sont
souvent plus élevés que dans les réseaux organisés et où elles touchent bien
évidemment la totalité des recettes.
En ce qui
concerne les « michetonneuses », il est beaucoup plus
difficile de les catégoriser dans la mesure où il peut s’agir d’étudiantes, de
femmes célibataires – souvent avec des
enfants –, ou des femmes mariées qui travaillent en complet accord avec leur
mari ou compagnon pour obtenir des faveurs, des cadeaux ou de l’argent de la
part d’hommes riches.
Les femmes
qui travaillent à leur compte sont souvent parfaitement organisées et
espèreraient pouvoir obtenir un statut social comme il en existe en Allemagne,
aux Pays-Bas ou en Belgique. Elles revendiquent le fait qu’il s’agit d’un
travail comme un autre qui peut être assimilé à celui d’une assistante sociale
ou d’une psychologue puisque bien souvent, dans les témoignages que j’ai pu
recueillir, elles disent avoir une clientèle régulière d’hommes qui viennent
régler leurs problèmes psychologiques liés à leur sexualité ou aux difficultés
qu’ils peuvent rencontrer avec leur compagne.
Enfin, il est impossible de
donner une carte exacte du nombre de prostituées qui sont attachées aux réseaux
organisés comme celles qui pratiquent une prostitution choisie compte tenu du
fait que le contrôle de ces dernières par les services sociaux existe peu ou
pas.
Depuis la loi Marthe Richard de
1947 et la fermeture des maisons closes qui permettaient de pouvoir
comptabiliser et protéger les prostituées, il n’est plus possible de réellement
définir une cartographie de ces travailleuses du sexe.
La loi est-elle adaptée à
chacune de ces situations ?
Le principe étant que la
prostitution n’est pas une infraction pénale mais que seul le proxénétisme est
réprimé par la loi, la prostitution reste dans une zone grise. Elle est tolérée
mais il n’existe pas de législation à proprement dit sur le contrôle, la
prévention ou la répression de la prostitution.
C’est la raison pour laquelle la loi sur le
proxénétisme paraît aujourd’hui complètement inadaptée aux situations des
prostituées, dans la mesure où la seule infraction qui pourrait être reprochée
aux prostituées faisant parties des réseaux organisés serait le racolage actif
qui est une contravention de 5e classe.
Il serait important de mettre en
place une réelle législation européenne et internationale de coopération et
d’entraide policière et judiciaire afin de pouvoir couper à la source cette
délinquance. Il faudrait, pour cela, que la législation européenne et
internationale donne les moyens aux services de police et aux juges français
d’aller arrêter en collaboration avec leurs homologues des pays d’origine, les
mafias qui mettent en place ces réseaux structurés.
En ce qui concerne la
prostitution choisie, de quelque forme qu’elle soit, la législation me paraît
encore une fois inadaptée, puisque ces filles n’ont pas de proxénète et
qu’elles peuvent donc pratiquer leur activité sans grande difficulté. Depuis
les années 70 et les premières revendications des prostituées à Lyon, puis
à Paris, et des manifestations qui s’en sont suivies devant le Sénat, la France
n’a pas cru bon de devoir donner un vrai statut social aux travailleuses du
sexe. Elles ne peuvent pas se déclarer comme profession indépendante ou
autoentrepreneur, ce qui leur permettrait de bénéficier des mêmes avantages
sociaux que ces catégories : être affiliées à une caisse de sécurité
sociale, bénéficier des allocations familiales, d’une retraite et le cas
échéant d’une assurance chômage.
Il faudrait peut-être que nos législateurs se rendent
compte du rôle social que peuvent avoir certaines de ces prostituées, et même
s’il est impossible de savoir le nombre d’agressions sexuelles et de viols
évités grâce à leur travail, elles permettent, en tout état de cause, à des
hommes, souvent dans une misère sexuelle importante, de trouver chez ses femmes
un peu de réconfort.
L’usage d’Internet modifie les pratiques, les avocats
doivent-ils revoir leur approche ?
L’usage d’Internet par le monde de la prostitution a
été une vraie révolution, si l’on peut l’appeler ainsi, dans la mesure où pour
les réseaux organisés, ils ont pu mettre en place des sites qui pouvaient être
visibles par des hommes dans le monde entier, et ainsi savoir où était la plus
forte demande pour envoyer des filles dans les capitales européennes où les
réseaux avaient le plus de chance de faire de l’argent.
L’Internet a été utilisé par ces réseaux comme de
vrais sites marchands, avec des études marketing poussées au préalable selon la
culture et les habitudes des hommes de chaque pays à potentiel, et a permis de
toucher un nombre d’hommes plus important que dans le cadre d’une prostitution
classique.
L’usage d’Internet pour les prostituées qui travaillent
seules a été provoqué par la loi sur le racolage passif, aujourd’hui abrogé,
qui sanctionnait d’une contravention de 5e classe
toute femme qui pouvait donner l’impression d’attendre des clients en fonction
de sa tenue vestimentaire ou de la fréquentation habituelle de lieux de
prostitution.
Les filles ont alors décidé, pour les plus pauvres, de
s’enfoncer dans les bois de la grande banlieue parisienne, comme par exemple la
forêt de Gretz-Armainvilliers ou la forêt de Fontainebleau, ce qui les a souvent
isolées et a rendu plus facile les agressions dont elles sont victimes et pour
les plus riches, de louer des studios et de mettre sur des sites de rencontre
leur profil afin d’attirer des hommes chez elles.
Beaucoup d’entre elles m’ont indiqué que cette loi
avait rendu leur activité beaucoup plus dangereuse, dans la mesure où elles
n’avaient plus la possibilité de voir et de discuter avec leur client de visu
avant d’envisager un rapport sexuel, et ainsi déceler le cas échéant une
agression possible, mais qu’elles donnaient rendez-vous à ces hommes par
Internet à leur domicile, et que le premier contact qu’elles avaient avec eux
était à la porte de leur studio, si bien que les agressions étaient beaucoup
plus fréquentes.
La pénalisation des clients a-t-elle été efficace
selon vous ?
Les clients n’ont jamais été pénalisés en France, en
revanche ils sont pénalisés en Suède. Cette pénalisation les rend beaucoup plus
méfiants et oblige les prostituées à les recevoir dans des lieux isolés, loin
de la vue de tous, et rend donc dangereux l’activité.
En tout état de cause, la fréquentation des
prostituées n’a pas diminué du fait de la pénalisation des clients.
Plus de 50 % des prostituées subissent des
violences physiques et beaucoup ont des pensées suicidaires. Verriez-vous
l’audience par télétransmission comme une bonne ou une mauvaise chose ?
La prostitution, grâce aux sites permettant la mise en
relation du client et de la travailleuse du sexe, a en fait rendu l’activité
beaucoup plus dangereuse puisque comme vous le rappeliez, plus de 50 % des prostituées subissent des violences
physiques.
Le meurtre est barbare puisque perpétré par des
hommes, souvent victimes de problèmes psychiatriques aigus qui n’osaient pas
avant se promener dans la rue pour aller chercher une fille.
Comme je le rappelais, c’est la loi sur le racolage
passif qui a obligé les prostituées à s’isoler et à ouvrir la porte à des
hommes qu’elles ne connaissent absolument pas, avec lesquels elles se
retrouvent en tête à tête dans des locaux exigus et dans lesquels les clients
se sentent parfaitement à l’abri et protégés. J’ai pu me rendre compte que
depuis une dizaine d’années, les homicides de prostituées étaient bien souvent
aggravés par des actes de torture et de barbarie dus aux nombreuses déviances
sexuelles des hommes qui approchent masqués ces femmes grâce aux sites
Internet.
Les tentatives de suicide sont aussi en nette
progression, d’une part parce que les filles sont seules et ne peuvent plus
échanger leurs difficultés de vie, s’entraider et se protéger mutuellement, et
d’autre part parce que le prix des passes a beaucoup baissé du fait de
l’explosion de la prostitution provenant de réseaux organisés, mais aussi des
salons de massage, qui sont aujourd’hui devenus des substituts de maisons
closes.
Cette concurrence a fait baisser les prix et oblige
donc les filles à travailler beaucoup plus.
C’est la raison pour laquelle l’usage d’alcool et de
drogue pour « tenir le rythme » est très important. Cela
entraîne par voie de conséquence, de graves dépressions et donc des idées
suicidaires.
Le 5e plan interministériel de lutte
contre les violences faites aux femmes entend mettre en place un parcours de
sortie de la prostitution. Auriez-vous des suggestions pour ce projet ?
Sortir de la prostitution, pour certaines, est la
possibilité de fuir le joug du proxénète.
La plupart de ces filles d’origine d’Europe de l’Est, d’Asie ou d’Afrique
Noire, sont le plus souvent en situation irrégulière sur le territoire français.
Il me semble qu’une des mesures importantes serait de permettre à ces femmes
d’obtenir un titre de séjour, et donc une autorisation de travail sur le
territoire français, couplé avec la possibilité d’apprendre le français et
d’une réelle formation professionnelle en contrepartie de l’arrêt immédiat de
la prostitution.
Cependant, ce qui peut sembler utopique mais qui
paraitrait le plus opérant, serait une réelle entraide européenne et
internationale contre les mafias qui restent, elles, dans leur pays d’origine.
En ce qui concerne les
prostituées qui choisissent cette activité, il faudrait que celle-ci
devienne un métier qui pourrait être exercé de façon occasionnelle ou à temps
complet comme toute profession indépendante et ainsi obtenir enfin un vrai statut
social leur permettant, le cas échéant, de toucher des indemnités de chômage et
ainsi pouvoir penser réellement à une reconversion professionnelle sans avoir
peur d’être démunie du jour au lendemain.
Propos recueillis par C2M