Pourriez-vous vous présenter et retracer
votre parcours ?
Je suis né à Marseille où j’ai fait mes études avant de passer mon
diplôme d’ingénieur à l’ESTP à Paris. De retour dans le Sud, j’ai complété ma
formation à l’IAE d’Aix-en-Provence.
Après un passage en bureau d’études (maîtrise d’œuvre bâtiment), j’ai
accompli ma carrière dans l’entreprise en tant qu’ingénieur travaux, d’abord en
bâtiment puis en génie civil, puis comme cadre dirigeant dans une filiale du
groupe VINCI dans ma région, avant de terminer ma carrière comme directeur
juridique opérationnel au siège parisien.
L’entreprise étant spécialisée notamment dans la pathologie des
structures, j’ai été rapidement intéressé par l’expertise et inscrit comme
expert sur la liste de la cour d’appel d’Aix-en-Provence dès 1995, puis inscrit
sur le tableau de la cour administrative d’appel de Marseille dès sa création
après 1997, et sur la liste de la Cour de cassation en 2013.
J’ai été président de compagnie locale puis de l’Union des compagnies
d’experts près la cour d’appel d’Aix-en-Provence, qui compte plus de 1 000 experts, administrateur et vice-président du Conseil
national avant d’être élu président.
Pendant plusieurs années, j’ai cumulé un emploi salarié (cadre
dirigeant) et la fonction d’expert, ce qui est lourd à gérer. J’ai aussi assumé
quelques fonctions associatives.
J’ai fait valoir mes droits à la retraite il y a deux ans, ce qui m’a
permis de libérer du temps pour ces activités bénévoles très prenantes tout en
continuant à mener mes expertises – ce qui est indispensable quand on a des
responsabilités dans le domaine.
Vous avez été élu à la présidence du CNCEJ
en mars 2017. Pourriez-vous nous en dire plus sur le Conseil national et que
retenez-vous des actions entreprises par votre prédécesseur ?
Le Conseil national des compagnies d’experts de justice est une
association loi 1901 reconnue d’utilité publique. Il fédère l’ensemble des
compagnies d’experts (un peu plus de 80).
Il existe près de chaque cour d’appel une compagnie pluridisciplinaire
d’experts de justice (à l’exception de Paris et Aix où il existe une union de
compagnies compte tenu du nombre d’experts), quasiment près de chaque cour
administrative d’appel une compagnie près cette cour et une Compagnie nationale
près la Cour de cassation.
Il existe ensuite des compagnies nationales monodisciplinaires qui
rassemblent des experts d’une même spécialité (médecins, experts-comptables,
ingénieurs, etc.)
Le président d’une compagnie près d’une cour est l’interlocuteur
privilégié des chefs de cour, Premier président, procureur général et des
magistrats dédiés aux experts (siège et parquet).
Le président du Conseil national est l’interlocuteur privilégié de la
Chancellerie.
Didier Faury, mon prédécesseur, a été un grand président.
Ses trois actions principales ont été de mener à bien la
dématérialisation de l’expertise dont l’étude a été enclenchée il y a près de 9 ans, et qui s’est conclue par la signature d’une convention avec le CNB
puis avec la Chancellerie le 18 avril 2017.
Puis, dans la ligne du congrès de Versailles sur le procès équitable, de poser
la première pierre de l’Europe des experts lors du magnifique congrès de
Strasbourg au Conseil de l’Europe fin 2016, qui a été la suite prestigieuse de
la journée de décembre 2015 au Sénat
sur le thème de l’expertise en Europe. Et enfin, d’accompagner certaines
catégories d’experts dans leurs démarches afin d’améliorer leurs conditions et
statuts (notamment médecins et traducteurs).
Il a bien entendu entretenu les actions permanentes notamment menées
par la commission formation, qui met à la disposition des compagnies des
modules pour la formation initiale ou continue des experts – en particulier en
matière de procédure.
Quels axes souhaitez-vous donner à vos
actions ?
D’abord continuer ce qui a été entrepris ; la dématérialisation
démarre concrètement et doit être déployée.
L’Europe est un vaste chantier, les premiers contacts ont été pris avec
nos homologues allemands, et nous travaillons ensemble avant d’élargir au plus
tôt notre groupe à d’autres pays d’abord proches de notre culture « continentale »
(expert du juge) puis avec la culture anglo-saxonne (experts de parties).
Le statut de l’expert est un autre sujet important ; il n’existe
en effet aucun statut véritable (sauf devant la juridiction administrative) si
ce n’est les quelques articles des Codes de procédures qui définissent nos
pouvoirs et nos devoirs.
Si le statut fiscal et social de l’expert a été récemment modifié, il
reste encore perfectible et doit être amélioré, en prenant en compte les
spécificités de certaines catégories.
La responsabilité de l’expert reste un sujet primordial et nous devons
essayer de faire évoluer les textes.
Vous constatez que l’on fonctionne en association (loi 1901) avec des
experts bénévoles qui donnent avec énergie leur temps pour apporter une modeste
contribution à la communauté expertale et au service public de la justice et à
son amélioration permanente.
Le Conseil national édite et met à jour régulièrement les règles de
déontologie qui s’appliquent à tout expert membre d’une compagnie adhérente au
CNCEJ.
Nos règles servent d’exemple comme en témoigne l’invitation récente du
ministère de la Justice hongrois qui souhaitait les connaître.
Malgré cela, nous ne possédons pas pour l’instant de statut à l’instar
des professions règlementées ou des Ordres.
Seule la poursuite des échanges constructifs avec la Chancellerie et
avec les hauts magistrats pourra faire évoluer les choses.
Parlez-nous de l’expertise judiciaire en
France ; le juge a-t-il souvent recours à cette mesure ?
Il faut distinguer la justice civile (judiciaire ou administrative) et
la justice pénale.
En matière civile, les expertises sont le plus souvent ordonnées en
matière de référé (quelquefois avant dire droit ou en appel).
Le juge qui a un litige à trancher où se pose une question technique, a
recours à un expert dans la spécialité concernée (choisi dans la liste selon
une nomenclature établie par la Chancellerie qui regroupe la plupart des
spécialités, même si cette dernière a besoin d’être actualisée) pour
l’éclairer.
Les expertises les plus nombreuses ont lieu en matière de construction,
mais aussi médicale, de chiffre, etc.
Il est à souligner que peu d’affaires ayant fait l’objet d’une
expertise en référé se retrouvent au fond. En effet, il arrive souvent que sur
un rapport d’expertise de bonne qualité, les parties s’accordent et trouvent
une solution amiable.
L’article 145 du CPC est
souvent l’antichambre du règlement amiable des litiges.
Pour ce qui concerne le pénal, le recours à l’expertise s’impose
s’agissant de l’examen médico-psychologique et de l’expertise psychiatrique au
regard de l’examen de la personnalité en matière criminelle.
Les attentes des magistrats sont importantes et les dépositions des
experts aux Assises sont un moment fort du procès.
Même lorsque l’expertise n’est pas obligatoire, les magistrats
recourent souvent à elles dans les affaires complexes, comme par exemple aux
affaires familiales lorsqu’il s’agit de la résidence des enfants ou
l’évaluation des préjudices corporels chez les victimes.
Beaucoup d’expertises sont indispensables dans les affaires pénales
d’aujourd’hui, par exemple l’autopsie dans les crimes de sang, la balistique
dans les affaires où des armes sont utilisées, l’informatique en matière de
faux documents ou d’utilisation d’Internet, l’expertise comptable dans de
nombreuses fraudes, etc.
Dans certains domaines, les enquêteurs sont là pour fournir les
premiers éléments, en urgence, au début de l’enquête, mais, par la suite, le
juge d’instruction a généralement recours à l’expert indépendant pour tenter de
répondre aux questions qui se posent dans le dossier. S’il est vrai que l’avis
de l’expert ne lie pas la décision du juge, le résultat, par exemple, des
expertises génétiques ou d’empreintes digitales est déterminant pour emporter
la conviction des magistrats ou de la cour.
Vous êtes expert de justice inscrit à la
rubrique Génie civil et gros œuvre-structures agréé par la Cour de cassation.
Pourriez-vous nous faire un retour sur cette expérience, comment devient-on
expert judiciaire ? Quelles sont les conditions à remplir ?
Personnellement, c’est ma profession qui m’y a amené de façon assez
logique, car travaillant sur la pathologie, et donc sur des sinistres, j’ai été
amené à intervenir en tant qu’entrepreneur dans des affaires de réparations ou
renforcements de structure et notamment dans la cadre d’expertises judiciaires,
ce qui m’a fait découvrir le rôle et les missions de l’expert et incité à
postuler.
L’expertise Construction est un vaste domaine, qui va des litiges entre
particuliers, aux litiges avec les compagnies d’assurances, en passant par les
litiges entre entreprises et administrations ou entreprises entre elles,
etc. ; cela comprend tout ce qui concerne les constructions (maisons,
bâtiments, ouvrages d’art, réseaux, etc.) ou les marchés de travaux de
construction (du ressort des tribunaux de grande instance, de commerce ou
administratifs). Elle représente une grande majorité des expertises.
Les sinistres relatifs aux fondations et notamment les sinistres dits
CAT NAT (sécheresse et autres) sont nombreux.
Les experts sont inscrits chaque année sur les listes de chaque cour
par l’assemblée générale desdites cours, lesquelles décident, en fonction de
leurs besoins et de la qualité des dossiers de candidatures examinés, des
inscriptions dans les différentes rubriques.
De plus en plus, les compagnies d’experts sont associées et donnent un
avis consultatif sur les dossiers présentés.
L’expert est inscrit pour trois?ans,
période dite probatoire, au cours de laquelle il devra se former et montrer ses
capacités à répondre avec pertinence aux missions confiées. Les experts sont
ensuite réinscrits tous les cinq ans sur présentation d’un dossier de demande
de réinscription pour laquelle une commission se réunit, et, au sein de
laquelle, figurent des experts désignés par la Première présidence. L’examen
des dossiers se fait en fonction d’un certain nombre de critères parmi lesquels
figurent les avis des tribunaux et la formation continue suivie par l’expert.
L’obligation de formation est au cœur du sujet et est inscrite dans les
textes pour les inscriptions quinquennales.
Certaines compagnies forment des postulants (formation dispensée sur un ou deux ans par des magistrats, avocats et experts à des « candidats »
à l’inscription) qui sont ainsi mis à disposition de la cour (qui reste
bien entendu souveraine dans ses décisions) après le cycle défini, ce qui
permet aux experts nouvellement inscrits d’être déjà formés et d’éviter ainsi
tout faux pas préjudiciable à l’institution toute entière.
Cette pratique n’est pas (encore ?) généralisée et certains
experts doivent se former dès leur inscription soit par le biais des compagnies
(organisées pour se faire) soit par l’université.
Les compagnies importantes disposent d’un centre de formation qui leur
est propre et auquel participent de nombreux magistrats.
Il existe aussi des formations universitaires relatives à l’expertise
de justice.
Les diplômes et l’expérience professionnelle restent la base d’un bon
dossier.
Le 18 avril 2017, vous avez
signé avec Didier Faury la convention OPALEXE avec le secrétaire général de la
Chancellerie ; pourriez-vous nous en dire davantage sur cet outil ?
En quoi a-t-il facilité le travail des personnels de justice ?
Il s’agit d’un progiciel qui répond aux exigences de sécurité de
confidentialité et de fiabilité voulues par la Chancellerie dans les échanges
entre experts, avocats et parties, magistrats et greffes.
Il est constitué d’un coffre-fort virtuel dans lequel tous les acteurs
déclarés de l’expertise peuvent, selon les droits attribués par l’expert,
déposer ou consulter les documents de l’expertise.
Cela évite de nombreux coûts de photocopies et de frais postaux, cela
renforce le respect du contradictoire, cela diminue le temps des
échanges ; économie, efficacité, sécurité font l’efficacité du système
voulu et agréé par la Chancellerie sous la responsabilité du Conseil national
et du prestataire extérieur contractuellement lié au CNCEJ.
Une convention a aussi été signée avec le Conseil national des
barreaux, sachant que les avocats pratiquant la dématérialisation ont un accès
facilité.
Quant au personnel de justice, il peut, par OPALEXE, communiquer toutes
les ordonnances, voire avoir accès en temps réel à tout le déroulement de
l’expertise.
En septembre 2016 a eu lieu
le Congrès national du CNCEJ au Conseil de l’Europe sur le thème « l’Europe :
une chance pour l’expert – diversité des expertises et universalité de la
preuve » ; comment selon vous les experts peuvent-ils s’organiser
entre pays européens ?
Le sujet est passionnant, mais complexe. L’enseignement tiré du congrès
est qu’il est impératif de respecter les spécificités de chaque pays.
Notre objectif est donc de créer une liste européenne d’experts qui
permettra à chaque juridiction intéressée d’avoir la certitude que dans cette
liste les experts ont une équivalence de compétence, de diplôme, de
déontologie, de formation.
Il existe déjà des organismes : l’IEEE qui est plutôt un think
tank et qui regroupe des experts des compagnies d’experts, mais aussi des
magistrats, des avocats… ou EURO-EXPERT qui pourrait être développé au travers
de notre ambition.
Notre époque est favorable à la collaboration franco-allemande pour être
des initiateurs et des fédérateurs dans le domaine ; je pense que les
institutions européennes seront attentives à nos travaux de même que la
Chancellerie.
Il faut que nous définissions les bases communes qui sont possibles à
atteindre pour que chaque pays contribue à alimenter cette liste future.
Cela pose le problème de la langue, mais aussi de la disponibilité de
nos membres bénévoles pour participer à de nombreuses réunions de travail dans
de nombreuses capitales.
Le 10 mars dernier, le CNCEJ
a organisé son 7e Colloque annuel sur le thème de la conciliation.
Pourriez-vous nous parler de ce mode très particulier de résolution des
litiges ? Quel est le rôle de l’expert dans ce type de procédure ?
La conciliation entre dans le cadre des MARC encouragés par les
pouvoirs publics et par l’Union européenne.
Devant les tribunaux de l’ordre judiciaire, si la loi de modernisation
de la justice du XXIe siècle n’a pas touché à l’article 240 du CPC, qui interdit au juge de donner au technicien une
mission de conciliation des parties, il n’en demeure pas moins que l’expertise
constitue très souvent un « espace de raison » où elles
parviennent à se rapprocher au gré de l’évolution des opérations.
En matière administrative, reprenant la terminologie de « médiation »
des textes communautaires, qui englobe à la fois les notions de conciliation et
de médiation, le décret n° 2016-1480 du 2 novembre 2016 a permis au juge de confier à l’expert une mission de
médiation, allant même jusqu’à l’autoriser à se saisir lui-même de celle-ci
avec l’accord des parties.
Dès lors que
la procédure de médiation est soumise à la confidentialité et que le médiateur
peut s’affranchir du respect du principe de la contradiction, ce qui ne saurait
être le cas de l’expert à peine de nullité de son expertise, on perçoit la
nécessité d’opérer une distinction au regard des types de missions : un
expert qui reçoit des confidences des parties en qualité de médiateur ne
saurait déposer ultérieurement un rapport avec la qualité d’expert.
En revanche, l’éclairage technique d’un expert peut utilement favoriser
un processus de médiation.
En raison de leur connaissance d’ordre psychologique des conflits,
outre leur compétence technique, je suis persuadé que les experts de justice
sont parmi les plus aptes à intervenir dans la sphère des règlements amiables
des conflits, au terme d’une coopération fructueuse avec les avocats des
parties, et doivent être capables d’avoir les aptitudes requises par la
formation à la médiation.
Quels sont vos objectifs et projets pour
l’avenir ?
En tant que président, mener à bien les différents sujets déjà évoqués,
préparer ma succession afin d’assurer la continuité de notre action ; les
mandats sont assez brefs (2 ans
renouvelables), mais assez épuisants et chronophages.
Le Conseil national, bien que simple association, et donc à moyens
financiers très limités, est une belle organisation.
Il existe neuf commissions, toutes constituées d’une dizaine de membres
bénévoles qui travaillent sans relâche sur les thèmes arrêtés en conseil
d’administration ou récurrents.
On peut les citer :
• le comité de Réflexion et de Déontologie
(composé majoritairement d’anciens présidents) ;
• la commission Juridique avec ses trois
volets civil, administratif et pénal ;
• la commission Formation et Qualité de
l’Expertise ;
• la commission Informatique et
Dématérialisation ;
• la commission Colloques et Communications ;
• la commission Europe ;
• la commission Outre-Mer ;
• la commission de liaison et d’Harmonisation
(entre les compagnies du Conseil) ;
• Le comité paritaire (qui gère le contrat
d’assurance de groupe et le suivi de la sinistralité).
En ce qui me concerne plus personnellement, une fois ma mission
terminée, j’accompagnerai mon successeur le temps de son mandat (comme l’a fait
avec moi Didier Faury et comme l’a fait avec lui Marc Taccœn). Ensuite, je
crois que je prendrai un peu de recul pour m’accorder un peu de temps libre…
Propos
recueillis par Myriam de Montis