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Entretien avec Robert Giraud, nouveau président du Conseil national des compagnies d’experts de justice

Entretien avec Robert Giraud, nouveau président du Conseil national des compagnies d’experts de justice
Publié le 24/10/2017 à 17:36

Pourriez-vous vous présenter et retracer votre parcours ?


Je suis né à Marseille où j’ai fait mes études avant de passer mon diplôme d’ingénieur à l’ESTP à Paris. De retour dans le Sud, j’ai complété ma formation à l’IAE d’Aix-en-Provence.


Après un passage en bureau d’études (maîtrise d’œuvre bâtiment), j’ai accompli ma carrière dans l’entreprise en tant qu’ingénieur travaux, d’abord en bâtiment puis en génie civil, puis comme cadre dirigeant dans une filiale du groupe VINCI dans ma région, avant de terminer ma carrière comme directeur juridique opérationnel au siège parisien.


L’entreprise étant spécialisée notamment dans la pathologie des structures, j’ai été rapidement intéressé par l’expertise et inscrit comme expert sur la liste de la cour d’appel d’Aix-en-Provence dès 1995, puis inscrit sur le tableau de la cour administrative d’appel de Marseille dès sa création après 1997, et sur la liste de la Cour de cassation en 2013.


J’ai été président de compagnie locale puis de l’Union des compagnies d’experts près la cour d’appel d’Aix-en-Provence, qui compte plus de 1 000 experts, administrateur et vice-président du Conseil national avant d’être élu président.


Pendant plusieurs années, j’ai cumulé un emploi salarié (cadre dirigeant) et la fonction d’expert, ce qui est lourd à gérer. J’ai aussi assumé quelques fonctions associatives.


J’ai fait valoir mes droits à la retraite il y a deux ans, ce qui m’a permis de libérer du temps pour ces activités bénévoles très prenantes tout en continuant à mener mes expertises – ce qui est indispensable quand on a des responsabilités dans le domaine.


 


Vous avez été élu à la présidence du CNCEJ en mars 2017. Pourriez-vous nous en dire plus sur le Conseil national et que retenez-vous des actions entreprises par votre prédécesseur ?


Le Conseil national des compagnies d’experts de justice est une association loi 1901 reconnue d’utilité publique. Il fédère l’ensemble des compagnies d’experts (un peu plus de 80).


Il existe près de chaque cour d’appel une compagnie pluridisciplinaire d’experts de justice (à l’exception de Paris et Aix où il existe une union de compagnies compte tenu du nombre d’experts), quasiment près de chaque cour administrative d’appel une compagnie près cette cour et une Compagnie nationale près la Cour de cassation.


Il existe ensuite des compagnies nationales monodisciplinaires qui rassemblent des experts d’une même spécialité (médecins, experts-comptables, ingénieurs, etc.)


Le président d’une compagnie près d’une cour est l’interlocuteur privilégié des chefs de cour, Premier président, procureur général et des magistrats dédiés aux experts (siège et parquet).


Le président du Conseil national est l’interlocuteur privilégié de la Chancellerie.


Didier Faury, mon prédécesseur, a été un grand président.


Ses trois actions principales ont été de mener à bien la dématérialisation de l’expertise dont l’étude a été enclenchée il y a près de 9 ans, et qui s’est conclue par la signature d’une convention avec le CNB puis avec la Chancellerie le 18 avril 2017. Puis, dans la ligne du congrès de Versailles sur le procès équitable, de poser la première pierre de l’Europe des experts lors du magnifique congrès de Strasbourg au Conseil de l’Europe fin 2016, qui a été la suite prestigieuse de la journée de décembre 2015 au Sénat sur le thème de l’expertise en Europe. Et enfin, d’accompagner certaines catégories d’experts dans leurs démarches afin d’améliorer leurs conditions et statuts (notamment médecins et traducteurs).


Il a bien entendu entretenu les actions permanentes notamment menées par la commission formation, qui met à la disposition des compagnies des modules pour la formation initiale ou continue des experts – en particulier en matière de procédure.


 


Quels axes souhaitez-vous donner à vos actions ?


D’abord continuer ce qui a été entrepris ; la dématérialisation démarre concrètement et doit être déployée.


L’Europe est un vaste chantier, les premiers contacts ont été pris avec nos homologues allemands, et nous travaillons ensemble avant d’élargir au plus tôt notre groupe à d’autres pays d’abord proches de notre culture « continentale » (expert du juge) puis avec la culture anglo-saxonne (experts de parties).


Le statut de l’expert est un autre sujet important ; il n’existe en effet aucun statut véritable (sauf devant la juridiction administrative) si ce n’est les quelques articles des Codes de procédures qui définissent nos pouvoirs et nos devoirs.


Si le statut fiscal et social de l’expert a été récemment modifié, il reste encore perfectible et doit être amélioré, en prenant en compte les spécificités de certaines catégories.


La responsabilité de l’expert reste un sujet primordial et nous devons essayer de faire évoluer les textes.


Vous constatez que l’on fonctionne en association (loi 1901) avec des experts bénévoles qui donnent avec énergie leur temps pour apporter une modeste contribution à la communauté expertale et au service public de la justice et à son amélioration permanente.


Le Conseil national édite et met à jour régulièrement les règles de déontologie qui s’appliquent à tout expert membre d’une compagnie adhérente au CNCEJ.


Nos règles servent d’exemple comme en témoigne l’invitation récente du ministère de la Justice hongrois qui souhaitait les connaître.


Malgré cela, nous ne possédons pas pour l’instant de statut à l’instar des professions règlementées ou des Ordres.


Seule la poursuite des échanges constructifs avec la Chancellerie et avec les hauts magistrats pourra faire évoluer les choses.


 


Parlez-nous de l’expertise judiciaire en France ; le juge a-t-il souvent recours à cette mesure ?


Il faut distinguer la justice civile (judiciaire ou administrative) et la justice pénale.


En matière civile, les expertises sont le plus souvent ordonnées en matière de référé (quelquefois avant dire droit ou en appel).


Le juge qui a un litige à trancher où se pose une question technique, a recours à un expert dans la spécialité concernée (choisi dans la liste selon une nomenclature établie par la Chancellerie qui regroupe la plupart des spécialités, même si cette dernière a besoin d’être actualisée) pour l’éclairer.


Les expertises les plus nombreuses ont lieu en matière de construction, mais aussi médicale, de chiffre, etc.


Il est à souligner que peu d’affaires ayant fait l’objet d’une expertise en référé se retrouvent au fond. En effet, il arrive souvent que sur un rapport d’expertise de bonne qualité, les parties s’accordent et trouvent une solution amiable.


L’article 145 du CPC est souvent l’antichambre du règlement amiable des litiges.


Pour ce qui concerne le pénal, le recours à l’expertise s’impose s’agissant de l’examen médico-psychologique et de l’expertise psychiatrique au regard de l’examen de la personnalité en matière criminelle.


Les attentes des magistrats sont importantes et les dépositions des experts aux Assises sont un moment fort du procès.


Même lorsque l’expertise n’est pas obligatoire, les magistrats recourent souvent à elles dans les affaires complexes, comme par exemple aux affaires familiales lorsqu’il s’agit de la résidence des enfants ou l’évaluation des préjudices corporels chez les victimes.


Beaucoup d’expertises sont indispensables dans les affaires pénales d’aujourd’hui, par exemple l’autopsie dans les crimes de sang, la balistique dans les affaires où des armes sont utilisées, l’informatique en matière de faux documents ou d’utilisation d’Internet, l’expertise comptable dans de nombreuses fraudes, etc.


Dans certains domaines, les enquêteurs sont là pour fournir les premiers éléments, en urgence, au début de l’enquête, mais, par la suite, le juge d’instruction a généralement recours à l’expert indépendant pour tenter de répondre aux questions qui se posent dans le dossier. S’il est vrai que l’avis de l’expert ne lie pas la décision du juge, le résultat, par exemple, des expertises génétiques ou d’empreintes digitales est déterminant pour emporter la conviction des magistrats ou de la cour.


 


Vous êtes expert de justice inscrit à la rubrique Génie civil et gros œuvre-structures agréé par la Cour de cassation. Pourriez-vous nous faire un retour sur cette expérience, comment devient-on expert judiciaire ? Quelles sont les conditions à remplir ?


Personnellement, c’est ma profession qui m’y a amené de façon assez logique, car travaillant sur la pathologie, et donc sur des sinistres, j’ai été amené à intervenir en tant qu’entrepreneur dans des affaires de réparations ou renforcements de structure et notamment dans la cadre d’expertises judiciaires, ce qui m’a fait découvrir le rôle et les missions de l’expert et incité à postuler.


L’expertise Construction est un vaste domaine, qui va des litiges entre particuliers, aux litiges avec les compagnies d’assurances, en passant par les litiges entre entreprises et administrations ou entreprises entre elles, etc. ; cela comprend tout ce qui concerne les constructions (maisons, bâtiments, ouvrages d’art, réseaux, etc.) ou les marchés de travaux de construction (du ressort des tribunaux de grande instance, de commerce ou administratifs). Elle représente une grande majorité des expertises.


Les sinistres relatifs aux fondations et notamment les sinistres dits CAT NAT (sécheresse et autres) sont nombreux.


Les experts sont inscrits chaque année sur les listes de chaque cour par l’assemblée générale desdites cours, lesquelles décident, en fonction de leurs besoins et de la qualité des dossiers de candidatures examinés, des inscriptions dans les différentes rubriques.


De plus en plus, les compagnies d’experts sont associées et donnent un avis consultatif sur les dossiers présentés.


L’expert est inscrit pour trois?ans, période dite probatoire, au cours de laquelle il devra se former et montrer ses capacités à répondre avec pertinence aux missions confiées. Les experts sont ensuite réinscrits tous les cinq ans sur présentation d’un dossier de demande de réinscription pour laquelle une commission se réunit, et, au sein de laquelle, figurent des experts désignés par la Première présidence. L’examen des dossiers se fait en fonction d’un certain nombre de critères parmi lesquels figurent les avis des tribunaux et la formation continue suivie par l’expert.


L’obligation de formation est au cœur du sujet et est inscrite dans les textes pour les inscriptions quinquennales.


Certaines compagnies forment des postulants (formation dispensée sur un ou deux ans par des magistrats, avocats et experts à des « candidats » à l’inscription) qui sont ainsi mis à disposition de la cour (qui reste bien entendu souveraine dans ses décisions) après le cycle défini, ce qui permet aux experts nouvellement inscrits d’être déjà formés et d’éviter ainsi tout faux pas préjudiciable à l’institution toute entière.


Cette pratique n’est pas (encore ?) généralisée et certains experts doivent se former dès leur inscription soit par le biais des compagnies (organisées pour se faire) soit par l’université.


Les compagnies importantes disposent d’un centre de formation qui leur est propre et auquel participent de nombreux magistrats.


Il existe aussi des formations universitaires relatives à l’expertise de justice.


Les diplômes et l’expérience professionnelle restent la base d’un bon dossier.


 


Le 18 avril 2017, vous avez signé avec Didier Faury la convention OPALEXE avec le secrétaire général de la Chancellerie ; pourriez-vous nous en dire davantage sur cet outil ? En quoi a-t-il facilité le travail des personnels de justice ?


Il s’agit d’un progiciel qui répond aux exigences de sécurité de confidentialité et de fiabilité voulues par la Chancellerie dans les échanges entre experts, avocats et parties, magistrats et greffes.


Il est constitué d’un coffre-fort virtuel dans lequel tous les acteurs déclarés de l’expertise peuvent, selon les droits attribués par l’expert, déposer ou consulter les documents de l’expertise.


Cela évite de nombreux coûts de photocopies et de frais postaux, cela renforce le respect du contradictoire, cela diminue le temps des échanges ; économie, efficacité, sécurité font l’efficacité du système voulu et agréé par la Chancellerie sous la responsabilité du Conseil national et du prestataire extérieur contractuellement lié au CNCEJ.


Une convention a aussi été signée avec le Conseil national des barreaux, sachant que les avocats pratiquant la dématérialisation ont un accès facilité.


Quant au personnel de justice, il peut, par OPALEXE, communiquer toutes les ordonnances, voire avoir accès en temps réel à tout le déroulement de l’expertise.


 

En septembre 2016 a eu lieu le Congrès national du CNCEJ au Conseil de l’Europe sur le thème « l’Europe : une chance pour l’expert – diversité des expertises et universalité de la preuve » ; comment selon vous les experts peuvent-ils s’organiser entre pays européens ?


Le sujet est passionnant, mais complexe. L’enseignement tiré du congrès est qu’il est impératif de respecter les spécificités de chaque pays.


Notre objectif est donc de créer une liste européenne d’experts qui permettra à chaque juridiction intéressée d’avoir la certitude que dans cette liste les experts ont une équivalence de compétence, de diplôme, de déontologie, de formation.


Il existe déjà des organismes : l’IEEE qui est plutôt un think tank et qui regroupe des experts des compagnies d’experts, mais aussi des magistrats, des avocats… ou EURO-EXPERT qui pourrait être développé au travers de notre ambition.


Notre époque est favorable à la collaboration franco-allemande pour être des initiateurs et des fédérateurs dans le domaine ; je pense que les institutions européennes seront attentives à nos travaux de même que la Chancellerie.


Il faut que nous définissions les bases communes qui sont possibles à atteindre pour que chaque pays contribue à alimenter cette liste future.


Cela pose le problème de la langue, mais aussi de la disponibilité de nos membres bénévoles pour participer à de nombreuses réunions de travail dans de nombreuses capitales.

 


Le 10 mars dernier, le CNCEJ a organisé son 7e Colloque annuel sur le thème de la conciliation. Pourriez-vous nous parler de ce mode très particulier de résolution des litiges ? Quel est le rôle de l’expert dans ce type de procédure ?


La conciliation entre dans le cadre des MARC encouragés par les pouvoirs publics et par l’Union européenne.


Devant les tribunaux de l’ordre judiciaire, si la loi de modernisation de la justice du XXIe siècle n’a pas touché à l’article 240 du CPC, qui interdit au juge de donner au technicien une mission de conciliation des parties, il n’en demeure pas moins que l’expertise constitue très souvent un « espace de raison » où elles parviennent à se rapprocher au gré de l’évolution des opérations.


En matière administrative, reprenant la terminologie de « médiation » des textes communautaires, qui englobe à la fois les notions de conciliation et de médiation, le décret n° 2016-1480 du 2 novembre 2016 a permis au juge de confier à l’expert une mission de médiation, allant même jusqu’à l’autoriser à se saisir lui-même de celle-ci avec l’accord des parties.


Dès lors que la procédure de médiation est soumise à la confidentialité et que le médiateur peut s’affranchir du respect du principe de la contradiction, ce qui ne saurait être le cas de l’expert à peine de nullité de son expertise, on perçoit la nécessité d’opérer une distinction au regard des types de missions : un expert qui reçoit des confidences des parties en qualité de médiateur ne saurait déposer ultérieurement un rapport avec la qualité d’expert.


En revanche, l’éclairage technique d’un expert peut utilement favoriser un processus de médiation.


En raison de leur connaissance d’ordre psychologique des conflits, outre leur compétence technique, je suis persuadé que les experts de justice sont parmi les plus aptes à intervenir dans la sphère des règlements amiables des conflits, au terme d’une coopération fructueuse avec les avocats des parties, et doivent être capables d’avoir les aptitudes requises par la formation à la médiation.


 


Quels sont vos objectifs et projets pour l’avenir ?


En tant que président, mener à bien les différents sujets déjà évoqués, préparer ma succession afin d’assurer la continuité de notre action ; les mandats sont assez brefs (2 ans renouvelables), mais assez épuisants et chronophages.


Le Conseil national, bien que simple association, et donc à moyens financiers très limités, est une belle organisation.


Il existe neuf commissions, toutes constituées d’une dizaine de membres bénévoles qui travaillent sans relâche sur les thèmes arrêtés en conseil d’administration ou récurrents.


On peut les citer :


le comité de Réflexion et de Déontologie (composé majoritairement d’anciens présidents)  ;


la commission Juridique avec ses trois volets civil, administratif et pénal ;


la commission Formation et Qualité de l’Expertise ;


la commission Informatique et Dématérialisation ;


la commission Colloques et Communications ;


la commission Europe ;


la commission Outre-Mer ;


la commission de liaison et d’Harmonisation (entre les compagnies du Conseil) ;


Le comité paritaire (qui gère le contrat d’assurance de groupe et le suivi de la sinistralité).


En ce qui me concerne plus personnellement, une fois ma mission terminée, j’accompagnerai mon successeur le temps de son mandat (comme l’a fait avec moi Didier Faury et comme l’a fait avec lui Marc Taccœn). Ensuite, je crois que je prendrai un peu de recul pour m’accorder un peu de temps libre…


 


Propos recueillis par Myriam de Montis


 


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