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Hommage à Casamayor, magistrat et écrivain - Exercice d’admiration à l’occasion des trente ans de sa disparition

Hommage à Casamayor, magistrat et écrivain - Exercice d’admiration à l’occasion des trente ans de sa disparition
Publié le 15/02/2018 à 15:32

Décidément, certaines images, certains préjugés sont tenaces sur la magistrature, au point qu’ils ont traversé les siècles. Depuis l’Ancien Régime qui a vu cet affrontement permanent et féroce des magistrats des parlements avec le roi, on ne cesse de fustiger le corporatisme judiciaire, le très fort sentiment corporatiste de ces juges qui seraient surtout soucieux de renforcer leurs prérogatives et leur influence. Sans craindre de verser dans la caricature, on a si souvent dénoncé dans cette optique « le triomphe des juges » ou pire encore « l’insurrection des juges » ou même « le coup d’État des juges ».



Et pourtant, si l’on porte un regard plus serein et attentif sur notre histoire judiciaire, on voit que certaines grandes figures de la magistrature – notamment au cours du XXe siècle – étaient à rebours de tout corporatisme tant il est vrai qu’elles ont témoigné d’une conception exigeante de la fonction de juger en plaidant pour une justice plus humaine, à l’écoute des aspirations de la société de leur temps et de l’attente angoissée des citoyens.


Casamayor (de son vrai nom Serge Fuster), décédé voici près de trente ans, le 29 octobre 1988, en est l’exemple emblématique. Je voudrais lui rendre hommage. Quel personnage singulier à dire vrai que ce magistrat et écrivain prolifique (on lui doit vingt-cinq ouvrages ; des essais pour l’essentiel consacrés à la justice) ! Ce juge dont la plume étincelante et acerbe pourfendait inlassablement les injustices et les préjugés, est un combattant, un homme épris de liberté et de justice. Cette âme de combattant, il en témoigne dès sa jeunesse (à 29 ans), quand, en tant qu’aviateur de guerre en mai 1940, il tente vaillamment de contenir la percée allemande à Sedan. Ennemi intransigeant du nazisme, il entra ensuite dans la résistance. Après la Deuxième Guerre mondiale, il fit partie de la délégation française lors du procès de Nuremberg. Par la suite, il fut un magistrat qui lutta avec constance et talent pour que l’institution judiciaire entre pleinement dans la modernité et soit libérée de ses archaïsmes.


La vie de cet homme courageux et doté de fortes convictions s’est ordonnée autour de deux grands axes : il a été un grand pionnier de la justice pénale internationale lors du procès de Nuremberg, et il a été un magistrat qui n’a eu de cesse de plaider pour une justice plus humaine et fraternelle.


 


UN GRAND PIONNIER DE LA JUSTICE PÉNALE INTERNATIONALE LORS DU PROCÈS DE NUREMBERG


Casamayor a eu la lourde charge de porter la parole de l’accusation dans le cadre de la délégation française de magistrats conduite par Edgar Faure et François de Menthon à l’occasion du procès historique qui s’est tenu devant le Tribunal militaire international des grands criminels de guerre de Nuremberg. Ce procès hors normes qui s’est déroulé du 20 novembre 1945 au 1er octobre 1946 a été à l’évidence un événement fondateur de la justice pénale internationale. Dans la fameuse salle 600 du tribunal de Nuremberg furent jugés certains des plus importants dignitaires du régime nazi à l’instar d’Hermann Gœring, Rudoph Hess et Alfred Rosenberg, un des principaux théoriciens du nazisme (vingt et une personnalités de premier plan du IIIe Reich ont effectivement comparu devant cette juridiction internationale). Ce grand procès a vu l’avènement de l’incrimination nouvelle de crime contre l’humanité ; c’est du reste un des plus grands juristes du XXe siècle, et le père du mouvement moderne des droits de l’homme, Hersch Lauterpacht, qui eut l’idée d’inscrire « les crimes contre l’humanité » dans la Charte de Nuremberg.


Philippe Sands, un grand avocat international, a implicitement rendu hommage à tous les pionniers de la justice pénale internationale qui ont œuvré à Nuremberg, à l’exemple de Casamayor. Il a ainsi écrit dans un récent et bel essai : « J’ai toujours été fasciné par le procès et les mythes de Nuremberg, par ce moment où notre justice internationale a pris naissance. [...] le procès de Nuremberg avait donné une impulsion très forte au mouvement des droits de l’homme alors en gestation. Il y avait certes un parfum indéniable de “justice des vainqueurs”, mais il ne pouvait y avoir de doute sur le caractère inaugural, catalyseur du procès » (1).


Casamayor, qui a été, à l’évidence, un grand pionnier de cette justice pénale internationale dans le cadre du procès qui a eu lieu à Nuremberg, a rendu possible le fait que, par la suite, des maîtres du pouvoir qui avaient commis des crimes contre l’humanité ou des crimes de génocide puissent répondre de leurs crimes devant des juridictions pénales internationales (s’agissant notamment des crimes commis dans l’ex-Yougoslavie et au Rwanda).


 


UN MAGISTRAT N’AYANT DE CESSE DE PLAIDER POUR UNE JUSTICE PLUS HUMAINE ET FRATERNELLE


Casamayor n’était pas partisan d’une justice éthérée, désincarnée, loin des citoyens, campant dans une sorte d’autisme qui tiendrait résolument les juges à distance des souffrances et de la peine des hommes. Les juges selon lui, pour rendre une justice empreinte d’humanité ne doivent pas se tenir à l’écart des problèmes de la cité, enfermés dans un rituel suranné, et dans le confort de leurs préjugés. Ainsi à l’attention des juges il écrivait en une formule frappée comme une maxime : « L’attention ne suffit pas. Il faut l’inquiétude. » (2)


Il souligne aussi, en tordant le cou à une idée reçue (qui voudrait que pour rendre une bonne justice les magistrats devraient toujours se tenir loin de l’opinion), que les juges doivent absolument être attentifs à l’opinion, aux citoyens dont ils tirent précisément leur indispensable légitimité. Ainsi lance-t-il à ses collègues cette salutaire mise en garde : « Si un devoir s’impose, ce n’est pas aux citoyens celui d’avoir confiance dans leurs juges mais bien au contraire aux juges celui d’inspirer confiance aux citoyens. Car la règle qu’on ne rappelle pas assez souvent et qui fonde toutes les décisions judiciaires est celle du mandat que les citoyens ont donné à leurs juges. Tout jugement est rendu “au nom du peuple français”, et il en est fait mention dans toute copie de jugement comme l’exige le Code de procédure. Les magistrats qui affectent d’ignorer l’opinion publique commettent donc une faute professionnelle. » (3)


Plume infatigable, Casamayor a été pour nombre de magistrats – et notamment ceux de ma génération – une référence, une boussole, une conscience qui nous aidait à tenir le cap. Il nous a communiqué ce goût de l’humilité, cette exigence de ne pas se tenir dangereusement arrimé à des certitudes alors que l’acte de juger suppose dans cette quête difficile et belle de la vérité, qu’on tienne résolument en lisière ses préjugés et le poison confortable et dangereux des habitudes. Ses beaux livres qui demeurent d’une vive actualité méritent d’être lus et relus par tous ceux qui sont attachés à une justice empreinte d’une indispensable humanité et soucieuse de répondre aux attentes exigeantes et angoissées des citoyens.





1) P. Sands, Retour à Lemberg, Albin Michel, 2017, p. 26.

2) Casamayor, Les juges, coll. Le Temps qui court, Seuil, 1973, p. 131.

3) Casamayor, Les juges, op.cit, p. 171.


 





 


Yves Benhamou,


Président de chambre


à la cour d’appel d’Aix-en-Provence


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