Décidément,
certaines images, certains préjugés sont tenaces sur la magistrature, au point
qu’ils ont traversé les siècles. Depuis l’Ancien Régime qui a vu cet
affrontement permanent et féroce des magistrats des parlements avec le roi, on
ne cesse de fustiger le corporatisme judiciaire, le très fort sentiment
corporatiste de ces juges qui seraient surtout soucieux de renforcer leurs
prérogatives et leur influence. Sans craindre de verser dans la caricature, on
a si souvent dénoncé dans cette optique « le triomphe des juges »
ou pire encore « l’insurrection des juges » ou même « le
coup d’État des juges ».
Et pourtant,
si l’on porte un regard plus serein et attentif sur notre histoire judiciaire,
on voit que certaines grandes figures de la magistrature – notamment au cours
du XXe siècle – étaient à rebours de tout corporatisme tant il
est vrai qu’elles ont témoigné d’une conception exigeante de la fonction de
juger en plaidant pour une justice plus humaine, à l’écoute des aspirations de
la société de leur temps et de l’attente angoissée des citoyens.
Casamayor (de son vrai nom Serge Fuster), décédé voici près de
trente ans, le 29 octobre 1988, en est l’exemple emblématique. Je
voudrais lui rendre hommage. Quel personnage singulier à dire vrai que ce
magistrat et écrivain prolifique (on lui doit vingt-cinq ouvrages ;
des essais pour l’essentiel consacrés à la justice) ! Ce juge dont la
plume étincelante et acerbe pourfendait inlassablement les injustices et les
préjugés, est un combattant, un homme épris de liberté et de justice. Cette âme
de combattant, il en témoigne dès sa jeunesse (à 29 ans), quand, en tant
qu’aviateur de guerre en mai 1940, il tente vaillamment de contenir la
percée allemande à Sedan. Ennemi intransigeant du nazisme, il entra ensuite
dans la résistance. Après la Deuxième Guerre mondiale, il fit partie de la
délégation française lors du procès de Nuremberg. Par la suite, il fut un
magistrat qui lutta avec constance et talent pour que l’institution judiciaire
entre pleinement dans la modernité et soit libérée de ses archaïsmes.
La vie de
cet homme courageux et doté de fortes convictions s’est ordonnée autour de
deux grands axes : il a été un grand pionnier de la justice
pénale internationale lors du procès de Nuremberg, et il a été un magistrat qui
n’a eu de cesse de plaider pour une justice plus humaine et fraternelle.
UN GRAND
PIONNIER DE LA JUSTICE PÉNALE INTERNATIONALE LORS DU PROCÈS DE NUREMBERG
Casamayor a
eu la lourde charge de porter la parole de l’accusation dans le cadre de la
délégation française de magistrats conduite par Edgar Faure et François de
Menthon à l’occasion du procès historique qui s’est tenu devant le Tribunal
militaire international des grands criminels de guerre de Nuremberg. Ce procès
hors normes qui s’est déroulé du 20 novembre 1945 au 1er octobre
1946 a été à
l’évidence un événement fondateur de la justice pénale internationale. Dans la
fameuse salle 600 du tribunal
de Nuremberg furent jugés certains des plus importants dignitaires du régime
nazi à l’instar d’Hermann Gœring, Rudoph Hess et Alfred Rosenberg, un des
principaux théoriciens du nazisme (vingt et une personnalités de
premier plan du IIIe Reich ont effectivement comparu
devant cette juridiction internationale). Ce grand procès a vu l’avènement de
l’incrimination nouvelle de crime contre l’humanité ; c’est du reste un
des plus grands juristes du XXe siècle, et le père du mouvement
moderne des droits de l’homme, Hersch Lauterpacht, qui eut l’idée d’inscrire « les
crimes contre l’humanité » dans la Charte de Nuremberg.
Philippe
Sands, un grand avocat international, a implicitement rendu hommage à tous les
pionniers de la justice pénale internationale qui ont œuvré à Nuremberg, à
l’exemple de Casamayor. Il a ainsi écrit dans un récent et bel essai : « J’ai
toujours été fasciné par le procès et les mythes de Nuremberg, par ce moment où
notre justice internationale a pris naissance. [...] le procès de Nuremberg
avait donné une impulsion très forte au mouvement des droits de l’homme alors
en gestation. Il y avait certes un parfum indéniable de “justice des
vainqueurs”, mais il ne pouvait y avoir de doute sur le caractère inaugural,
catalyseur du procès » (1).
Casamayor,
qui a été, à l’évidence, un grand pionnier de cette justice pénale
internationale dans le cadre du procès qui a eu lieu à Nuremberg, a rendu
possible le fait que, par la suite, des maîtres du pouvoir qui avaient commis
des crimes contre l’humanité ou des crimes de génocide puissent répondre de
leurs crimes devant des juridictions pénales internationales (s’agissant
notamment des crimes commis dans l’ex-Yougoslavie et au Rwanda).
UN MAGISTRAT
N’AYANT DE CESSE DE PLAIDER POUR UNE JUSTICE PLUS HUMAINE ET FRATERNELLE
Casamayor
n’était pas partisan d’une justice éthérée, désincarnée, loin des citoyens,
campant dans une sorte d’autisme qui tiendrait résolument les juges à distance
des souffrances et de la peine des hommes. Les juges selon lui, pour rendre une
justice empreinte d’humanité ne doivent pas se tenir à l’écart des problèmes de
la cité, enfermés dans un rituel suranné, et dans le confort de leurs préjugés.
Ainsi à l’attention des juges il écrivait en une formule frappée comme une
maxime : « L’attention ne suffit pas. Il faut l’inquiétude. » (2)
Il souligne aussi, en tordant le cou à une idée reçue (qui voudrait que
pour rendre une bonne justice les magistrats devraient toujours se tenir loin
de l’opinion), que les juges doivent absolument être attentifs à l’opinion, aux
citoyens dont ils tirent précisément leur indispensable légitimité. Ainsi
lance-t-il à ses collègues cette salutaire mise en garde : « Si un
devoir s’impose, ce n’est pas aux citoyens celui d’avoir confiance dans leurs
juges mais bien au contraire aux juges celui d’inspirer confiance aux citoyens.
Car la règle qu’on ne rappelle pas assez souvent et qui fonde toutes les
décisions judiciaires est celle du mandat que les citoyens ont donné à leurs
juges. Tout jugement est rendu “au nom du peuple français”, et il en est fait
mention dans toute copie de jugement comme l’exige le Code de procédure. Les
magistrats qui affectent d’ignorer l’opinion publique commettent donc une faute
professionnelle. » (3)
Plume infatigable, Casamayor a été pour nombre de magistrats – et
notamment ceux de ma génération – une référence, une boussole, une conscience
qui nous aidait à tenir le cap. Il nous a communiqué ce goût de l’humilité,
cette exigence de ne pas se tenir dangereusement arrimé à des certitudes alors
que l’acte de juger suppose dans cette quête difficile et belle de la vérité,
qu’on tienne résolument en lisière ses préjugés et le poison confortable et
dangereux des habitudes. Ses beaux livres qui demeurent d’une vive actualité
méritent d’être lus et relus par tous ceux qui sont attachés à une justice
empreinte d’une indispensable humanité et soucieuse de répondre aux attentes
exigeantes et angoissées des citoyens.
1) P. Sands,
Retour à Lemberg, Albin Michel, 2017, p. 26.
2)
Casamayor, Les juges, coll. Le Temps qui court, Seuil, 1973, p. 131.
3)
Casamayor, Les juges, op.cit, p. 171.
Yves Benhamou,
Président de chambre
à la cour d’appel
d’Aix-en-Provence