ACTUALITÉ

Jean-Robert Pitte : le lien entre territoire et cuisine, une évidence

Jean-Robert Pitte : le lien entre territoire et cuisine, une évidence
Publié le 15/06/2018 à 12:52

Jean Castelain, président du Cercle, et Danielle Monteaux, déléguée générale, ont accueilli en mai dernier Jean-Robert Pitte, géographe, secrétaire perpétuel de l’Académie des sciences morales et politiques. Le brillant membre de l’institut a démontré avec gourmandise les liaisons entre territoire et gastronomie.

 

Jean-Robert Pitte a contribué à faire reconnaître par l’UNESCO le repas gastronomique français au patrimoine mondial immatériel de l’humanité. Professeur-chercheur en géographie, il a développé dans sa matière le thème de la bonne chère et du vin, un peu éloigné des attentes classiques de ses pairs. Néanmoins, son travail de pionnier a suscité quantité de thèses par la suite.

Le lien entre territoire et cuisine ressort, pour lui, telle une évidence. Un brin poète, l’invité explique que les paysages se voient, ils se boivent, se mangent, se sentent, se touchent. Comme toute réalité terrestre, ils passent par les cinq sens qui ensemble participent à la compréhension d’un lieu. Privilégier uniquement la vue au détriment du reste est un tort. Depuis l’Antiquité, la civilisation la préfère à l’odorat et au toucher, vulgaires tous les deux, ou au goût jugé animal. Seule l’ouïe paraîtrait noble en raison de l’existence de la musique. Trop longtemps, les sciences humaines ont négligé les sens pour évoluer dans l’intellect pur, le concept. Selon le géographe, l’enseignement devient vite ennuyeux sans exemples. Dans leur pédagogie, Confucius ou Socrate choisissent d’étayer leurs démonstrations de cas concrets : en effet, il s’avère plus judicieux de raconter à un auditoire une anecdote en introduction pour le hisser vers des sphères plus complexes de raisonnement que d’exposer d’emblée une idée abstraite avec un vocabulaire que personne ne comprend.  « La géographie peut avoir une approche sensorielle. En lui tournant le dos, elle s’handicape elle-même », a considéré Jean-Robert Pitte.

« Un bon produit a une âme »

Un renard marque son territoire. Il se crée un espace par des moyens olfactifs. Il s’y trouve chez lui. C’est la caractéristique fondamentale du territoire, on y est chez soi. À table, votre assiette devant vous devient quelques minutes chez vous. Vous en disposez à votre aise. Jean-Robert Pitte aime l’étude du territoire, celle des lieux appropriés de toutes échelles : chambre, maison, ville… Selon lui, « l’appartenance à une région, l’enracinement, conditionnent la survie d’une civilisation ». Les habitudes alimentaires sont liées à l’environnement quotidien (commerce de bouche, restaurateur). Les retrouver de retour d’un voyage est un plaisir. De la même façon, croiser sur un marché les fruits issus de son terroir provoque des émotions et rappelle des souvenirs : « Un bon produit a une âme. Il correspond à un paysage, une tradition, une culture et procure une plaisir extraordinaire. Boire du vin, c’est goûter une civilisation, une histoire, un concentré de région ».

Dans le domaine viticole,  a-t-il estimé, la concurrence internationale exacerbée est une chance. Elle nous pousse à nous améliorer. Pour sortir par le haut de cette lutte, dans le domaine du vin ou dans tout autre, deux options s’offrent à nous. La première consiste à pratiquer les prix les plus bas, c’est la logique du discount, généralement associée à une faible qualité, et la seconde tient à la mise en avant de sa différence, son caractère. La mondialisation diffuse parfois des standards grands publics carnassiers. Nous ne devons pas les craindre et affirmer notre originalité, a jugé Jean-Robert Pitte. Ainsi, 90 % des fromages produits et vendus en France sont élaborés par l’industrie à partir de lait pasteurisé. Ils manquent souvent d’âme. Les exploitants agricoles qui fournissent la matière première souffrent financièrement et survivent grâce aux aides. Les 10 % de fromages restant sont fabriqués avec du lait cru. Ils sont typés mais s’exportent très bien.

Le vin est né dans le Croissant fertile puis il a conquis le Moyen-Orient, la Méditerranée, l’Europe, le monde, a expliqué le géographe : « C’est une boisson de lien social ». Aujourd’hui, alors que les deux Corées tentent un rapprochement, chacun a pu voir l’image des leaders des deux pays fraterniser un verre de vin rouge à la main. De même, l’empereur du Japon donne des dîners d’État au palais de Tokyo, agrémentés de grands vins venus de l’Hexagone. Les banquets servis suivent les recettes d’Auguste Escoffier (alors que la cuisine japonaise est merveilleuse) par déférence pour l’empereur de la même époque (Meiji), fondateur de la dynastie qui estimait que seule la cuisine française était noble.

Un besoin d’enracinement

« Nous avons besoin d’enracinement »,  a affirmé Jean-Robert Pitte. Les Français restent attachés à leur département qui existe depuis 2 300 ans (bien avant la Révolution). Les structures territoriales anciennes correspondaient à des évêchés, eux-mêmes issus de cités gallo-romaines construites à l’emplacement des tribus gauloises. Ainsi, les limites actuelles de la Dordogne n’ont pas changé depuis l’époque de la Gaule chevelue, la Gaule indépendante.

« La géographie aide à comprendre le monde, mais malheureusement, elle a une mauvaise image et les géographes en sont responsables. L’amour de l’autre et de l’ailleurs a disparu en moins d’un siècle. La géographie faisait rêver. Elle était très populaire en France et particulièrement dans ses écoles jusqu’à la Seconde Guerre mondiale. Puis un grand maître, Emmanuel de Martonne, a estimé que la matière devait se montrer beaucoup plus sérieuse et scientifique. Il a développé la géomorphologie qui a fait souffrir des générations d’étudiants », a considéré Jean-Robert Pitte. Parallèlement, les géographes dits « humains » qui adhéraient aux courants socialo-communistes, se sont focalisés sur l’économie. Ils ont voulu modéliser la terre par sa production et ses flux commerciaux. Les élèves apprenaient des tableaux de chiffres (blé, charbon, acier…) par pays. Cette méthode d’enseignement a sans doute dissuadé nombre de vocations. Depuis, on dénombre systématiquement quatre fois plus de postulants pour la filière histoire que pour la filière géographie.

La littérature géographique tient un discours très modéré sur l’évolution de notre environnement et du réchauffement climatique. Pour Jean Robert Pitte et ses collègues, certes le climat change, mais l’homme en est-il responsable à 90 % ? Et est-ce si catastrophique pour l’humanité ? Et le géographe d’affirmer : « quand j’étais étudiant, nous étions 3 milliards à la surface de la terre et on disait que c’était beaucoup trop, qu’on courait après le danger, que tout le monde allait mourir. 1 milliard d’individus n’avaient pas de quoi se nourrir. Aujourd’hui, nous sommes 7,5 milliards. 900 millions d’individus n’ont pas de quoi se nourrir. Proportionnellement, c’est deux fois moins. Où sont ces 900 millions ? Dans les pays en guerre, ceux avec un taux d’analphabétisme colossal, les dictatures, etc. Le problème est lié à l’ignorance, pas au manque de ressources. L’Afrique est d’une richesse inimaginable, mais elle n’est pas mise en valeur. On y construit des palais présidentiels plutôt que des écoles. »

 

C2M

0 commentaire
Poster

Nos derniers articles