Mercredi 17 janvier, le Conseil d’État a
organisé la troisième conférence du cycle citoyenneté. Après « Peut-on parler d’une crise de la
citoyenneté ? » et « La citoyenneté dans la tradition républicaine », la plus
haute juridiction de l’ordre administratif français s’est intéressée à l’École
de la République et s’est demandé si cette dernière fabriquait encore des
citoyens. Pour débattre sur ce thème, Jean-Michel Blanquer, le ministre de
l’Éducation nationale, mais aussi Anne Muxel, sociologue directrice de
recherche au CNRS, et Pierre Vermeren, professeur d’histoire contemporaine à
l’université de Panthéon-Sorbonne, étaient invités.
Dans sa « Lettre aux instituteurs » du 17 novembre 1883, Jules Ferry définit les missions de l’école publique
comme suit : « Former une génération de bons citoyens »
qui puissent exercer leur suffrage en toute conscience, enseigner la morale
républicaine « dont les règles sont aussi universelles que le
calcul », inculquer l’obéissance aux lois et le respect des
institutions, mais aussi « faire aimer la Révolution et la
République ». Les instituteurs sont ainsi érigés en « auxiliaires
du progrès moral et social » chargés de transmettre « la
sagesse du genre humain ». Un lourd mandat. Qu’en reste-t-il ?
L’École de la République fabrique-t-elle encore des citoyens ? Pour Pierre
Vermeren, la réponse est « non ». Le spécialiste en histoire
contemporaine estime que « le professeur est devenu enseignant pour
éduquer ». Pour lui, le « roman national » est devenu
tabou car chaque communauté réécrit sa propre histoire. Il déplore une « idéologisation
des discours historiques ». Pierre Vermeren observe également une
ignorance de la part des élèves de collège et lycée des événements les plus
élémentaires de notre histoire nationale.
Un constat qui semble relever de sa propre expérience et non d’une
enquête approfondie, d’ailleurs partiellement contredit par la sociologue
directrice de recherche au CNRS, Anne Muxel, qui fait état de formes
d’engagements alternatifs et de la montée « d’une citoyenneté
critique » dans un contexte de forte contestation de la politique et
des institutions. Pour les jeunes, la citoyenneté se fonde sur la devise
républicaine et le drapeau avec une prévalence en ce qui concerne les valeurs
républicaines pour la liberté. La chercheuse précise que les attentats ont eu
pour effet un retour de la bannière tricolore, et ajoute que les jeunes sont
quasiment tous favorables au service civique.
« Assurer une forme de
coéducation avec les parents »
La liberté,
c’est justement le but recherché par Jean-Michel Blanquer dans l’enseignement.
Le ministre de l’Éducation nationale évoque aussi l’idée de « progrès
de l’homme », chère aux philosophes des Lumières. D’autant plus dans
un monde de plus en plus technologique. « L’école transmet des
connaissances et des valeurs » (liberté, égalité, fraternité et il
ajoute « laïcité »), mais pas seulement. Pour le docteur en
droit et agrégé de droit public, elle est aussi là pour assurer une forme de
coéducation avec les parents.
Jean-Michel
Blanquer a ensuite déploré les trop nombreux débats circulaires en France,
quand, ailleurs, les pays avancent. C’est pour stopper cette inertie que le
ministre a créé le concept d’ « école de la confiance »,
c’est-à-dire une pédagogie envers la société.
Il ne s’agit
pas de revenir aux « hussards noirs » (l’école de Jules Ferry
qui demeurait très inégalitaire), exaltés par toute une tradition littéraire et
philosophique durant presque un siècle. Pour beaucoup, l’école de la Troisième
République, avec pour mission fondamentale de former de « bons
citoyens » en transmettant les valeurs républicaines et le « roman
national », porté par un instituteur à l’autorité incontestée et
respectée, est très loin.
Lors de la
conférence, le Conseil d’État a distribué un dossier dans lequel l’institution
explique le déclin de l’école. Pour l’institution : « le mouvement
général de démocratisation de l’école, la libéralisation des mœurs,
l’émancipation des adolescents, l’irruption de la télévision dans les foyers et
l’avènement de la société de consommation ne pouvaient pas ne pas avoir de
conséquences sur la formation du citoyen. Les attentes des élèves et des familles
ne sont plus les mêmes en face d’un corps enseignant rajeuni par des
recrutements massifs et féminisés, surtout dans l’enseignement primaire. »
De plus « les événements de 1968 [ont] révél[é] le décalage
grandissant entre le fonctionnement de l’institution scolaire et l’évolution de
la société. Les fondements mêmes du rôle de l’école dans la "fabrique" de "bons
citoyens" [ont été] profondément ébranlés. Les valeurs qui fondent la
citoyenneté et l’engagement au service de la patrie [ont été]
fragilisées : les compromissions avec l’occupant sous Vichy et les
blessures héritées des conflits liés à la décolonisation [ont] conduit à un
réexamen critique de l’enseignement de l’histoire et de l’instruction
civique. » C’est ce qui explique la disparition de l’instruction
civique en 1969. Elle n’est alors plus une discipline autonome dans
l’enseignement primaire, mais se retrouve diluée dans les activités d’éveil. Il
faudra attendre 1985 pour que l’éducation civique soit introduite dans l’école
primaire et le collège. Au lycée, à la suite du mouvement lycéen de 1998, est
créé un enseignement « d’éducation civique, juridique et sociale ».
« Pour autant, les réformes successives n’ont pas suffi à éteindre les
passions », précise le document du Conseil d’État qui ajoute : « À
chaque fois que les valeurs communes qui fondent la citoyenneté sont ébranlées,
les regards se tournent vers l’école, foyer de tensions et, en même temps, lieu
de réaffirmation des repères essentiels ».
Victor Bretonnier