La
Compagnie nationale des commissaires aux comptes a informé vendredi dernier ses pairs que Bercy examinait une « possibilité de relèvement », permise
par les textes européens, des seuils contribuant à définir la taille des entreprises,
quelques semaines après une précédente remontée. Si selon le ministère, « rien
n’est acté », au sein de la profession, la nouvelle ne passe
pas.
Un
mois à peine après une première remontée des seuils relatifs au chiffre
d’affaires et au bilan contribuant à définir la taille des sociétés et groupes
de sociétés, notamment prise en compte dans le cadre des obligations portant
sur l’établissement et la certification des comptes, le Gouvernement
s’apprêterait à en fixer de nouveaux ?
C’est
ce que rapporte une communication de la Compagnie nationale des commissaires
aux comptes (CNCC), destinée à la profession et datant de vendredi dernier. La Compagnie y indique avoir appris « il
y a seulement quelques jours » que le ministère de l’Economie et des finances
examine actuellement une possibilité de relèvement « permise par les
textes européens ». Selon les réflexions en cours, dès cet été, le
chiffre d’affaires net pourrait bien passer de 10 millions à 15 millions
(contre 8 millions avant février 2024), et le total bilan de 5 millions à 7,5
millions (contre 4 millions avant février 2024).
« L’économie de la profession »
en danger ?
Une
nouvelle qui, chez les commissaires aux comptes, a fait l’effet d’une bombe.
Rappelons que le décret du 28 février 2024, publié au Journal officiel du 29 février, était venu transposer la directive déléguée du 17 octobre 2023 de la
Commission européenne, qui proposait un ajustement de 25 % pour tenir compte de
l’inflation.
Ce, moins de 5 ans après la loi Pacte, qui avait déjà augmenté le
seuil d’obligation d’identification d’un commissaire aux comptes - lequel, en
contrepartie, s’était vu ouvrir de nouvelles missions, comme l’établissement
des missions en termes de RSE. Et sans oublier non plus qu’en 2018, un rapport de
l’inspection générale des finances, qui s’interrogeait sur l’utilité des
commissaires aux comptes, avait mis le feu aux poudres, accusé de « jeter
le discrédit » sur la profession.
Alors,
aujourd’hui, la coupe est pleine. De quoi pousser le président de la Compagnie
régionale des commissaires aux comptes (CRCC) de Paris, Vincent Reynier, à
publier le 25 mars un communiqué dans lequel il fustige des mesures, du côté de
Bercy, qui « sonneraient le glas de l’exercice libéral de [la]
profession », le tissu économique français étant, souligne-t-il,
essentiellement composé de petites entreprises dont le chiffre d’affaires est « bien
inférieur à 15 millions d’euros ».
« Je
n’ai pas le chiffre exact du nombre de mandats [de commissaires aux comptes]
qui pourraient être supprimés, mais si cette mesure passe, il est certain qu’un
grand nombre de sociétés intermédiaires - auditées par des cabinets locaux,
libéraux, pas par les grands réseaux - vont disparaître du champ de l’audit
légal. Cela toucherait donc directement l’économie de la profession, et
les emplois qui vont avec », réagit
de son côté Hubert Tondeur, expert-comptable, commissaire aux comptes et
vice-président de l’Ordre national des experts-comptables.
À contre-courant du contexte actuel
Le
commissaire aux comptes parle même d’une « fausse mesure de
simplification et d’économie ». S’il n’est pas opposé à une
simplification, celle-ci ne peut pas se faire « à n’importe quel prix »,
estime-t-il. « J’ai un portefeuille relativement important en termes
d'audit : si une mesure pareille venait à entrer en vigueur, c’est la moitié de
ce portefeuille qui disparaîtra », augure-t-il.
Dans
son communiqué « coup de gueule », Vincent Reynier déplore également que
Bercy a « pris le pas sur la place Vendôme » et regrette que
la profession soit « inaudible ». Un sentiment partagé par
Hubert Tondeur, qui estime que le ministère de l’Economie et des finances a mis
la profession « devant le fait accompli ». « Ne pas nous
consulter, ce n’est pas fair-play. On est purement sur des seuils d’audit, on
voit bien que c’est Bercy qui décide ».
Le commissaire aux comptes
ajoute que la Chancellerie, interlocuteur habituel de la profession, accuse
clairement une perte d’influence. « Même si elle a pu dire que nous
étions importants, notamment avec la procédure d’alerte, la continuité de
l’exploitation, la sécurité financière, elle n’a plus suffisamment de poids
pour peser sur ce sujet ».
Le
vice-président de l’Ordre national des experts-comptables s’interroge également
sur la schizophrénie qui préside aux discussions sur le relèvement des seuils. « C’est
tout de même étrange, dans le contexte actuel, de prendre ce type de mesure,
alors que le gouvernement alerte en même temps sur les risques de fraude et de
blanchiment », expose-t-il.
Hubert Tondeur alerte ainsi : « En
parallèle, il en va aussi de la sécurité financière des entreprises ! » et
rappelle que parmi les missions des commissaires aux comptes, il y a aussi la
prévention des difficultés, et l’alerte sur des faits délictueux comme le
blanchiment. « Les entreprises visées par les seuils ont moins de
commissaires aux comptes que celles qui sont plus petites, elles ont plutôt
internalisé les processus. Or, le commissaire aux comptes est celui qui
contrôle les sujets à risques et qui tire la sonnette d’alarme. C’est ce tiers
qui vient rassurer les financeurs, les pouvoirs publics et les actionnaires »,
argue-t-il.
Accusée
d’inertie, la CNCC réagit
Bien
que la CNCC évoque dans sa communication un relèvement « incompréhensible
», qui serait un « nouvel affront » avec des « conséquences
désastreuses », en faisant valoir qu’elle avait pourtant obtenu que ce
dernier soit écarté, Vincent Reynier ne manque pas d’égratigner l’organe
représentatif de la profession au niveau national, l’accusant de « [gérer]
seul et en catimini cette question d’intérêt général ».
« La
CNCC s’est bornée à nous demander d’être unis (...) Cela semble un peu court
comme stratégie, et nous ne pouvons pas rester immobiles et dociles en
attendant les résultats d’une négociation dont nous sommes exclus »,
écrit-il. Et d’ajouter : « Je considère que l’exercice libéral de la
profession de commissaire aux comptes n’est plus représenté au niveau national ».
En
réponse, et alors que des élections auront bientôt lieu à la CNCC, son
président, Yannick Ollivier, affirme aujourd’hui « ne pas vouloir entrer
dans la polémique ». « Notre préoccupation n’est pas politique :
l’objectif est de se battre pour la profession et d’obtenir le maintien des
seuils », indique-t-il.
« Évidemment que la gouvernance
de la compagnie nationale est à 2 000 % pour défendre les commissaires aux
comptes ! Elle a défendu et défend toujours la diversité de l’exercice
professionnel et l'importance que revêt l’existence de professionnels libéraux
qui font la force de notre profession », se défend par ailleurs le
président.
« Tout
est à l’étude, rien n’est acté »
Quant
à la question de savoir pourquoi un tel projet dans les tuyaux du ministère, le
président de la CNCC avance que Bercy est en train d'identifier « toutes
les possibilités pour relever les seuils au sens large, notamment au regard des
textes européens ». « Parmi l’ensemble de ces possibilités, il existe
cette option offerte aux Etats-membres d’aller au-delà du seuil »,
précise-t-il. Bercy étudierait donc la pertinence de cette option. « Pourquoi
la remettre à l’ordre du jour ? Car c’est son rôle, de toujours s’interroger.
Et de notre côté, on doit être en capacité de démontrer pourquoi les seuils
actuels ont du sens », poursuit Yannick Ollivier.
Le
président se veut toutefois rassurant : la CNCC a réuni hier l’ensemble des
syndicats et des organisations professionnelles qui touchent la profession. « Ils ont bien compris que les enjeux sont d’importance et nous concernent tous »,
souligne Yannick Ollivier, qui assure par ailleurs « tout mettre en
place pour arriver à convaincre [s]es interlocuteurs » au ministère
sur le sujet : « Nous communiquons avec Bercy pour faire entendre
notre voix, et, pour l’heure, Bercy prend note. Nous leur avons donné des
chiffres clefs sur l’impact qu’aurait un relèvement des seuils dans les
territoires, mais aussi sur les entreprises, car personne n’a à gagner à ce
qu’il y ait des effets de concentration. »
En parallèle, le président annonce que des « actions »
entreprises par la Compagnie lui ont également permis de s'assurer du soutien de
l’ensemble des représentants des entreprises : « Ils nous
ont confirmé qu’ils nous soutenaient et qu’ils interviendraient pour appuyer
nos arguments ».
Pendant
que la résistance s’organise, « Tout est à l’étude, rien n’est acté »
affirme-t-on laconiquement du côté de Bercy, contacté cet après-midi.
Peut-être le début d’un nouveau feuilleton ?
Bérengère Margaritelli