Cette question mérite clairement
d’être posée depuis la décision rendue par le Conseil constitutionnel le 9 mai
dernier (décision n° 2019-1 RIP) par laquelle il a validé la proposition de loi
visant à affirmer le caractère de service public national de l’exploitation des
aérodromes de Paris, déposée dans le cadre de la procédure de referendum
d’initiative partagée (le « RIP »).
En effet, la veille de l’adoption de
la loi PACTE (1) par le Parlement (le 11 avril dernier), qui autorise l’État à
privatiser la société Aéroport de Paris (« ADP »), 248 parlementaires avaient,
pour la première fois de l’histoire, déposé une proposition de loi destinée à
être transmise au Conseil constitutionnel dans le cadre de l’article 11 de la
Constitution. Celui-ci prévoit, depuis la loi constitutionnelle du
23 juillet 2008, qu’un référendum peut être organisé à l’initiative d’un
cinquième des membres du Parlement, soutenue par un dixième des électeurs
inscrits sur les listes électorales.
Les principales conditions pour organiser ce
referendum, prévues par une loi organique du 6 décembre 2013 et son décret
d’application, sont les suivantes :
1/ que le Conseil constitutionnel valide la
proposition de loi déposée par au moins un cinquième des parlementaires ;
le Conseil constitutionnel dispose d’un mois pour se prononcer ;
2/ qu’au moins un dixième des électeurs apportent
leur soutien à cette proposition de loi ; la période de recueil doit être
ouverte dans le mois qui suit la validation du Conseil constitutionnel et dure
neuf mois ;
3/ que la proposition de loi n’ait ensuite pas été
examinée au moins une fois par chacune des deux assemblées parlementaires dans
un délai de six mois à compter de la publication au Journal officiel
de la décision du Conseil constitutionnel déclarant qu’elle a obtenu le soutien
d’au moins un dixième des électeurs inscrits sur les listes électorales.
Lorsque le référendum a conclu à l’adoption de la
proposition de loi, le président de la République promulgue la loi dans les
quinze jours qui suivent la proclamation des résultats de la consultation.
Quel est le
fondement juridique imaginé par les parlementaires à l’initiative du
RIP pour tenter de remettre en cause la privatisation d’ADP ?
L’article unique de la proposition de
loi est le suivant : « L’aménagement,
l’exploitation et le développement des aérodromes de Paris-Charles-de-Gaulle,
Paris-Orly et de Paris-Le Bourget revêtent les caractères d’un service public
national au sens du neuvième alinéa du préambule de la Constitution du 27
octobre 1946. »
En qualifiant l’activité d’ADP de
service public national, cette activité est donc couverte par le neuvième
alinéa du préambule de la Constitution du 27 octobre 1946, qui fait partie du
bloc constitutionnel, et qui dispose que « Tout
bien, toute entreprise, dont l’exploitation a ou acquiert les caractères d’un
service public national ou d’un monopole de fait, doit devenir la propriété de
la collectivité. »
Cette loi suffira-t-elle à
enrayer la privatisation d’ADP ?
Le Conseil constitutionnel, saisi du contrôle de constitutionnalité de la
loi PACTE le 16 avril dernier, doit se prononcer sur cette dernière avant
le 16 mai. S’il valide les dispositions de la loi PACTE permettant la
privatisation d’ADP, ces dispositions entreront en vigueur et, d’un point de
vue strictement juridique, le gouvernement pourra déclencher le processus de
privatisation.
Ce processus dure plusieurs mois car plusieurs étapes doivent être
respectées. Par comparaison, la privatisation de la société Aéroport
Toulouse-Blagnac s’est étalée sur environ neuf mois, entre l’adoption du
décret autorisant la cession des titres au secteur privé (11 juillet 2014
(2)) et l’arrêté du 15 avril 2015 fixant les
modalités de transfert au secteur privé de la participation détenue par l’État
au capital de la société Aéroport Toulouse-Blagnac.
Il est donc possible que le transfert au secteur privé de la participation
détenue par l’État dans ADP soit effectif avant que la loi faisant l’objet du RIP ne soit
promulguée (ce qui suppose que chacune des étapes rappelées ci-dessus aient été
franchies).
De ce fait, il existe des obstacles importants à ce que la loi s’applique ipso
facto à la privatisation d’ADP qui sera intervenue avant sa promulgation :
dès lors que les titres de l’État sont effectivement
transférés au secteur privé et que ce dernier en paye le prix, la situation
devrait être selon nous qualifiée de situation « juridiquement constituée » ;
le principe est alors que, en vertu du principe de non-rétroactivité des lois,
une loi nouvelle, ce qui serait le cas de la loi issue du RIP, ne peut pas
s’appliquer aux situations juridiquement constituées avant son entrée en
vigueur, sauf exceptions et conditions qui seront difficiles à réunir dans
notre cas ; le simple fait qu’une loi qualifie un service de « service public national » ne suffit a
priori pas à obliger, ou même à permettre à l’État d’exproprier unilatéralement
le secteur privé pour récupérer les titres qu’il lui aura précédemment cédé. En
effet, d’une part, l’article 34 de la Constitution dispose que « la loi fixe
également les règles concernant (…) les nationalisations d’entreprises ».
D’autre part, l’article 17 de la Déclaration des droits de l’Homme et du
citoyen prévoit que « La propriété étant
un droit inviolable et sacré, nul ne peut en être privé, si ce n’est lorsque la
nécessité publique, légalement constatée, l’exige évidemment, et sous la
condition d’une juste et préalable indemnité ».
Il est donc fort possible que, pour permettre la nationalisation d’ADP
(dans l’hypothèse où celle-ci aura été préalablement privatisée), une loi
supplémentaire soit nécessaire pour prévoir les règles concernant la
nationalisation d’ADP, les fondements des principes de nécessité publique
exigeant de procéder à une telle nationalisation et fixant les modalités
d’indemnisation des détenteurs des titres d’ADP.
Sauf à ce que cette nouvelle loi fasse également l’objet d’un RIP – ce qui
paraît peu probable – c’est le même Parlement qui s’est prononcé en faveur de
la loi PACTE et donc de la privatisation d’ADP qui devrait alors se prononcer
sur la nationalisation d’ADP ce qui paraît difficilement concevable.
Alternativement, on pourrait imaginer que les opposants à la privatisation
saisissent l’État pour lui demander de respecter la loi RIP qui aura érigé
l’activité d’ADP en service public national, et de procéder au rachat des
titres d’ADP auprès du secteur privé.
Si l’État refuse, cette décision constituera une décision administrative
de rejet. Cette décision administrative de rejet pourra être attaquée en excès
de pouvoir devant les juridictions administratives pour en obtenir l’annulation
au motif qu’elle est contraire à la loi issue du RIP. Mais une telle
annulation, si tant est qu’elle prospère, devra, pour avoir l’effet recherché,
être assortie d’une injonction formulée par le juge administratif auprès de
l’État de procéder au rachat des titres concernés.
Une telle situation, outre le fait qu’elle est à ce stade purement
spéculative, paraît particulièrement complexe à envisager du point de vue
juridique.
LE CONSEIL CONSTITUTIONNEL PEUT-IL BIEN VALIDER LA LOI PACTE AUTORISANT LE
TRANSFERT D’ADP AU SECTEUR PRIVE ALORS QU’IL A PREALABLEMENT VALIDE LA
PROPOSITION DE LOI FAISANT L’OBJET DU RIP éRIGEANT L’ACTIVITé D’ADP EN SERVICE
PUBLIC NATIONAL
Le Conseil constitutionnel a considéré dans sa décision du 9 mai,
pour valider la possibilité pour le législateur d’affirmer le caractère de
service public national de l’exploitation des aérodromes de Paris que « si
la nécessité de certains services publics nationaux découle de principes ou de
règles de valeur constitutionnelle, la détermination des autres activités qui
doivent être érigées en service public national est laissée à l’appréciation du
législateur ou de l’autorité réglementaire selon les cas.
L’aménagement, l’exploitation et le développement des
aérodromes de Paris-Charles-de-Gaulle, Paris-Orly et Paris-Le Bourget ne
constituent pas un service public national dont la nécessité découlerait de
principes ou de règles de valeur constitutionnelle. La proposition de loi, qui
a pour objet d’ériger ces activités en service public national, ne comporte pas
par elle-même d’erreur manifeste d’appréciation au regard du neuvième alinéa du
Préambule de la Constitution de 1946. »
Concrètement, cela signifie selon nous que le Conseil constitutionnel
considère que l’activité dont est en charge ADP n’est pas un service public
national à valeur constitutionnelle et que, partant, il est loisible au
législateur d’édicter une loi qui érige cette activité en service public
national (n’ayant pas de valeur constitutionnelle).
Dans le cas de services publics nationaux n’ayant pas de valeur
constitutionnelle, le Conseil constitutionnel juge régulièrement que « le
fait qu’une activité ait été érigée en service public national sans que la
Constitution l’ait exigé ne fait pas obstacle au transfert au secteur privé de
l’entreprise qui en est chargée ; que, toutefois, ce transfert suppose que
le législateur prive ladite entreprise des caractéristiques
qui en faisaient un service public national » (ex : décision n° 2006-543 DC du 30 novembre 2006).
Dans le cadre de son analyse de la loi PACTE, il nous paraît possible que
le Conseil constitutionnel considère que lors de son adoption (i.e. le
11 avril 2019), l’activité d’ADP n’était pas érigée en service public
national.
De ce fait, le législateur n’avait pas à légiférer pour
priver l’activité d’ADP des caractéristiques qui en faisaient un service public
national.
Il suffisait donc au législateur d’autoriser le transfert
d’ADP au secteur privé par une loi (la loi PACTE), comme l’exige l’ordonnance
n° 2014-948?du 20 août 2014 relative à la gouvernance et aux opérations sur le
capital des sociétés à participation publique qui dispose (article 22) que,
dans le cas des sociétés telles qu’ADP, « Les
opérations par lesquelles l’État transfère au secteur privé la majorité du
capital d’une société ne peuvent être décidées par décret qu’après avoir été
autorisées par la loi. »
D’ailleurs, c’est ce que le Conseil d’État a
considéré dans son avis rendu dans le cadre de la proposition de loi
PACTE : « Le Conseil d’État estime que cette autorisation de
transfert ne méconnaît pas les dispositions du neuvième alinéa du Préambule de
la Constitution du 27 octobre 1946?qui prévoit que “Tout bien, toute entreprise, dont
l’exploitation a ou acquiert les caractères d’un service public national ou
d’un monopole de fait, doit devenir la propriété de la collectivité.” Il
relève en effet que si la société ADP est chargée, à titre exclusif,
d’exploiter une dizaine d’aéroports civils, ceux-ci sont tous situés dans la
région d’Île-de-France. Il estime donc qu’ADP, nonobstant l’importance des
aéroports qu’elle exploite, n’exerce pas une activité présentant le caractère
d’un service public national ou d’un
monopole de fait, au sens et pour l’application du neuvième alinéa du Préambule
de 1946 » (avis
consultatif du 19 juin 2018).
Au demeurant, lorsque le Conseil constitutionnel rendra sa décision sur la
loi PACTE, la loi faisant l’objet du RIP et qui érige l’activité d’ADP en
service public national ne fera pas encore partie de l’ordonnancement juridique
puisqu’elle n’existe pas tant qu’elle n’a pas été promulguée.
Finalement, quel est le plus
grand obstacle à la privatisation d’ADP ?
La situation juridique pour la privatisation d’ADP
n’est donc pas si grave à ce jour.
Pour autant, avec la décision du Conseil
constitutionnel du 9 mai qui leur est favorable, les opposants ont levé le
premier obstacle majeur sur le chemin de l’adoption de la loi faisant l’objet
du RIP. La prochaine étape consiste à obtenir le soutien d’au moins un dixième
des électeurs. S’ils y parviennent, le franchissement de ce deuxième obstacle
pourrait bien être synonyme de victoire définitive.
En effet, le gouvernement sera alors confronté à l’opposition, non plus de 248 parlementaires, auxquels
se sont adjoints, le 6 mai dernier, des collectifs et des représentants
des « gilets jaunes » dans le cadre de la procédure dite de
« porte étroite citoyenne », mais de plus de 4,5 millions d’électeurs.
Il est donc possible qu’il attende neuf mois,
c’est-à-dire l’issue de la période de recueil des soutiens du RIP avant de
confirmer ou d’infirmer sa volonté de poursuivre la privatisation d’ADP.
NOTES :
1) Loi relative à
la croissance et à la transformation des entreprises.
2) Décret numéro 2014-795 du
11 juillet 2014 autorisant le transfert au secteur privé d’une participation
majoritaire au capital de la société anonyme Aéroport Toulouse-Blagnac.
Sébastien Pinot,
Avocat Associé,
Bignon Lebray