Élisabeth Lamure, sénatrice LR, présidente de
la Délégation sénatoriale aux entreprises, et Pascale Gruny, sénatrice LR et
rapporteur ont présenté, le 9 juillet dernier, les conclusions des travaux
de la Délégation concernant l’accompagnement de la transition numérique des
PME. Alors que les start-up en France connaissent un grand succès, de leur côté
les PME et TPE ont du mal à prendre le tournant du numérique, or ce sont elles
qui créent le plus d’emplois. Après analyse de l’action de l’État et de
multiples acteurs, le rapport formule 14 recommandations pour aider les
petites et moyennes entreprises à faire face aux défis engendrés par les
nouvelles technologies.
Comment la
France peut-elle rattraper son retard numérique par rapport aux pays les plus
avancés de l’Union européenne ? Comment peut-elle amener et aider ses PME
et TPE à accélérer leur transition numérique ? Telles sont les questions
qui sous-tendent le rapport et les recommandations de Pascale Gruny
(rapporteure et sénatrice Les Républicains de l’Aisne) sur l’accompagnement de
la transition numérique des TPE-PME, présentés le 9 juillet dernier aux médias,
et examinés quelques jours auparavant par la Délégation sénatoriale aux
entreprises, présidée par Élisabeth Lamure.
Créée par
l’arrêté de Bureau n° 2014-280 du 12 novembre 2014, la Délégation
sénatoriale aux entreprises est chargée d’informer le Sénat sur la situation et
les perspectives de développement des entreprises, de recenser les obstacles à
leur développement et de proposer des mesures visant à favoriser l’esprit
d’entreprise et à simplifier les normes applicables à l’activité économique,
afin d’encourager la croissance et l’emploi dans les territoires.
La
délégation est en outre compétente pour examiner les dispositions des projets
et des propositions de loi comportant des normes applicables aux entreprises.
Afin de
rédiger ce document, Pascale Gruny et son équipe sont parties du constat
suivant : malgré le succès de ses start-up, la France se positionne
seulement au 15e rang du classement de la Commission européenne
de 2019 fondé sur l’indice DESI, relatif à l’économie et à la société
numériques. Elle se situe donc en dessous de la moyenne européenne,
contrairement aux pays nordiques qui prennent de plus en plus d’avance.
En France,
il existe aussi un paradoxe : alors que les citoyens et consommateurs sont
globalement à l’aise avec les nouvelles technologies, les PME et TPE peinent à
se moderniser et à s’équiper.
En outre, « il
y a un fossé entre les grandes entreprises et les toutes petites entreprises
qui ne sont pas bien outillées en numérique, or ce sont elles qui emploient le
plus » a affirmé Pascale Gruny lors de la présentation officielle de
son rapport.
On explique
cela par le fait que les dirigeants des petites et moyennes entreprises doivent
affronter de nombreux obstacles tels que le manque de culture et de compétences
numériques dans les équipes, l’insuffisance de l’accompagnement financier, la
fracture numérique territoriale, les relations ambivalentes avec les
plateformes en ligne, etc.
Il est
également évident que l’État, de même que les divers acteurs intervenant, à un
titre ou à un autre, dans la définition et la mise en œuvre d’une politique
publique de numérisation des entreprises oublient trop souvent les petites et
moyennes entreprises.
« Si
les aides et informations foisonnent, la politique publique dans ce domaine a
eu trop tendance à délaisser les entreprises traditionnelles et de taille
modeste, pour lesquelles le numérique n’est pas ou peu le milieu naturel.
Pourtant, elles sont les plus nombreuses et doivent opérer rapidement leur
propre révolution numérique sous peine de ne plus rester compétitives, voire de
disparaître » a ainsi regretté Pascale Gruny.
Cette
dernière a également affirmé que malgré les efforts mis en œuvre par les
pouvoirs publics pour le déploiement du très haut débit sur tout le territoire,
les progrès ne seront réels « qu’avec une régulation plus efficace et
réactive du marché des télécoms pour garantir une concurrence effective ».
Le rapport s’inscrit donc dans le contexte actuel de déploiement de la 4G et de
la fibre optique, sachant que l’arrivée prochaine de la 5G viendra tout
bouleverser. De même que l’accès à internet via le satellite contribuera
certainement à la réduction de la fracture numérique, estime le rapport.
Comme
l’indique l’Avant-Propos : « le présent rapport entend contribuer
à l’“apprivoisement” du numérique, ou mieux encore à sa pleine appropriation,
par les nombreux professionnels qui, sur le terrain, dans nos territoires, se
sentent à la fois submergés par les informations ou offres commerciales, et
démunis face à ce tsunami. Car il s’agit bien d’une transformation profonde de
la vie DE l’entreprise et DANS l’entreprise. »
Comment les
PME et TPE envisagent-elles ou vivent-elles cette transition aujourd’hui ?
Comment les aider à se numériser dans de meilleures conditions ?
À l’heure du
digital, il est primordial pour celles-ci de s’adapter tant l’enjeu est de
taille. Compétitivité, croissance, emploi… l’économie mondiale est en effet
totalement bouleversée par le numérique et l’intelligence artificielle.
LES
PERSPECTIVES ÉCONOMIQUES DU NUMÉRIQUE
Dans son
rapport d’information, Pascale Gruny souligne d’abord à quel point le numérique
a profondément transformé les codes de l’économie traditionnelle et ouvre des
perspectives économiques colossales.
En effet,
selon une étude de Cisco de 2014, la création de valeur économique étant de
plus en plus liée à la numérisation, on estime le potentiel de l’Internet of
Everything à 16 000 milliards de dollars d’ici 2022. Cet « Internet
de tout » comprend non seulement l’Internet des objets connectés, mais
également les données, les processus et les personnes (via leurs
téléphones mobiles et leurs réseaux sociaux). Or, 99,4 % des objets
physiques ne sont toujours pas connectés, ce qui laisse entrevoir les
potentialités économiques à venir.
« Les
conséquences de cette révolution numérique n’affectent pas seulement
l’économie, mais toute forme d’organisation, invitée à remplacer sa forme
pyramidale par l’intelligence collective » affirme le rapport. C’est
donc le cas des entreprises qui doivent désormais s’adapter à la complexité, à
l’imprévisibilité du monde et à sa globalisation. Celles-ci se trouvent en
outre confrontées à de permanents conflits d’intérêts entre profitabilité et
développement durable, secret et transparence, dynamiques individuelle et
collective…
Bref, les
entreprises actuelles évoluent dans un écosystème numérique totalement inédit
comprenant :
• l’Internet
des objets (IdO) qui désigne les appareils et objets dont l’état peut être
modifié via l’Internet, avec ou sans la participation active des
utilisateurs, appareils qui constituent une importante source de données à
l’appui de l’analytique des données massives ;
• l’analytique
des données massives qui désigne une série de techniques et d’outils utilisés
pour traiter et interpréter les volumes considérables de données résultant de
la numérisation croissante des contenus, du suivi accru des activités humaines
et de la généralisation de l’Internet des objets ; celle-ci permet
d’inférer des relations, d’établir des dépendances et de prévoir des résultats
et des comportements ;
• l’intelligence
artificielle (IA) qui désigne les techniques mises en œuvre pour créer des
machines simulant les fonctions cognitives humaines ; l’IA qui devrait à
l’avenir aider à résoudre des questions complexes, à générer des gains de
productivité, à améliorer l’efficience de la prise de décision et à réduire les
coûts ;
• la
technologie blockchain qui repose sur une architecture décentralisée, sans
intermédiaire, qui facilite les transactions économiques et les interactions de
pair à pair ; outre l’échange d’informations, celle-ci prend en charge des
protocoles permettant l’échange de valeurs et de contrats juridiques, et ouvre
la voie à d’autres applications comparables.
Cet
écosystème numérique a modifié en profondeur le monde de l’entreprise.
COMMENT LE NUMÉRIQUE A TRANSFORMÉ
L’ENTREPRISE ?
Comme
l’indique le rapport de la Délégation, la numérisation d’une entreprise
n’implique pas seulement l’utilisation de nouveaux outils informatiques (site
e-commerce, présence sur les réseaux sociaux, nomination d’un chief digital
officer…), « mais une remise en question profonde de son organisation
interne et de sa relation avec le client ».
Le numérique
impose par exemple la réduction du nombre de barreaux de l’échelle
hiérarchique. En d’autres termes, la numérisation doit être une stratégie,
accompagnée d’une veille économique pour être toujours « à la
page ».
Mettre en
place une stratégie numérique est indispensable, car à l’heure actuelle, la
valeur d’une entreprise ne se mesure plus avec le produit fabriqué ou le
service rendu, mais par la qualité du logiciel, de la plateforme ou de
l’application proposée, indique le rapport. Ainsi, « une icône sur un maximum
de smartphones est devenue plus rentable qu’une boutique située sur le plus
prestigieux des emplacements ».
Concernant
la relation avec les clients, c’est désormais aux entreprises de se soumettre
au pouvoir et aux exigences du consommateur, lequel est passé du statut de
« captif » à celui de « zappeur ».
Celui-ci a
en plus la possibilité d’interagir avec l’entreprise, par le biais des
commentaires sur les réseaux sociaux par exemple.
Le
consommateur du 21e siècle, continue le rapport, « veut
tout, tout de suite, qu’on lui parle, qu’on l’informe, qu’on réponde à ses
questions et qu’on le traite d’une manière personnalisée ».
La gestion
des relations avec les clients est également bouleversée par l’intelligence
artificielle. Selon une étude du cabinet Gartner, un traitement automatisé et
intelligent de la relation client pourrait en effet englober 85 % des
interactions de la relation client d’ici 2020.
La
révolution digitale a donc bouleversé les codes de l’économie mondiale, mais
aussi le fonctionnement interne et externe des entreprises, ainsi que le
comportement des consommateurs eux-mêmes. Pour rester compétitifs, les pays
doivent par conséquent promouvoir l’utilisation des outils numériques au sein
de leurs entreprises, et inciter à la mise en œuvre d’une stratégie économique
s’appuyant sur le digital.
Dans quelle
situation se trouve notre pays aujourd’hui ? Les entreprises françaises
sont-elles à jour en ce qui concerne le numérique ?
LA TRANSITION NUMÉRIQUE EN FRANCE
Les
résultats de l’Hexagone sur le plan de la transition digitale sont très moyens,
a indiqué Pascale Gruny lors de la présentation de son rapport d’information.
En outre, « certaines très petites entreprises n’ont même pas
conscience que le numérique est important ». Par exemple, les petits
commerces considèrent toujours que leurs principaux concurrents sont les
grandes surfaces et la grande distribution. Or, leurs premiers concurrents sont
sur le net.
Une vision
des choses d’autant plus préoccupante que les particuliers sont eux davantage
numérisés. Ainsi, deux tiers des consommateurs français achètent en ligne, mais
15 % seulement des PME françaises vendent en ligne, contre 44 % des
grandes entreprises.
Un retard à
combler d’urgence alors que la consommation électronique se déplace déjà de
l’ordinateur vers le mobile. En effet, fin 2018, 80 % des sites e-commerce
du top 15 ont vu la part de leur trafic mobile dépasser celle de
l’ordinateur.
En outre, à
l’heure actuelle, sept consommateurs sur dix achètent et paient en ligne en France.
En comparaison, seule une grande entreprise sur deux et une PME sur huit fait
usage de solutions de vente en ligne.
Les PME et
TPE ont donc pas mal de retard par rapport aux consommateurs. C’est pourquoi,
en 2019, selon le classement DESI de l’Europe, la France s’est retrouvée en 15e position
sur les 28 États membres (elle était au 16e rang en 2018
et au 14e en 2016). Elle est donc « loin derrière
les pays les plus performants de l’Union », a insisté Pascale Gruny.
Certes,
l’Hexagone obtient de bons résultats en matière de compétences numériques, une
performance correcte en matière d’administration en ligne (services proposés en
ligne et utilisation de ces services) et de bons résultats pour les données
ouvertes. Cependant, son niveau de connectivité est inférieur à la moyenne
européenne, ce qui « reste le principal point faible du pays en raison
du caractère limité de la couverture à haut débit rapide et ultra-rapide »
selon le classement DESI.
De même, les
TPE et PME françaises ont un degré d’intégration des technologies numériques
inférieur à la moyenne. Le pays est également en retard pour ce qui est de
l’utilisation d’Internet, tant sur le plan des contenus (actualités, musique et
vidéo) que sur celui de la communication (réseaux sociaux).
Quant aux
emplois liés au numérique, ils ne représentent que 2,7 à 3,7 % du total
des emplois en France, soit la fourchette basse de la moyenne des pays de
l’OCDE.
De même,
indique le rapport, malgré ses nombreuses start-up, la France peine à faire
émerger des licornes. Celles-ci sont moitié moins nombreuses qu’en Allemagne et
six fois moins qu’au Royaume-Uni.
LE TRAVAIL DE LA DÉLÉGATION
C’est à
partir de cette analyse que s’est déployé le travail de la Délégation qui
entend bien faire entendre la voix des entreprises au Sénat.
Élisabeth
Lamure, la présidente de la Délégation, l’a clamé haut et fort : « au-delà
des discours sur «la France, startup nation», il est urgent de mettre les
dirigeants et salariés des petites et moyennes entreprises au cœur des
réflexions et des mesures. La transition numérique doit se faire avec eux et
pour eux ! »
C’est
pourquoi, durant quatre ans, la Délégation a effectué un consciencieux travail
de terrain avec une quarantaine d’auditions, trois déplacements à l’étranger
pour établir des comparaisons (Allemagne, Danemark et Bruxelles), et le recueil
de témoignages de dirigeants d’entreprises rencontrés régulièrement dans les
départements.
Un exemple
parmi d’autres : au Danemark, dans la ville de Copenhague, la mairie a mis
en place un programme avec Google, pour accompagner les commerçants qui forment
ensuite des chômeurs pour qu’ils aillent accompagner les artisans sur le
numérique. Selon Pascale Gruny, c’est une bonne idée, même si le risque est de
rendre les entreprises dépendantes aux plateformes numériques géantes.
Quoi qu’il
en soit, grâce à cette fastidieuse enquête, Pascale Gruny a pu mesurer les
avancées, mais aussi déterminer les nombreux freins qui subsistent en France,
notamment :
• manque
de temps des chefs d’entreprise pour savoir « à quelle(s) porte(s)
frapper » (Conseil national du numérique, Industrie du Futur, French
Tech… ?) ;
• rigidités
organisationnelles internes ;
• manque
de marges de manœuvre financières ;
• déficit
de compétences et difficultés à recruter les talents nécessaires.
Pour
remédier à ces difficultés, la Délégation aux entreprises du Sénat a formulé
14 recommandations en partant des besoins réels de la majorité des PME et
TPE. Ces propositions poursuivent cinq objectifs :
• favoriser
une culture du numérique chez tous les Français, et ceci dès l’école primaire,
afin de développer les compétences ;
• mieux
informer, encourager et soutenir les PME-TPE dans leurs investissements en
équipements et formation au numérique ;
• aider
les entreprises face aux menaces liées à la révolution numérique :
cybersécurité, rapport de force inégal avec les plateformes numériques ;
• réduire
la fracture numérique sur les territoires en matière de très haut débit pour
les entreprises, en garantissant une concurrence plus effective et respectueuse
des PME dans le secteur des télécoms ;
• instaurer
des échanges réguliers entre les acteurs du « mille-feuille »
d’acteurs publics et privés en vue de rendre plus efficient l’écosystème
d’accompagnement des PME au numérique.
En
conclusion, selon le rapport d’information, le retard numérique de la France et
son mauvais classement au DESI lui coûtent au moins un point de croissance.
L’enjeu pour le pays dans les années à venir sera donc de libérer son potentiel
digital. Actuellement en effet, l’Hexagone n’exploite que 12 % du
potentiel numérique de son économie alors que les États-Unis utilisent
18 % de leur potentiel digital, le Royaume-Uni 17 %, les Pays-Bas et
la Suède 15 %.
Bref, si la
France faisait de réels efforts pour dépasser sa position moyenne dans le
classement DESI, le rapport estime « qu’entre 245 et 390 milliards
d’euros pourraient s’ajouter à la richesse nationale à l’horizon 2025 ».
Maria-Angélica Bailly