CEDH, 1er octobre 2019, n° 37858/14, Sté Carrefour
France c/ France
Une société absorbée dans le cadre d’une transmission
universelle du patrimoine a été condamnée à une amende civile infligée par
l’autorité de régulation en raison de pratiques anticoncurrentielles
sanctionnées au visa de l’ancien article L. 442-6 du Code de commerce (1).
La société absorbante se voit transmettre
automatiquement l’intégralité du patrimoine de la société absorbée dont une
amende civile à laquelle a été condamnée la société absorbée.
La société absorbante conteste devoir cette somme car
son paiement contreviendrait au principe de personnalité des peines (2) selon
lequel la responsabilité pénale s’oppose à ce qu’une personne soit
sanctionnée si elle n’a pas personnellement commis l’infraction (3).
Dans cette logique, la société absorbante, dans le
cadre d’une opération de transmission universelle du patrimoine, peut-elle être
condamnée à une amende civile pour des pratiques restrictives de concurrence
commises par la société absorbée avant la décision de dissolution?
La jurisprudence de la Cour européenne des
droits de l’homme (CEDH) (4) comme la jurisprudence nationale ont répondu
par l’affirmative.
Si le principe de personnalité des peines est
naturellement applicable aux sanctions purement pénales, son application aux
sanctions civiles punitives assimilées à des sanctions pénales (I) oblige à le
relativiser (II), en privilégiant une analyse économique de l’entreprise
transférée (III).
L’application du principe
de personnalité des peines aux amendes civiles sanctionnant les
pratiques anticoncurrentielles
L’amende civile n’est certes pas une infraction
pénale (5), mais elle relève de la notion autonome d’« accusation
en matière pénale » prévue
à l’article 6, § 1 de la Convention EDH. Elle est appréciée en
fonction de la qualification juridique de l’infraction en droit interne, mais
aussi en fonction de deux autres critères (6).
D’une part, la nature des agissements en cause
qui heurte l’intérêt général.
D’autre part, la sévérité de la sanction
encourue par l’auteur de la norme transgressée. Il doit s’agir de mesures ayant un effet dissuasif, telles qu’une privation
de liberté ou une amende, ou préventif et répressif comme une amende infligée par
une autorité administrative (7).
Les amendes civiles « (ont) la nature
d’une sanction pécuniaire », de sorte que le principe de personnalité des
peines leur est applicable (8). Le critère de la sévérité de la sanction
encourue, s’applique puisqu’il s’agit d’une amende pouvant atteindre deux
millions d’euros (9).
La nécessité
de relativiser le principe de personnalité des peines en matière d’amendes
civiles
En premier lieu, en droit des sociétés, la
réalisation d’une fusion absorption ou transmission universelle du patrimoine
emporte transfert automatique du patrimoine de la société absorbée au profit de
la société absorbante.
D’abord, concernant l’issue des sociétés, la fusion
entraîne la disparition de la société absorbée par sa dissolution sans
liquidation (10).
Elle entraîne simultanément l’acquisition, par les
associés de la société absorbée, de la qualité d’associés de la société
absorbante, dans les conditions déterminées par le contrat de fusion ou de
scission (11).
Ensuite, concernant le patrimoine de la société
absorbée, l’intégralité du patrimoine – actif et passif – de la société a été
transmi de plein droit à la société absorbante.
Ce faisant, si on excluait le principe de
transmission de la responsabilité contraventionnelle, cette responsabilité
serait de facto éteinte, ce qui serait en contradiction avec la nature
même d’une fusion, qui postule le transfert de l’intégralité du patrimoine, à
savoir l’actif et le passif (12).
En second lieu, au plan pénal, le changement de
personne morale débitrice de la sanction pécuniaire heurte le principe de
personnalité des peines qui s’applique aux personnes morales (13) pour limiter
la transmission du passif pénal à la société absorbante sous réserve de la
fraude.
La dissolution de la personne morale empêche ou
arrête en principe l’exécution de la peine. Toutefois, il peut être procédé au recouvrement
de l’amende et des frais de justice après la dissolution de la personne morale
jusqu’à la clôture des opérations de liquidation. (14)
Ainsi, seules les sanctions pécuniaires déjà
prononcées à l’encontre d’une personne morale peuvent être transmises. Cette
transmission n’est admise que si la condamnation à l’origine de la peine
pécuniaire est devenue définitive au moment de la dissolution de la personne
morale. à défaut, les poursuites
s’éteignent en raison de la disparition de la personnalité morale de la société
absorbée (15).
Par exception, la non-transmission du passif pénal
peut être neutralisée en cas de fraude lorsque la fusion a pour objectif de
neutraliser l’application des amendes civiles (16).
La fraude est alors caractérisée lorsque l’opération, réalisée déloyalement (17) ou sciemment sans en avertir
le créancier social poursuivant, découle d’une ingénierie juridique légale qui
poursuit néanmoins un but illégal consistant à échapper au paiement de l’amende
(18).
La sanction de cette
fraude est la nullité (19), pourvu que l’autorité à l’initiative de l’amende
ait préalablement formé opposition à l’opération dans les trente jours de la
publication de la dissolution pour faire valoir la fraude (20).
La primauté de l’approche
économique pour assurer la transmissibilité de la sanction pénale par
assimilation
La jurisprudence a une analyse spécifique des
sanctions assimilées à la matière pénale, comme celles prononcées en matière de
concurrence, qui est fondée sur la réalité économique de l’entreprise (21) et
non strictement sur la société personne morale.
Elle repose sur la définition de
l’auteur des pratiques anticoncurrentielles. Ce dernier n’est pas la société
personne morale stricto sensu mais « toute personne exerçant des activités de
production, de distribution ou de services » (22).
Ce faisant, en appliquant le principe de la
continuité économique et fonctionnelle, la pratique anti concurrentielle peut
être imputée à la personne morale à laquelle l’exploitation de l’entreprise est
juridiquement transmise23.
La jurisprudence communautaire considère qu’en cas de
disparition de l’auteur de l’infraction, et de manière subsidiaire, il convient
de « localiser l’ensemble des éléments matériels et humains ayant concouru à
la commission de l’infraction pour identifier, dans un second temps, la
personne qui est devenue responsable de l’exploitation de cet ensemble, afin
d’éviter que, en raison de la disparition de la personne responsable de son
exploitation au moment de l’infraction, l’entreprise ne puisse pas répondre de
la commission de celle-ci » (24).
L’absorption de la société, auteur de ces pratiques,
par une autre société ne met pas fin à ses activités qui se poursuivent au
sein de la société absorbante (25). Il est donc naturel que la sanction suive
l’activité, tel son accessoire, fusse-t-elle exploitée par une autre personne
morale indépendamment du statut juridique de celle-ci et sans
considération de la personne qui l’exploite (26).
La CEDH, dans son arrêt du 1er octobre
2019, suit la même approche en s’appuyant sur le principe de la « continuité
économique et fonctionnelle de l’entreprise », qui vise à prendre en
compte la spécificité de la situation générée par une fusion-absorption, pour
juger que la sanction prononcée ne contrevenait pas au principe de la
personnalité des peines (27).
L’intérêt de l’approche économique fondée sur
l’activité de l’entreprise permet de garantir l’efficience de la sanction
infligée par les autorités régulatrices (28).
En effet, l’analyse strictement juridique du principe
de la personnalité des peines dans ce contexte neutraliserait la responsabilité
économique des personnes morales, qui pourraient échapper à toute condamnation
pécuniaire en matière économique au moyen d’opérations telles que la
fusion-absorption (29).
L’objectif est d’intérêt public. Il vise à restaurer
l’équilibre économique dans les relations commerciales entre professionnels et
à réparer le préjudice collectif subi par l’ensemble des acteurs présents sur
le marché.
La jurisprudence administrative poursuit la même
logique s’agissant des sanctions prises par l’Administration fiscale ou par l’Autorité des marchés financiers
(30), ou de l’Autorité de contrôle prudentielle (31) et considère que le
principe de personnalité des peines ne s’oppose pas à ce que la société
absorbante subisse une sanction pécuniaire (32) à raison des manquements commis
par la société absorbée.
NOTES :
1) Remplacé par art. L 442-1 à L
442-4, c. com ., en application de l’Ord. n° 2019-359, 24 avril 2019,
art. 2.
2) Art L. 121-1 c. pen. Conv. EDH,
art. 6, § 2 « toute personne a le droit d’être entendue
par un tribunal impartial sur toute accusation en matière pénale dirigée contre
elle ».
3) Cf. CEDH, 29 août 1997, aff.
20919/92 : Bull. C. cass. 1997 p. 1269.
4) CEDH, 1er octobre
2019 n° 37858/14, Sté Carrefour France c/ France.
5) M. Béhar-Touchais, « L’amende
civile est-elle un substitut satisfaisant à l›absence de dommages et intérêts
punitifs ? », LPA, 20 novembre 2002 p. 36.
6) CEDH, 8 juin 1976, Engel c/
Pays-Bas : Série A n° 22 ; CEDH 21 février 1984, Öztürk c/ Allemagne :
Série A, n° 73 ; Cons. const. 18-5-2016 numéro 2016-542 :
RJDA 8-9/16 numéro 649 ; Voir aussi CEDH 24 février 1994, n°
3/1993/398/476, aff. Bendenoun c/ France : RJF 4/94 n° 503 ; JCP 1995,
II, 22372, note S. FROMMEL ; CEDH, 3 juin 2003, Morel c/France : RJF
11/03, n° 1337 ; CEDH, 1er octobre 2019 n° 37858/14,
Sté Carrefour France c/ France ; considérant 41 ; CEDH, 8
juin 1976, Engel c/ Pays-Bas : Série A n° 22 ; Cour EDH 23 novembre 2006,
Jussila c/ Finlande : RJF 4/07 n° 527 ; CEDH, 23 juillet 2002 n°
34619/97, 1e section, Janosevic c/ Suède : RJF 11/02 n°
1340 ; CEDH, 5 octobre 1999, Gentzer c/ France : RJF 4/00, n° 590.
7) CEDH, 21 février 1984, Öztürk c/
Allemagne : Série A, n° 73.
8) Cons. const. 18 mai 2016
numéro 2016-542 : RJDA 8-9/16 numéro 649 ; Cf. CEDH, 24
février 1994, n° 3/1993/398/476, aff. Bendenoun c/ France : RJF 4/94 n°
503 ; JCP 1995, II, 22372, note S. FROMMEL ; CEDH,
3 juin 2003, Morel c/France : RJF 11/03, n° 1337.
9) CEDH, 1er octobre
2019 n° 37858/14, Sté Carrefour France c/ France, considérant
41.
10) CJUE, 5 mars 2015, aff. C-343/13,
Modelo Continente Hipermercados SA sur une interprétation de l’article 19, 1,
de la directive 78/855/CEE du Conseil, du 9 octobre 1978.
11) Art. L. 236-3, c. com, article
1844-5 al. 3, c. civ.
12) CJUE, 5 mars 2015, aff. C-343/13,
Modelo Continente Hipermercados SA. op. cit.
13) Cons. const. 30 juillet 1982, n°
82-143 DC : Rec. p. 57 ; JO 31 juillet 1982 p. 2470.
14) Art. 133- 1, c. pén.
15) Cass. crim., 20 juin 2000, n°
99-86.742, Bull. crim. 2000, n° 237 ; Cass. crim., 14 octobre 2003, n°
02-86.376, Bull. crim. 2003, n° 189. 11 Cass. crim., 9 septembre 2009, n°
08-87312 ; Cass. crim., 18 février 2014, n° 12-85807 ; Cass. com., 15
juin 1999, n° 97-16.439, Bull. 1999, IV, n° 127, RJDA 8-9/99 n° 949 ;
Bull. civ. IV n° 127 ; cf. CA Paris, 14 mai 1997, Compagnie générale
d’immobilier George V : RJDA 10/97 n° 1223.
16) Cass. com., 15 juin 1999, n°
97-16.439, Bull. 1999, IV, n° 127.
17) Éventuellement réalisée avec
précipitation : Cass. com., 21 septembre 2004, n° 1273 : RJDA 2/05 n° 147.
18)
CA Paris, 27 novembre 2018, n° 18/03294 ; Cass. com., 11 septembre 2012,
n° 11-11.141 F-PB : RJDA 12/12 n° 1078 ; CA Paris, 8 mars 2016, n°
15/07932 : RJDA 6/16 n° 442 ; CA Paris, 19 mai 2011 n° 10/08992 ;
Cass. com., 4 mars 1986, Bull. Joly 1986 p. 379 ; Cass. com., 2 mai
1990, n° 88-15.871, Bull. civ. IV n° 131.
19) CA Versailles, 12e
ch., 16 avril 2019, n° 18/03987.
20) CA Dijon, 2e ch. civ.,
5 juillet 2018, n° 18/00222.
21) CJCE, 28 mars 1984, Compagnie
royale asturienne des mines SA et Rheinzink GmbH , n° 29/83 et 30/83 ; CJCE,
7 janvier 2004, Aalborg Portland A/S et autres, n° C-204/00 P ; CJCE, 24
septembre 2009, Erste Group Bank AG et autres, n° C-125/07 ; Cass. com.,
20 novembre 2001, n° 99-16.776 et 99-18.253 ; Cass. com., 23 juin 2004, numéros
01-17896 et 02-10066, Bull. 2004, IV, n° 132 ; Cass. com., 28 février 2006, n°
05-12138, Bull. 2006, IV, n° 49.
22) Art L. 442-1 à L. 442-4, c. com.
issus Ord. n° 2019-359 du 24 avril 2019.
23) Cass. com., 20 novembre 2001,
numéros 99-16.776 et 99-18.253 ; Cass. com., 23 juin 2004, n° 01-17896 et 02-
10066, Bull. 2004, IV, n° 132 ; Cass. com., 28 février 2006, n° 05-12138, Bull.
2006, IV, n° 49.
24) TPICE, 17 décembre 1991, Enichem
Anic Spa c/ Commission, aff. T-6/89 : Rec. II-1623 ; TPICE, 28 avril 1994,
All Weather Sports Benelux BV, aff. T-38/92 : Rec. II-211.
25) Cons. const., 18 mai 2016
n° 2016-542 : RJDA 8-9/16 numéro 649. Cass. com., 23 juin
2004, numéros 01-17.896 et 02-10.066 ; Cass. com., 28 février 2006, n°
05-12.138, Bull. 2006, IV, n° 49.
26) Cass. com., 21 janvier 2014,
n° 12-29.166 FS-PBR : RJDA 4/14 n° 385 ; adde
CE, 4 décembre 2009, n° 329173, Sté Rueil Sports, RJF 2/10 n° 145, concl. E.
GLASER BDCF 2/10. CE, Sect., 22 novembre 2000, n° 207697, Crédit agricole
Indosuez Chevreux. A. SEBAN, Concl. sous
CE, 22 novembre 2000, n° 207697, Section, Sté Crédit agricole Indosuez
Cheuvreux ; CE, 10 mai 2004, n° 247130, Sté Etna Finance ; CE, 30 mai
2007, n° 293423, Sté Tradition Securities and Futures.
27) CEDH, 1er octobre
2019 n° 37858/14, Sté Carrefour France c/ France considérant 47.
28) CE, 4 décembre 2009, n° 329173,
Sté Rueil Sports, RJF 2/10 n° 145, concl. E. GLASER BDCF 2/10
29) CEDH, 1er octobre
2019, op. cit., considérant 49 ; Cass. crim., 9 septembre 2009, n°
08-87312 ; Cass. crim., 18 février 2014, n° 12-85807.
30) CE, 30 mai 2007, n° 293423
: RJDA 2/08 n° 151.
31) CE, 25 octobre 2017, n° 399491,
Union des Mutuelles d’Assurances Monceau (Umam).
32) CE, 17 décembre 2008, n° 316000,
Sté Oddo & Cie concernant la publication des sanctions.
Jean Lefebvre,
Docteur en droit privé,
Chargé d’enseignement aux Universités
de Toulouse et d’Angers