Premiers pas : rencontre avec Jean Labbé
La rue Saint-Guillaume bruisse de cris et de pas. Noël 1978 approche. Les élèves de la section service public sont particulièrement
affairés à préparer les contrôles de fin d’année, sous la houlette des géants que
sont Alfred Grosser, René Rémond et Guy Braibant. Dans leur tête, ils sont déjà
ministres ou Président de la République. C’est l’époque de la grande mutation
giscardienne ; la France change et l’ère gaulliste s’évanouit lentement.
Le vestiaire de la Péniche existe encore et les dames vêtues de blouses
règlementaires accrochent délicatement les lodens des élèves sur des cintres.
Jacques Chapsal, directeur de Sciences-Po Paris et artisan de la transformation
de l’ancienne École libre des Sciences Politiques après la Seconde Guerre
mondiale, est encore là ; il va bientôt passer la main à Michel Gentot. Un
jeune auditeur au Conseil d’État attire les foules. Il s’appelle Bernard Stirn,
et sa destinée paraît déjà tracée ; il sera président de la section du
contentieux. La brillante et stricte Marie-Aimée Latournerie, maître des
requêtes au Conseil d’État, rassemble ses élèves et interroge un jeune homme
pressé : « Briard, mais vous avez à peine 21 ans et vous êtes déjà avocat ? Vous devriez vous
intéresser au contentieux administratif. »
Aussitôt dit aussitôt fait : sur la recommandation d’un oncle très
cher, appel à la cousine Bernadette, avocate au barreau de Paris : « J’ai un ami, il s’appelle Jean
Labbé, il est avocat mais d’un type un peu particulier, il est avocat au
Conseil d’État et à la Cour de cassation ; il vient de succéder à son
père, va le voir de ma part. » L’immeuble de l’avenue de Villiers porte la
marque du modernisme des années 1930 à Paris,
face au Lycée Carnot. Ascenseur rassurant, porte blindée, dernier étage,
accueil plutôt froid d’une secrétaire. Il est 19h00. Le cœur du jeune homme
pressé bat la chamade. L’attente est longue et la nuit est là depuis longtemps.
Rien ne se passe ; des effluves de volaille rôtie se glissent sous la porte ;
une demi-heure, une heure, une heure et demie s’écoulent ; a-t-il oublié
son visiteur ? Soudain, la porte s’ouvre et un colosse apparaît, tignasse
brune ramassée vers l’arrière, visage volontaire, sourire narquois, chemise
dégrafée, chaussures déformées et cravate improbable, un profil de Grimod de La
Reynière. « Venez dans mon bureau ». Le maître s’assoit
derrière un vaste bureau moderne jonché de dossiers et de papiers ; il
tient à la main un couteau de chasse quand il parle, vision gargantuesque où
dominent l’intelligence et la dérision. Éclat de rire : « Vous aimez mon bureau ? Je
n’ai rien gardé de ces innombrables meubles Louis XV de mon grand-père et de
mon père. Vous êtes le cousin de Bernadette ? Ah, ah, elle était si jolie
à vingt ans ! Bon, vous savez, moi, la technique de cassation… C’est le
Conseil d’État qui m’intéresse ; mon père en était membre. Vous êtes en
service public ? Alors, j’ai un dossier pour vous : il faut
faire évoluer tout cela, ce n’est pas acceptable de protéger ainsi le
fisc ; vous allez demander l’abandon de la faute lourde en matière
fiscale. Revenez demain, Louise vous donnera le dossier. » Le cœur serré est devenu un cœur
joyeux : un premier dossier pour un
avocat aux Conseils ! Le dossier sera instruit, échouera bien sûr ; ce
n’est qu’en 2001 avec l’arrêt « Krupa » que le Conseil
d’État abandonnera l’exigence de la faute lourde en matière fiscale. Jean Labbé
avait vu juste, vingt ans plus tôt. Ainsi commençait une destinée dans un
cabinet qui devait devenir, quarante ans plus tard, sans qu’il ne l’ait jamais
quitté, celui du jeune homme pressé.
Reçu à la Cour suprême des États-Unis
« Come to my Chambers » ; ainsi est libellée, à
l’automne 1993, la télécopie du juge Antonin Scalia, membre de la Cour
suprême des États-Unis, en réponse à la lettre du jeune avocat français, qui
ignore encore tout du monde judiciaire américain. Qui est ce juge si vénéré aux
États-Unis, nommé par le Président Ronald Reagan, connu pour la qualité et la
vigueur de ses opinions juridiques ? Le jeune avocat s’interroge, mais il
le saura bientôt. Tout se fait rapidement, un appel téléphonique, un billet
d’avion, voici les portes de la Cour qui s’ouvrent un matin. Après le passage
par le Marshall’s office et un peu d’attente, l’assistante du juge
introduit le jeune avocat dans les Chambers du juge, sorte d’immense
appartement aux murs recouverts de livres, de boiseries et de trophées de
chasse. La poignée de main d’Antonin Scalia est ferme et franche ; il
émane de l’homme une grande force physique et intellectuelle. Père de neuf
enfants, catholique déclaré, diplômé de Harvard et professeur de droit, il
respire la joie de vivre. « Asseyez-vous. Regardez les livres que j’ai en permanence sur mon
bureau, l’Esprit des lois de Montesquieu et De la démocratie en Amérique de
Tocqueville, ce sont vos compatriotes, tout y est dit. » La
conversation est dense et longue ; le juge y dévoile son goût pour
l’originalisme et le textualisme. Quand vient la grande question des méthodes
d’interprétation, Antonin Scalia est formel : « Ne vous laissez
influencer par rien, aucune idée reçue, aucun commentaire, le texte, le texte,
rien que le texte, recherchez l’interprétation la plus simple, la plus claire
et la plus fidèle. » La rencontre durera toute la matinée. Elle sera
le point de départ d’une longue amitié qui durera près d’un quart de siècle :
rencontres annuelles à la Cour, correspondances et articles partagés, nombreux
moments festifs, voyage en Louisiane, bicentenaire du Conseil d’État à Paris...
Ce grand juriste aura été pour le jeune avocat l’une des clés de son aventure
américaine et l’une des grandes rencontres de sa vie.
Première audience du Conseil constitutionnel
Il fait très beau, en ce matin du 25 mai 2010.
Une petite assemblée attend de bonne heure devant le Palais de la rue de
Montpensier. Le Conseil constitutionnel tient la première audience de son
histoire. Pour la première fois, grâce à la réforme constitutionnelle de 2008,
le Conseil constitutionnel met en œuvre le contrôle de constitutionnalité a
posteriori. Jean-Louis Debré est un peu fébrile. La salle d’audience
n’existe pas encore, et le Conseil se réunit autour d’une grande table de
verre, au premier étage. L’huissier à chaîne et queue de pie est affairé, trois
avocats plaident, les deux affaires sont appelées séparément. À la droite du président Debré, Valéry
Giscard d’Estaing, distant et dubitatif. à
sa gauche, Jacques Chirac, jovial et souriant. Renaud Denoix de Saint Marc,
ancien vice-président du Conseil d’État, et Guy Canivet, ancien Premier président
de la Cour de cassation, siègent. L’audience commence, Jacques Barrot se
déporte et cède son siège à Floriane Beauthier, future avocate en formation,
dont le fauteuil sera légèrement décalé par l’huissier, la règle des quinze
minutes est donnée aux avocats pour leurs interventions, et le président Debré
introduit l’affaire. L’avocat de la QPC 2010-3 est ému ; il ne peut s’empêcher de souligner dans sa plaidoirie le
caractère historique de l’audience et de la comparer à celle qui s’est tenue
devant la Cour suprême des États-Unis, fondatrice du contrôle de
constitutionnalité a posteriori, le « Judicial Review »,
le 11 février 1803, dans
l’affaire Marbury v/ Madison. Les membres du Conseil sont attentifs.
Jacques Chirac manipule son téléphone portable, et soudain, le téléphone de
Michel Charasse sonne. L’éclat de rire de Jacques Chirac permet de présumer
l’auteur de l’appel. Près de dix ans plus tard, le Conseil constitutionnel aura
examiné plus de 700 QPC. Le légicentrisme français est bien mort et la France
a enfin rejoint le camp des pays qui font de la Constitution le vigile de la
loi. Tout a commencé par une audience.
Le président des États-Unis ouvre sa porte
Octobre
2008, 60e voyage aux États-Unis. Atterrissage à Dulles Airport,
consultation de la messagerie américaine : « Monsieur Briard, I am
the assistant to the president of the United States ; the President would
like to meet you tomorrow at the White House at noon. Please call me back ».
Est-ce une farce, une mauvaise plaisanterie ? Le numéro rappelé est bien
celui de la Maison Blanche. Le rendez-vous a lieu le lendemain, quelque part
avec l’ami qui a organisé cette belle surprise. Il sera midi dans 15 minutes. Le soleil d’automne de
l’été indien d’Amérique du Nord brille sur la capitale américaine. La limousine
noire entre lentement dans le périmètre protégé, contrôles minutieux et
successifs des services secrets. Le véhicule se gare enfin devant l’entrée de
la West Wing. Moment intense et lumineux pour l’avocat français qui sera
dans quelques instants reçu par le chef de la première puissance économique et
militaire mondiale. Elise Stefanik, jeune étudiante et assistante personnelle
du Président, manifeste un accueil enthousiaste et souriant. Pays éternellement
jeune, comme le disait le président Ronald Reagan. Et voici le bureau ovale,
pièce d’apparat sans le moindre dossier, très éclairé, tel que les images
télévisées le montrent habituellement, tentures néoclassiques, drapeaux
militaires, salon de réception et portrait de George Washington. Le président
George W. Bush entre d’un pas enthousiaste, direct et chaleureux. La
conversation s’engage sur l’aventure américaine de l’avocat français, sur
l’Europe, la France, la famille, les enfants, les idées conservatrices… Le
Président est attentif. Il commente les
objets autour de lui. « You see François, my desk is President
Roosevelt’s desk, but it was made higher by President Reagan, who was a tall
guy ! » Seize minutes au total, qui s’achèvent par la remise de
petits souvenirs du Président. L’hélicoptère « Marine One »
vrombit déjà sur la pelouse, pour décoller vers la base d’Andrews. L’entretien
est terminé. L’avocat français, qui a partagé un tête-à-tête avec le président
des États-Unis, plane un peu en sortant de la Maison Blanche. Cet entretien sera
réitéré exactement dix ans plus tard, dans les mêmes conditions, avec le
président Donald Trump.
Une séance de jugement devant l’assemblée du
contentieux du Conseil d’État
Plaider devant le Conseil d’État est un grand
honneur, surtout dans sa formation de jugement la plus élevée. C’est aussi,
pour celle ou celui qui porte la parole, le bonheur de l’ultime travail de
conviction, là où l’hésitation est permise, là où le doute est présent pour
choisir entre plusieurs voies. Cette parole est le privilège de la biséculaire
et illustre compagnie des avocats aux Conseils, dont le monopole repose sur la
compétence professionnelle et l’intérêt du justiciable. Vue de la barre,
l’assemblée du contentieux ressemble pour l’avocat à une agora faite de
beaux esprits, forts d’une riche expérience administrative et contentieuse.
Chaque mot va compter devant ces hommes et ces femmes chez qui dominent
l’indépendance intellectuelle et le sens du débat, avec celui de l’intérêt
général. En ce 29 mai
2015, c’est le « passage en clair » de la chaine LCI qui est
publiquement débattu. Pour l’avocat de LCI, qui a prêté serment près de trente
ans plus tôt à cette barre, c’est une nouvelle plaidoirie qui commence, après
tant d’autres, notamment en section et en assemblée. Le vice-président du
Conseil d’État est attentif et presque hiératique, les regards se croisent, les
projets circulent entre les mains des membres de l’assemblée. La rapporteure
publique hésite, mais elle est en définitive au rejet, elle s’en justifiera
longuement dans ses conclusions, en analysant l’intention du législateur. Le
texte en cause est pourtant clair sur la nécessité d’une publication de l’étude
d’impact préalablement à la décision du Conseil supérieur de l’audiovisuel ;
tout tient dans une virgule, que l’avocat de LCI a longuement mise en exergue,
se souvenant de ses cours de grammaire, en faisant l’éloge de la ponctuation et
de son rôle dans la clarté de la langue. Art et finesse de la ponctuation… Une
virgule qui conditionne toute la phrase, une virgule qui fera tout basculer. Le
Conseil d’État ne suivra pas sa rapporteure publique, il suivra l’avocat, fera
prévaloir le texte dans sa clarté, annulera la décision attaquée et ouvrira
ainsi la voie à un passage en clair de LCI, qui verra le jour quelques mois
plus tard… Plaider est une responsabilité, une joie, un devoir et un art.