Le Mémorial de Caen a organisé du 26 au
28 janvier dernier le 29e Concours international de plaidoiries pour les
droits de l’homme. Les avocats du monde entier étaient invités à défendre la
cause d’une victime dont les droits les plus fondamentaux ont été violés. Le
28 janvier, ce sont donc dix avocats qui ont pu faire entendre leur
voix, dans le grand hall du Mémorial, devant un public de
2 000 personnes. Cette année, le jury officiel, placé sous la
présidence de Philippe Bilger, magistrat honoraire et président de l’Institut
de la parole, a décerné le 1er prix du Mémorial et de la ville de Caen à
Me Antoine Chaudey, avocat au barreau de Lille dont la plaidoirie visait à
faire prendre conscience de certaines dérives liées à l’état d’urgence depuis
sa proclamation.
« Deux ans sous état d’urgence »
par Antoine Chaudey, avocat au barreau de Lille, 1er prix
du Mémorial et de la ville de Caen
J’ai
rencontré Maxime par une morose après-midi de janvier, au détour de l’une de
ces permanences de garde à vue que j’enchaînais à foison, et où se côtoient la
violence et la misère humaine.
Lorsque j’ai
été contacté pour l’assister, il ne m’a été précisé le motif de son placement
en garde à vue, à savoir la violation de ses obligations dans le cadre d’une
assignation à résidence.
Je compris en
réalité immédiatement qu’on me demandait de prêter mon concours à un individu
suspecté d’appartenir à la mouvance islamiste, assigné à ce titre à résidence
dans le cadre de l’état d’urgence, et n’ayant pas respecté les obligations
auxquelles il était astreint, ce qui constitue une infraction autonome.
J’appréhendais
une atmosphère particulière, lourde et délétère, dans le contexte d’une France
encore et toujours profondément blessée par les différents attentats perpétrés
sur son territoire ; je craignais la rencontre avec un mal qui me
dépassait, avec une idéologie meurtrière et liberticide, à laquelle tout m’opposait.
Ce n’est donc
pas sans quelques réticences que je me présentai, en cette triste après-midi de
janvier, dans les austères locaux de la police judiciaire de Lille.
Après les
quelques formalités d’usage, je pris place dans l’étroit local réservé aux
entretiens avec les avocats, à peine éclairé de sa lumière blafarde et
grésillante.
Maxime me fut
rapidement présenté. Quelle ne fut pas alors ma surprise à la découverte de cet
homme, grand échalas aux mains tremblantes, à la barbe rousse et épaisse,
totalement hésitant et apeuré !
Il ne
ressemblait en rien à l’image fantasmée que je m’étais faite de lui, et je fis
de nouveau cette expérience bouleversante : le mal avait en réalité un
visage humain.
Maxime me
retraça brièvement son parcours : la trentaine, enfant des classes
moyennes de la banlieue dunkerquoise, il s’était rapidement réfugié dans la
religion, comme un palliatif de ses manques de repères. Il avait alors
rencontré une jeune femme, qui devint rapidement son épouse, et avec laquelle
il venait d’avoir un enfant. Il avait entrepris des études d’aide-soignant,
avant d’être assigné à résidence, la veille de son examen final, ses comptes
bancaires ayant préalablement été gelés.
Musulman
pratiquant, lui ? Assurément, me disait-il, et avec une pratique plutôt
rigoriste et exigeante de la religion.
Islamiste
radical ? Certainement pas.
Il lui était
certes arrivé de rencontrer une fois, dans le cadre de sa pratique religieuse,
un individu « fiché S », avec lequel il avait partagé un repas.
Il lui était certes arrivé de se rendre sur des sites internet extrémistes,
mais pour débattre. Il lui était certes arrivé de consulter une littérature peu
orthodoxe.
Il ne s’agissait
néanmoins que de lectures m’assurait-il, ou de rencontres, au gré des prières…
Il disposait en réalité d’un casier judiciaire vierge, n’avait jamais tenté de
se rendre en Syrie ou ailleurs, et la perquisition administrative réalisée à
son domicile s’était avérée négative !
Cela faisait
pourtant plus de six mois qu’il était assigné à résidence dans un petit
village de huit cents âmes, contraint d’aller signer trois fois par
jour à la gendarmerie, sans activité, ni ressources financières.
Il avait bien
tenté de contester son assignation devant le tribunal administratif… En vain,
cependant.
Alors Maxime
avait cédé ; oui, me disait-il, il avait bien violé ses obligations ;
une première fois pour se rendre au bowling, une seconde au cinéma, pour
tromper l’ennui d’un quotidien trop pesant ; une autre fois encore pour
accompagner son fils à un rendez-vous médical ; une dernière fois surtout,
au détour d’une ballade en compagnie de son fils, pour rendre un coran à un ami,
assigné à résidence lui aussi.
Voilà ce qu’on
lui reprochait, et qui justifiait son placement en garde à vue. Rien d’autre en
réalité que des soupçons d’appartenance à la mouvance islamique, peu étayés,
ayant entraîné la fixation d’obligations extrêmement restrictives, lesquelles,
dans une simple aspiration à la liberté, avaient été violées.
C’est ce qu’il
indiqua sans aucune réticence aux policiers, lors de ses auditions.
Dialogue de
sourds néanmoins : toute discussion se révéla impossible, tant il lui fut
systématiquement opposé la taqîya, le
fameux art de la dissimulation, cher aux partisans de Daech.
Il fut déféré
le lendemain après-midi devant le tribunal correctionnel. J’ai ensuite appris
qu’il avait été condamné à une peine de huit mois d’emprisonnement ferme, avec
mandat de dépôt, et mise à exécution immédiate.
C’est alors
que je me suis demandé pour la première fois si nous n’étions pas en train de
basculer dans une république des suspects.
L’état d’urgence
a été proclamé par le président de la République dans la nuit du 13 au 14 novembre
2015, avant de faire l’objet de six prorogations successives, pour une
durée totale de 719 jours, soit jusqu’au 1er novembre
2017, et l’adoption de la nouvelle loi antiterroriste.
L’état d’urgence
permet, au ministre de l’Intérieur notamment, de prendre des mesures exceptionnelles,
sans contrôle de l’autorité judiciaire – assignation à résidence, perquisitions
administratives, fermeture de lieux de culte, contrôles d’identité renforcés,
etc. – tout en se soustrayant aux obligations de la CEDH (1).
Il est ainsi
possible d’obliger une personne à rester à son domicile entre 20 heures et
6 heures, de la contraindre à se présenter trois fois par jour au commissariat,
et de lui interdire de quitter le périmètre de sa commune, alors qu’aucune
infraction pénale ne lui est reprochée.
Ces mesures
peuvent être prises pour toute personne « à l’égard de laquelle il existe des raisons sérieuses de penser que son
comportement constitue une menace pour la sécurité et l’ordre public ».
Ces
« raisons sérieuses » sont étayées par les fameuses « notes
blanches », documents pourtant non signés et non datés, émanant des
services de renseignement, souvent lacunaires.
On le voit, l’état
d’urgence comporte en lui-même un certain nombre de risques d’abus.
Maxime n’est
pas le seul à avoir dû subir ce régime d’exception : les exemples sont
nombreux, et la presse s’en est fait l’écho ; notamment cette perquisition
effectuée à Nice par le Raid, qui se trompe de logement et ouvre une porte au
fusil à pompe, les balles en céramique venant se loger dans un lit où dort une
fillette de 7 ans… Les exemples sont multiples, et la presse s’en est fait
l’écho.
Au total, ce
sont plus de 4 600 perquisitions qui ont été réalisées, pour
seulement 23 procédures ouvertes au parquet antiterroriste de Paris.
Au 30 octobre
2017, encore huit personnes étaient assignées à résidence depuis plus de
deux ans... !
Surtout, l’état
d’urgence a été détourné de son objectif principal à plusieurs reprises,
servant ainsi à encadrer les manifestants contre la loi Travail ou encore ceux
de la COP21.
Et la loi
antiterroriste du 1er novembre 2017, signée en grande pompe à
la télévision en l’absence du garde des Sceaux, ne fait que transposer à peu de
chose près dans le droit commun les modalités de l’état d’urgence, faisant
ainsi malheureusement de l’exception la règle.
L’efficacité
de ces mesures est pourtant en réalité extrêmement difficile à évaluer.
Si l’on sait
que ce dispositif a permis de rassurer les Français, sa mise en œuvre n’a pas
permis de faire cesser la commission d’attentats sur leur sol ; au
contraire, la plupart des attentats déjoués ces derniers mois l’ont été avec
les méthodes classiques du droit commun ; et on comprend qu’en réalité, l’état
d’urgence a surtout permis d’alimenter le renseignement.
Face à cela,
il convient de rester vigilant.
Pouvons-nous accepter de
laisser le pouvoir exécutif décider de mesures graves, sans contrôle de l’autorité
judiciaire, alors que la séparation des pouvoirs est l’un des fondements de
notre état de droit ?
Pouvons-nous
accepter de basculer dans l’ère du soupçon, avec une conception prédictive de
la justice, reposant sur la dangerosité potentielle des individus ?
Pouvons-nous
accepter de stigmatiser encore un peu plus une partie de la population, car
telle est aussi une conséquence bien réelle de cette législation ?
Pouvons-nous
accepter de créer des monstres juridiques, dont on ne sait pas dans quelles
mains ils se retrouveront dans dix ans ?
À l’évidence,
non.
Je pense au
contraire que nous devons, chacun à notre niveau, être des militants vigilants
du quotidien, et contribuer ainsi à un changement de l’opinion publique.
Rappeler que
la France doit rester à la pointe de la protection des libertés individuelles,
et qu’à force de lutter contre le monstre, il faut veiller à ne pas le devenir
soi-même.
Que nous ne
devons pas céder à la peur, mais encore moins aux sirènes des démagogues de
tous bords.
Que, dans les
temps troubles, il convient de garder la lucidité nécessaire, de prendre un peu
de hauteur, et de tenir un discours de vérité.
Et de
considérer que Maxime, convaincu en réalité d’aucun crime, devrait pouvoir
élever paisiblement son fils, avec la dignité d’un homme libre.
1) Convention européenne des droits de
l’homme. [N.d.E.]