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Mémorial de Caen - 29e Concours international de plaidoiries des avocats

Mémorial de Caen - 29e Concours international de plaidoiries des avocats
Publié le 18/03/2018 à 10:13

Le Mémorial de Caen a organisé du 26 au 28 janvier dernier le 29e Concours international de plaidoiries pour les droits de l’homme. Les avocats du monde entier étaient invités à défendre la cause d’une victime dont les droits les plus fondamentaux ont été violés. Le 28 janvier, ce sont donc dix avocats qui ont pu faire entendre leur voix, dans le grand hall du Mémorial, devant un public de 2 000 personnes. Cette année, le jury officiel, placé sous la présidence de Philippe Bilger, magistrat honoraire et président de l’Institut de la parole, a décerné le 1er prix du Mémorial et de la ville de Caen à Me Antoine Chaudey, avocat au barreau de Lille dont la plaidoirie visait à faire prendre conscience de certaines dérives liées à l’état d’urgence depuis sa proclamation.



« Deux ans sous état d’urgence »

par Antoine Chaudey, avocat au barreau de Lille, 1er prix du Mémorial et de la ville de Caen


J’ai rencontré Maxime par une morose après-midi de janvier, au détour de l’une de ces permanences de garde à vue que j’enchaînais à foison, et où se côtoient la violence et la misère humaine.


Lorsque j’ai été contacté pour l’assister, il ne m’a été précisé le motif de son placement en garde à vue, à savoir la violation de ses obligations dans le cadre d’une assignation à résidence.

 

Je compris en réalité immédiatement qu’on me demandait de prêter mon concours à un individu suspecté d’appartenir à la mouvance islamiste, assigné à ce titre à résidence dans le cadre de l’état d’urgence, et n’ayant pas respecté les obligations auxquelles il était astreint, ce qui constitue une infraction autonome.


 J’appréhendais une atmosphère particulière, lourde et délétère, dans le contexte d’une France encore et toujours profondément blessée par les différents attentats perpétrés sur son territoire ; je craignais la rencontre avec un mal qui me dépassait, avec une idéologie meurtrière et liberticide, à laquelle tout m’opposait.

 

Ce n’est donc pas sans quelques réticences que je me présentai, en cette triste après-midi de janvier, dans les austères locaux de la police judiciaire de Lille.


Après les quelques formalités d’usage, je pris place dans l’étroit local réservé aux entretiens avec les avocats, à peine éclairé de sa lumière blafarde et grésillante.


Maxime me fut rapidement présenté. Quelle ne fut pas alors ma surprise à la découverte de cet homme, grand échalas aux mains tremblantes, à la barbe rousse et épaisse, totalement hésitant et apeuré !

 

Il ne ressemblait en rien à l’image fantasmée que je m’étais faite de lui, et je fis de nouveau cette expérience bouleversante : le mal avait en réalité un visage humain.

 

Maxime me retraça brièvement son parcours : la trentaine, enfant des classes moyennes de la banlieue dunkerquoise, il s’était rapidement réfugié dans la religion, comme un palliatif de ses manques de repères. Il avait alors rencontré une jeune femme, qui devint rapidement son épouse, et avec laquelle il venait d’avoir un enfant. Il avait entrepris des études d’aide-soignant, avant d’être assigné à résidence, la veille de son examen final, ses comptes bancaires ayant préalablement été gelés.

 

Musulman pratiquant, lui ? Assurément, me disait-il, et avec une pratique plutôt rigoriste et exigeante de la religion.

 

Islamiste radical ? Certainement pas.


 Il lui était certes arrivé de rencontrer une fois, dans le cadre de sa pratique religieuse, un individu « fiché S », avec lequel il avait partagé un repas. Il lui était certes arrivé de se rendre sur des sites internet extrémistes, mais pour débattre. Il lui était certes arrivé de consulter une littérature peu orthodoxe.


Il ne s’agissait néanmoins que de lectures m’assurait-il, ou de rencontres, au gré des prières… Il disposait en réalité d’un casier judiciaire vierge, n’avait jamais tenté de se rendre en Syrie ou ailleurs, et la perquisition administrative réalisée à son domicile s’était avérée négative !

 

Cela faisait pourtant plus de six mois qu’il était assigné à résidence dans un petit village de huit cents âmes, contraint d’aller signer trois fois par jour à la gendarmerie, sans activité, ni ressources financières.


Il avait bien tenté de contester son assignation devant le tribunal administratif… En vain, cependant.

 

Alors Maxime avait cédé ; oui, me disait-il, il avait bien violé ses obligations ; une première fois pour se rendre au bowling, une seconde au cinéma, pour tromper l’ennui d’un quotidien trop pesant ; une autre fois encore pour accompagner son fils à un rendez-vous médical ; une dernière fois surtout, au détour d’une ballade en compagnie de son fils, pour rendre un coran à un ami, assigné à résidence lui aussi.


Voilà ce qu’on lui reprochait, et qui justifiait son placement en garde à vue. Rien d’autre en réalité que des soupçons d’appartenance à la mouvance islamique, peu étayés, ayant entraîné la fixation d’obligations extrêmement restrictives, lesquelles, dans une simple aspiration à la liberté, avaient été violées.

 

C’est ce qu’il indiqua sans aucune réticence aux policiers, lors de ses auditions.

 

Dialogue de sourds néanmoins : toute discussion se révéla impossible, tant il lui fut systématiquement opposé la taqîya, le fameux art de la dissimulation, cher aux partisans de Daech.


 Il fut déféré le lendemain après-midi devant le tribunal correctionnel. J’ai ensuite appris qu’il avait été condamné à une peine de huit mois d’emprisonnement ferme, avec mandat de dépôt, et mise à exécution immédiate.

 

C’est alors que je me suis demandé pour la première fois si nous n’étions pas en train de basculer dans une république des suspects.

 

L’état d’urgence a été proclamé par le président de la République dans la nuit du 13 au 14 novembre 2015, avant de faire l’objet de six prorogations successives, pour une durée totale de 719 jours, soit jusqu’au 1er novembre 2017, et l’adoption de la nouvelle loi antiterroriste.

 

L’état d’urgence permet, au ministre de l’Intérieur notamment, de prendre des mesures exceptionnelles, sans contrôle de l’autorité judiciaire – assignation à résidence, perquisitions administratives, fermeture de lieux de culte, contrôles d’identité renforcés, etc. – tout en se soustrayant aux obligations de la CEDH (1).


Il est ainsi possible d’obliger une personne à rester à son domicile entre 20 heures et 6 heures, de la contraindre à se présenter trois fois par jour au commissariat, et de lui interdire de quitter le périmètre de sa commune, alors qu’aucune infraction pénale ne lui est reprochée.

 

Ces mesures peuvent être prises pour toute personne « à l’égard de laquelle il existe des raisons sérieuses de penser que son comportement constitue une menace pour la sécurité et l’ordre public ».

 

Ces « raisons sérieuses » sont étayées par les fameuses « notes blanches », documents pourtant non signés et non datés, émanant des services de renseignement, souvent lacunaires.

 

On le voit, l’état d’urgence comporte en lui-même un certain nombre de risques d’abus.


Maxime n’est pas le seul à avoir dû subir ce régime d’exception : les exemples sont nombreux, et la presse s’en est fait l’écho ; notamment cette perquisition effectuée à Nice par le Raid, qui se trompe de logement et ouvre une porte au fusil à pompe, les balles en céramique venant se loger dans un lit où dort une fillette de 7 ans… Les exemples sont multiples, et la presse s’en est fait l’écho.

 

Au total, ce sont plus de 4 600 perquisitions qui ont été réalisées, pour seulement 23 procédures ouvertes au parquet antiterroriste de Paris.

 

Au 30 octobre 2017, encore huit personnes étaient assignées à résidence depuis plus de deux ans... !

 

Surtout, l’état d’urgence a été détourné de son objectif principal à plusieurs reprises, servant ainsi à encadrer les manifestants contre la loi Travail ou encore ceux de la COP21.

 

Et la loi antiterroriste du 1er novembre 2017, signée en grande pompe à la télévision en l’absence du garde des Sceaux, ne fait que transposer à peu de chose près dans le droit commun les modalités de l’état d’urgence, faisant ainsi malheureusement de l’exception la règle.


 L’efficacité de ces mesures est pourtant en réalité extrêmement difficile à évaluer.


 Si l’on sait que ce dispositif a permis de rassurer les Français, sa mise en œuvre n’a pas permis de faire cesser la commission d’attentats sur leur sol ; au contraire, la plupart des attentats déjoués ces derniers mois l’ont été avec les méthodes classiques du droit commun ; et on comprend qu’en réalité, l’état d’urgence a surtout permis d’alimenter le renseignement.



Face à cela, il convient de rester vigilant.



Pouvons-nous accepter de laisser le pouvoir exécutif décider de mesures graves, sans contrôle de l’autorité judiciaire, alors que la séparation des pouvoirs est l’un des fondements de notre état de droit ?

 

Pouvons-nous accepter de basculer dans l’ère du soupçon, avec une conception prédictive de la justice, reposant sur la dangerosité potentielle des individus ?


 Pouvons-nous accepter de stigmatiser encore un peu plus une partie de la population, car telle est aussi une conséquence bien réelle de cette législation ?

 

Pouvons-nous accepter de créer des monstres juridiques, dont on ne sait pas dans quelles mains ils se retrouveront dans dix ans ?

 

À l’évidence, non.

 

Je pense au contraire que nous devons, chacun à notre niveau, être des militants vigilants du quotidien, et contribuer ainsi à un changement de l’opinion publique.

 

Rappeler que la France doit rester à la pointe de la protection des libertés individuelles, et qu’à force de lutter contre le monstre, il faut veiller à ne pas le devenir soi-même.

 

Que nous ne devons pas céder à la peur, mais encore moins aux sirènes des démagogues de tous bords.

 

Que, dans les temps troubles, il convient de garder la lucidité nécessaire, de prendre un peu de hauteur, et de tenir un discours de vérité.


 Et de considérer que Maxime, convaincu en réalité d’aucun crime, devrait pouvoir élever paisiblement son fils, avec la dignité d’un homme libre.

 

1) Convention européenne des droits de l’homme. [N.d.E.]

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