En droit des marchés publics, il convient de distinguer deux sortes de
décomptes :
• le décompte provisoire, qui apparaît comme
une phase de la relation contractuelle ;
• le décompte définitif, qui constitue la phase
ultime de la relation contractuelle en figeant les droits et obligations des
parties.
Eu égard à l’importance que revêt le décompte général définitif au
regard des droits des parties, la jurisprudence administrative lui confère un
caractère intangible, sauf fraude ou erreur matérielle (CE, Sect., 22 octobre 1965, Commune de Saint-Lary, Rec. CE, p. 22). Dès
lors, une fois le décompte établi, les parties ne peuvent plus en contester le
contenu. Seule reste la possibilité de contester le caractère définitif dudit
décompte lorsque la procédure d’établissement n’a pas été respectée (CE, 25 juin 2018, Société Merceron, n° c417738, Rec. CE, T.).
Précisément, l’attention du maître d’ouvrage a été
récemment attirée sur le respect de la procédure d’établissement du décompte par une décision du Conseil d’État. Dans
cette affaire, il ressortait des stipulations du cahier des clauses
administratives générales (CCAG) applicable que le décompte général devait être
notifié au titulaire du marché dans un délai de trente jours à compter de la
réception par le maître d’œuvre ou le représentant du pouvoir adjudicateur de
la demande de paiement final transmise par le titulaire du marché. En l’absence
de notification dans le délai prescrit, le titulaire du marché était alors
fondé à notifier au représentant du pouvoir adjudicateur, avec copie au maître
d’œuvre, un projet de décompte général qui devenait définitif, faute pour le
représentant du pouvoir adjudicateur de notifier au titulaire du marché le
décompte général. En l’espèce, le Conseil d’État juge
qu’en l’absence de réponse du pouvoir adjudicateur dans le délai prescrit, le
titulaire du marché pouvait se prévaloir d’un décompte général et définitif
tacite, indépendamment du fait que les parties avaient signé un avenant au
marché ayant eu pour effet de prolonger le délai d’exécution des travaux, dès
lors que cet avenant n’avait pas pour objet de déroger aux stipulations du CCAG
(CE, 25 janvier 2019, Société Self Saint-Pierre-et-Miquelon,
n° 423331).
Cette décision implique deux séries de conséquences, en amont et en
aval.
En amont, il reste bien évidemment possible pour les parties de déroger au CCAG
en prévoyant que le décompte général et définitif ne peut avoir de caractère
tacite, évitant ainsi nombre de désagréments ultérieurs. En aval, compte tenu
du caractère cristallisateur du décompte sur les droits et obligations des
parties, il appartient évidemment à ces dernières de faire valoir, lors de
l’établissement du décompte, l’ensemble des éléments susceptibles d’affecter
lesdits droits et obligations.
Selon la formule jurisprudentielle aujourd’hui classique
: « l’ensemble des opérations auxquelles
donne lieu l’exécution d’un marché de travaux publics est compris dans un
compte dont aucun élément ne peut être isolé et dont seul le solde arrêté lors
de l’établissement du décompte définitif détermine les droits et obligations
définitifs des parties » (CE, 8 décembre 1961, Société Nouvelle Compagnie générale des travaux, Rec. CE, p. 701 ;
CE, 12 mai 1982, SAPRR, Rec. CE, p. 175 ; CE, 4 décembre 1987, Commune de Ricamarie, Rec. CE, p. 399 ;
CE, 21 juin 1999, Banque populaire
Bretagne Atlantique, Rec. CE, p. 206 ; CE, 2 avril 2004, Société Imhoff,
Rec. CE, p. 149 ; CE, 20 mars 2013, Centre
hospitalier de Versailles, n° 357636, aux T).
Il suit de là que le décompte définitif cristallise
l’ensemble des droits des parties. Ceci a pour conséquence que toutes les
créances contractuelles qui en sont absentes ne peuvent plus être réclamées et
symétriquement, toutes celles qui ont été acceptées ne peuvent plus être
contestées en toutes circonstances. Ainsi, il ne sera pas possible au maître
d’ouvrage d’invoquer le principe, pourtant d’ordre public, selon lequel une
personne publique ne peut être condamnée à payer une somme qu’elle ne doit pas
pour tenter de déroger au caractère intangible de décompte (CE, 14 décembre
1998, SARL Levaux, n° 171861, Rec. CE, T., p. 837)
ni davantage la circonstance que des désordres seraient
apparus postérieurement à l’établissement du décompte (CE, 19 novembre 2018,
INRSTEA n° 408203).
En résumé, s’il apparaît au maître d’ouvrage que la
responsabilité du cocontractant de l’administration est susceptible d’être
engagée, il lui appartient donc soit de surseoir à l’établissement du décompte
jusqu’à ce que sa créance y figure, soit d’assortir le décompte général de
réserves, faute de quoi l’intangibilité du décompte fera obstacle à toute
poursuite sur le terrain de la responsabilité contractuelle. Restera seulement
possible une action en responsabilité au titre de la garantie décennale ou de
la garantie de parfait achèvement, si cette dernière est prévue au contrat. Précisons
également que l’intangibilité du décompte n’a d’effet qu’à l’égard des parties
au contrat. Ainsi, lorsque l’une des parties à un marché de travaux a subi un
préjudice imputable à la fois à l’autre partie, en raison d’un manquement à ses
obligations contractuelles, et à d’autres intervenants à l’acte de construire
au titre de fautes quasi-délictuelles, elle peut demander au juge de prononcer
la condamnation solidaire de l’autre partie avec les coauteurs des dommages.
Toutefois, ces derniers ne peuvent être rendus solidairement débiteurs de
sommes correspondant à des préjudices qui ne leur sont aucunement imputables non
plus que de sommes figurant dans le décompte général ne présentant pas de
caractère indemnitaire (CE, 27 juin 2018, Société
Eiffage Construction Midi-Pyrénées, n° 409608).
Une interrogation subsiste enfin sur la possibilité d’isoler des
éléments ayant vocation à entrer ou entrant dans le décompte général définitif.
En principe, eu égard au caractère cristallisateur du décompte général
définitif, « ni le maître
de l’ouvrage, ni son ou ses cocontractants ne peuvent demander la condamnation
d’un des signataires d’un marché de travaux publics au paiement d’éléments
destinés à entrer dans ce décompte et qui ne peuvent, comme il vient d’être
dit, en être isolé » (CAA Lyon, 27 décembre 2000, Ponceblanc,
n° 00LY0010, publié au Recueil Lebon).
Le Conseil d’État a pu néanmoins, s’agissant de la procédure de
référé-provision, admettre que le maître de l’ouvrage soit contraint de verser
au titulaire d’un marché de travaux une provision, au titre d’une obligation
non sérieusement contestable lui incombant dans le cadre de l’exécution dudit
marché en l’absence d’établissement du décompte général et définitif. Précisons
qu’une telle solution repose essentiellement sur le caractère provisoire des
mesures prononcées au titre de la procédure de référé-provision de l’article L. 521-3du Code de justice administrative (CE, 2 juin 2004, Commune de Cluny, n° 230729).
Le Conseil d’État admet également que l’existence de
certains litiges partiels antérieurs à l’établissement du décompte général
définitif puissent faire l’objet d’un règlement distinct de celui-ci. Ces
litiges partiels peuvent tout d’abord être réintégrés lors de l’établissement
du décompte général définitif et, par suite, réglés par le juge au fond en cas
de contestation du dudit décompte (v. par exemple : CE 3 oct. 2008, Société
Etablissement Paul Mathis, n° 256665). Un litige partiel
peut également être réglé en amont par le juge du contrat avant l’établissement
du décompte ou avant qu’il ne devienne définitif toutefois le poste du décompte
général correspondant à cette réclamation partielle doit alors correspondre au
montant (ou à l’absence de montant) retenu définitivement par le juge du
contrat, interdisant ainsi aux parties de présenter, dans le cadre d’un litige
relatif au décompte général, une nouvelle réclamation sur ce point (CE 31 juill. 2009, Société Campenon Bernard et autres, n° 300729).
Néanmoins, ainsi que l’indiquait le rapporteur public
Nicolas Boulouis dans ses conclusions sur l’arrêt Société Campenon Bernard et
autres : « (…) Indubitablement la
réclamation partielle et immédiate permet de résoudre des problèmes de
trésorerie créés par une difficulté d’exécution du marché que le système des
avances et acomptes ne suffirait pas à effacer. Mais laisser se développer de
tels litiges, le cas échéant sur un plan contentieux, même s’ils mettent à mal
le principe d’unicité du décompte, n’implique pas que l’on doive renoncer à ce
principe » (concl. sur CE, 31 juillet 2009, Société Campenon Bernard et
autres, préc.). Si le versement de provisions au titre de la procédure de
référé-provision ou le règlement de litiges partiels avant l’établissement du
décompte général définitif peut se comprendre, il ne saurait toutefois être
envisagé une solution équivalente dans l’hypothèse où la mesure prise par le
maître d’ouvrage a un impact définitif sur la relation contractuelle, à
l’instar d’une résiliation aux frais et risques du cocontractant de
l’administration. Compte tenu de l’extrême gravité d’une telle mesure de
résiliation qui met fin aux relations contractuelles, celle-ci implique
nécessairement l’établissement d’un décompte général et définitif. À notre
sens, il n’apparaît pas possible pour le maître d’ouvrage de réclamer avant
l’établissement dudit décompte une créance contractuelle en cours d’exécution
du contrat qui concernerait de manière globale l’exécution du contrat dès lors,
d’une part, qu’une telle créance ne peut être assimilée à un litige partiel et,
d’autre part, que la décision qui serait prise par le juge ne présenterait
aucun caractère provisoire. En effet : une telle action aurait pour effet
de méconnaître totalement le principe d’unicité du décompte général définitif.
En conclusion, la
cristallisation des droits et obligations des parties par le décompte général
et définitif apparaît comme un prolongement naturel du principe de loyauté des
relations contractuelles dès lors qu’il engage les parties à consigner – en
principe de manière contradictoire – la réalité de leur relation contractuelle
à l’occasion de la fin de cette relation et de conserver ainsi intacte jusqu’au
bout la loyauté entre les parties au contrat.
Benjamin Huglo,
Docteur en droit,
Ancien ATER à l’Université Panthéon-Assas (Paris II)