La Nativité, c’est-à-dire la scène de la
naissance de Jésus dans une étable à Bethléem, est, pour les chrétiens, un «
mystère joyeux ». Luc est le seul des quatre Évangélistes à en parler
dans son Évangile. Ni Matthieu ni Marc ni Jean n’évoquent la naissance du
Christ.
Luc décrit ainsi la scène, qui fait suite à l’ordre
de César Auguste d’opérer un recensement général des populations :
« … Joseph monta de Galilée, de la ville de Nazareth, en Judée, pour se
faire recenser avec Marie, sa fiancée, qui était enceinte… Elle enfanta son
fils premier-né, l’enveloppa de langes et le coucha dans une crèche car il n’y
avait pas de place dans l’auberge… ». Il évoque ensuite la venue et
l’adoration des bergers.
Il faut comprendre le mot crèche comme un lieu où
l’on met les animaux. Dans le texte original en grec (la Septante), le mot utilisé est « jatnh », « phatnè » qui se traduit par crèche ou mangeoire. Dans la Vulgate, la première
Bible traduite du grec en latin par Saint Jérôme, ce dernier utilise le mot « praesepium » qui se traduit par étable,
écurie, parc à bestiaux, mangeoire, crèche. Luc ne mentionne aucun
animal présent. On peut juste imaginer la présence des moutons, brebis et
agneaux que l’on devine aux côtés des bergers.
Or, dès le 4e siècle, la Nativité met en scène Marie, Joseph, Jésus
et… un âne et un bœuf. La tradition de la crèche avec ces deux animaux
emblématiques est donc ancienne.
Mais pourquoi l’âne et le bœuf sont-ils présents dans
toutes les crèches du monde chrétien, anciennes ou récentes, alors que nulle
part dans l’Évangile on ne mentionne leur existence lors de la naissance de
Jésus ? Il faut chercher l’explication dans d’autres textes, notamment
dans l’Ancien Testament et dans les Écrits apocryphes.
Mais aussi dans l’Évangile de Luc lui-même qui, au
chapitre 32
verset 14, à propos du miracle opéré sur une femme handicapée, vivant toujours
courbée, l e jour du sabbat, ce qui indigne le
chef de la synagogue, rapporte ainsi la réponse de Jésus : « Hypocrites ! lui répondit le Seigneur,
est-ce que chacun de vous, le jour du sabbat, ne détache pas de la crèche son
bœuf ou son âne, pour le mener boire. »
Les paroissiens de
l’église Notre-Dame de La Séguinière (Maine-et-Loire) affirment que leur crèche
est la plus grande de France… il est vrai qu’elle occupe une grande partie de
l’édifice !
Dans l’Ancien Testament, le prophète
Isaïe évoque à plusieurs reprises le duo animal. On trouve ainsi au premier
chapitre verset 3 de sa prophétie : « Le
bœuf connaît son possesseur, Et l’âne la crèche de son maître : Israël ne
connaît rien, Mon peuple n’a point d’intelligence ». Et au chapitre 30 verset
24 : « Les bœufs et les ânes, qui labourent la terre, mangeront un fourrage
salé ». Ou encore au chapitre 32 verset 20 : « Heureux vous qui partout semez le long des eaux, et qui laissez sans
entraves le pied du bœuf et de l’âne ». Un texte publié plusieurs siècles
après la Nativité, « l’Évangile de
l’Enfance », attribué au « Pseudo
Matthieu », est une compilation de textes dont les auteurs ne sont pas
connus avec certitude. Il appartient à l’ensemble des textes dits « Écrits apocryphes chrétiens », dont les
plus intéressants ont fait l’objet d’une publication dans un volume de la
Bibliothèque de la Pléiade (Gallimard NRF). Au chapitre 14, on y trouve le
récit suivant : « Or, deux jours après la
naissance du Seigneur, Marie quitta la grotte, entra dans une étable et déposa
l’enfant dans une crèche, et le bœuf et l’âne, fléchissant les genoux,
adorèrent celui-ci. Alors furent accomplies les paroles du prophète Isaïe
disant : le bœuf a connu son propriétaire, et l’âne, la crèche de son maître,
et ces animaux, tout en l’entourant, l’adoraient sans cesse. Alors furent
accomplies les paroles du prophète Habaquq disant : Tu te manifesteras au
milieu de deux animaux. Et Joseph et Marie, avec l’enfant, demeurèrent au même
endroit pendant trois jours… »
Au-delà des textes, le fort symbolisme des deux
animaux ne pouvait qu’amener leur présence dans la crèche de Noël : l’idée
que le souffle de ces mammifères réchauffe le Nouveau-né et son « berceau »,
la notion de labeur qui leur est habituellement associée, les qualités
divinatoires de l’âne, que l’on retrouve dans l’épisode biblique de Balaam et
de son ânesse qui, seule, comprend les intentions de Dieu et force ce prophète
qu’elle porte à se prosterner devant Lui, l’entrée à Jérusalem du Christ sur un
âne, le veau d’or adoré dans l’Ancien Testament par les Israélites se moquant
de Moïse avec leurs idoles, qui se transforme dans le christianisme en bœuf
fléchissant le genou devant le Fils de Dieu…
C’est ainsi que les deux sympathiques quadrupèdes se
retrouvent toujours parmi les santons de la crèche !
Vue partielle de la
tapisserie réalisée par Jacqueline de la Baume-Dürrbach en 1976, exposée au musée
Unterlinden de Colmar, reproduisant Guernica de Picasso ; on voit à gauche
le taureau avec une oreille d’âne ; le cliché est pris à travers la vitre
qui protège la tapisserie.
Le peintre Picasso s’en est servi, à l’âge de 56 ans, en en détournant le
sens originel, lorsqu’il a réalisé Guernica à Paris. On trouve à gauche de Guernica une scène qui évoque le
massacre des Innocents, une femme hurlant devant son enfant mort. Une sorte
d’anti Nativité ! Un animal, un taureau, domine la scène. Mais le taureau
porte des oreilles d’âne. On est devant un animal symbolisant l’âne et le bœuf
de la crèche, censés tous deux célébrer la naissance du Sauveur alors que Guernica,
transformant la scène en massacre des Innocents, impose la vision de l’horreur
subie par les habitants de la petite ville espagnole sauvagement meurtrie par
les franquistes et les nazis.
Le bœuf, l’âne, mais aussi Joseph, Marie, Jésus, les
bergers et les rois mages… doivent se montrer dans des lieux privés et des
lieux de culte : ils sont la plupart du temps interdits de séjour dans
l’espace public en raison du principe républicain de laïcité. Cette
interdiction résulte de l’application de l’article 28 de la loi de 1905
sur la séparation des Églises et de l’État : « Il est interdit, à l’avenir, d’élever ou
d’apposer aucun signe ou emblème religieux sur les monuments publics ou en
quelque emplacement public que ce soit, à l’exception des édifices servant au
culte, des terrains de sépulture dans les cimetières, des monuments funéraires,
ainsi que des musées ou expositions. ».
C’est un arrêt de principe du Conseil
d’État du 9 novembre 2016 qui définit les contours juridiques de l’installation
ou de l’interdiction des crèches de Noël dans l’espace public.
Saisi par la Fédération des libres penseurs de
Vendée lui demandant d’interdire la mise en place d’une crèche dans les locaux
de l’hôtel du département de Vendée, le tribunal administratif de Nantes avait
fait droit à cette requête. La cour administrative d’appel avait annulé ce
jugement, estimant qu’en l’absence de tout prosélytisme, la crèche litigieuse
ne contrevenait pas au principe de neutralité des personnes publiques. Le
Conseil d’État, statuant par arrêt du 9 novembre 2016 sur le
pourvoi formé contre cette décision de la cour administrative, l’a annulée, exposant les motifs suivants :
« Une crèche de Noël est une
représentation susceptible de revêtir une pluralité de significations. Il
s’agit en effet d’une scène qui fait partie de l’iconographie chrétienne et
qui, par-là, présente un caractère religieux. Mais il s’agit aussi d’un élément
faisant partie des décorations et illustrations qui accompagnent
traditionnellement, sans signification religieuse particulière, les fêtes de
fin d’année. Eu égard à cette pluralité de significations, l’installation d’une
crèche de Noël, à titre temporaire, à l’initiative d’une personne publique,
dans un emplacement public, n’est légalement possible que lorsqu’elle présente
un caractère culturel, artistique ou festif, sans exprimer la reconnaissance
d’un culte ou marquer une préférence religieuse. Pour porter cette dernière
appréciation, il y a lieu de tenir compte non seulement du contexte, qui doit
être dépourvu de tout élément de prosélytisme, des conditions particulières de
cette installation, de l’existence ou de l’absence d’usages locaux, mais aussi
du lieu de cette installation. À cet égard, la situation est différente, selon
qu’il s’agit d’un bâtiment public, siège d’une collectivité publique ou d’un
service public, ou d’un autre emplacement public.
Dans l’enceinte des bâtiments publics, sièges d’une collectivité publique ou
d’un service public, le fait pour une personne publique de procéder à
l’installation d’une crèche de Noël ne peut, en l’absence de circonstances
particulières permettant de lui reconnaître un caractère culturel, artistique
ou festif, être regardé comme conforme aux exigences attachées au principe de
neutralité des personnes publiques.
A l’inverse, dans les autres
emplacements publics, eu égard au caractère festif des installations liées aux
fêtes de fin d’année notamment sur la voie publique, l’installation à cette
occasion d’une crèche de Noël par une personne publique est possible, dès lors
qu’elle ne constitue pas un acte de prosélytisme ou de revendication d’une
opinion religieuse.
Il ressort des énonciations de l’arrêt attaqué que la cour administrative
d’appel de Nantes s’est fondée sur la circonstance que la crèche installée dans
le hall du conseil général de la Vendée s’inscrivait dans le cadre de la
préparation de la fête familiale de Noël pour estimer qu’elle ne constituait
pas, en l’absence de tout élément de prosélytisme ou de revendication d’une
opinion religieuse, un signe ou emblème religieux contraire à l’article 28 de la loi du 9 décembre
1905 et au principe de neutralité des personnes publiques. En statuant de la
sorte sans rechercher si cette installation résultait d’un usage local ou s’il
existait des circonstances particulières permettant de lui reconnaître un
caractère culturel, artistique ou festif, la cour administrative d’appel de
Nantes a entaché son arrêt d’erreur de droit. »
Statuant par un nouvel arrêt du 9 novembre 2017 concernant
la présence d’une crèche dans les locaux de la mairie de Béziers, le Conseil
d’État, confirmant sa jurisprudence, a donné tort au maire Robert Ménard, lui
refusant le droit d’installer une telle crèche à l’entrée de l’hôtel de ville
biterrois.
Il semble inéluctable que les contentieux risquent
de se multiplier, puisqu’il ressort à l’évidence de la motivation retenue par
les juges du Palais-Royal qu’il faut examiner chaque situation au cas par
cas !
Quoi qu’il en soit, asineries et élevages bovins
peuvent se rassurer : que leur présence soit résolument cultuelle ou
simplement culturelle, l’âne et le bœuf ont encore de beaux jours pour ravir
les enfants, inspirer les sculpteurs, fresquistes, peintres, vitraillistes,
tisseurs et santonniers et se montrer en décembre, fièrement ou discrètement,
pour fêter Noël avec les humains.
Étienne Madranges,
Avocat à la cour,
Magistrat honoraire