On la décrit belle et exquise, ravissante et
volontaire, parfois mélancolique. Elle est la plus jeune sœur de Sissi,
impératrice d’Autriche, son aînée de 9 ans. Sophie-Charlotte de Wittelsbach,
duchesse en Bavière, née en 1847, a été la fiancée du roi de Bavière, son
cousin. Mais celui-ci, Louis II, en raison de son homosexualité, a brutalement
rompu leurs fiançailles. Elle a alors épousé le duc d’Alençon, Ferdinand
d’Orléans, petit-fils du roi Louis-Philippe. Elle l’appelle son « ange gardien
». Svelte, mélomane et musicienne, elle aime Wagner. Son fin visage aux yeux
bleus est couronné d’une longue chevelure nattée.
En 1895, elle rédige son testament, souhaitant être
inhumée en habit de dominicaine et précisant, phrase prémonitoire pour
certains, qu’il faudra lui couper les cheveux afin de les brûler, sauf si son
mari veut en conserver une mèche. Ses amies de l’aristocratie animent des
œuvres de bienfaisance et organisent chaque année une grande manifestation de
soutien aux démunis, le Bazar de la Charité, qui leur permet de se regrouper
afin de mutualiser frais et aspects matériels. Après avoir occupé divers lieux,
le Bazar est organisé en 1897 dans un grand hangar en bois situé rue Jean
Goujon à Paris, appartenant au baron de Mackaù.
En 1897, le Bazar, dont les ventes
doivent s’étaler du 3 au 6 mai, fait l’objet d’une décoration soignée : une rue
médiévale reconstituée, des feuillages, des échoppes diverses, de jolies
enseignes. Altesses, marquises et baronnes font aménager de pittoresques
comptoirs… À la truie qui file… À la Tour de Nesle… Au cadran bleu… À la tête
noire… On prévoit une projection cinématographique avec des films des
frères Lumière*. La duchesse d’Alençon, qui vient de fêter ses 50 ans, y
préside le stand des Noviciats Dominicains et, portant une robe de satin noir,
y est présente le 4 mai, jour du passage du Nonce apostolique. Elle a fait
accrocher une peinture montrant Jeanne d’Arc… sur le bûcher !
Les ventes s’enchaînent et la recette
destinée aux marmiteux, purotins, mendigots et autres nécessiteux promet d’être
excellente.
La baronne de Saint-Didier s’installe
sur un fauteuil capitonné « comme on en
voit sur les plages des bains de mer » (Le Figaro du 5 mai), entourée des « dames vendeuses » de son œuvre.
Douairières et jeunes filles de bonne
famille croisent les élégantes. Comme l’écrira Marguerite Bourcet dans La
Revue universelle, « L’air sent
le parfum de Piver et l’eau de Lubin… les toilettes claires foisonnent. Surah,
gazes, grenadines, manches bouffantes, boas de tulle ruché, chapeaux en
paillettes ou en aigrettes ».
À 16 h 30,
le projectionniste Bellac constate que la lampe du cinématographe a épuisé sa
réserve d’éther.
Il demande
à son assistant Grégoire Bagrachow de remplir le réservoir. Bagrachow allume
une allumette.
Les
vapeurs d’éther s’enflamment. Puis tout brûle. Une toile bitumée qui couvre le
bâtiment s’embrase et tombe sur des enfants, des religieuses et les membres du
Tout-Paris mondain qui, tels des ortolans piégés dans une matole, sont coincés
dans les flammes. La duchesse d’Alençon, qui a courageusement sauvé des jeunes
femmes, meurt dans des conditions atroces. On dénombre plus de 100 morts et
plus de 200 blessés. Curieusement, presque toutes les victimes sont des femmes.
Certains hommes ont piétiné la foule pour échapper au brasier.
La Reine Victoria envoie un
télégramme au président français, se disant « consternée de l’affreuse catastrophe qui jette Paris dans la
désolation ».
Le procureur de la république, Gaston
Laurent-Atthalin, ouvre une information judiciaire et fait venir sur place le
dentiste de la duchesse d’Alençon. À ses côtés, le juge d’instruction, Paul
Bertulus, est un enquêteur chevronné. D’abord avocat à Aix-en-Provence, il a
été procureur à Grasse. Il exige du dentiste qu’il prête serment. Celui-ci reconnaît
formellement la dentition de la duchesse, ce qui permet de l’identifier. Le
procureur délivre le permis d’inhumer. Le corps de Sophie-Charlotte est
transporté dans la crypte de la chapelle royale de Dreux, où deux gisants
successifs (illustration) vont orner son tombeau.
Le procès des protagonistes s’ouvre
en août 1897.
Le 24 août, tandis
que le président Félix Faure, scellant l’alliance franco-russe, est accueilli à
Saint Pétersbourg dans le Palais d’Hiver, entouré par un régiment des lanciers
de l’Impératrice et par les Cosaques de l’Oural en grand uniforme d’apparat,
alors qu’on lui offre kvass et caviar, la 8e chambre correctionnelle du tribunal de la Seine, présidée par Paul Bernard (ancien
procureur à Vitry-le-François), rend son jugement et inflige à Bagrachow, défendu par Me Antony Aubin,
8 mois de prison avec sursis et 200 francs d’amende. Bellac est
condamné à un an de prison avec sursis et 300 francs d’amende.
Le baron de Mackaù, auquel on reproche de ne pas avoir pris de mesures de
sécurité, défendu par Me Félix Decori (qui finira secrétaire
général de l’Élysée) ne reçoit qu’une amende de 500 francs. Si le journal La
Petite République ironise sur les lamentations officielles, « ne
s’agissant plus de vies ouvrières fauchées par un coup de grisou mais
d’existences de ploutocrates, de jouisseurs supprimées par la mort égalitaire »,
le Comité socialiste de Saint-Ouen écrit au Figaro : «
Nous adressons notre salut aux victimes… De tels malheurs effacent les
distinctions de classes, qu’il s’agisse du grisou ou de la machine où les
nôtres meurent, ou du feu qui comme hier tue les vôtres. Nous ne voyons plus
que des frères, des mères, des enfants qui pleurent ceux qu’ils aimaient. C’est
l’égalité dans le deuil, l’égalité dans la souffrance. »
*Sur les frères Lumière, voir notre
chronique dans le JSS n° 32 du 28
avril 2018.
Étienne Madranges,
Avocat à la cour,
Magistrat honoraire