Hélène Bidart, adjointe
d’Anne Hidalgo (Maire de Paris) en charge de l’égalité hommes/femmes, de la
lutte contre les discriminations et des droits humains, a reçu Armelle Le Bigot-Macaux, présidente de l’Association contre la
prostitution des enfants (ACPE). L’ACPE a organisé, le 30 novembre dernier, à
Hôtel de ville de Paris, ce colloque qui a donné l’occasion aux parents de victimes, aux éducateurs, aux enquêteurs et
à tous les acteurs luttant contre cette calamité d’échanger sur leurs
expériences.
Barthélémy Hennuyer est substitut du
procureur au parquet du tribunal de grande instance de Paris. Il souligne que
la compétence judiciaire de l’Île-de-France et de la capitale sont souvent
retenues. La protection de l’enfance entre dans le champ des missions du
ministère public.
Le parquet des mineurs, en particulier, est quotidiennement confronté à la
problématique de la fugue. Avec la brigade de protection des mineurs, il traite
les dossiers de jeunes auteurs ou victimes d’infractions. Il prend également en
charge ceux pour lesquels il estime qu’un péril existe, sans pouvoir
nécessairement déterminer qu’une infraction y soit liée. L’escapade d’un jeune
est un indice. La première difficulté rencontrée par le policier et le
magistrat consiste à déterminer sa bonne interprétation. Est-elle le signe d’un
conflit parental ou scolaire ? Est-on en présence d’une exploitation et de
proxénétisme ?
Toutes les situations de fugue
sont portées à la connaissance du parquet, soit le jour même de leur
signalement, soit dans les jours suivants, selon la diligence du service et
l’existence d’antécédents.
Les cas de récidive déclenchent une évaluation sociale ou éducative,
c’est-à-dire la saisine de la cellule de recueil des informations préoccupantes
(CRIP). Celle-ci fait un point, sans se focaliser sur des infractions. Elle
s’intéresse à la situation du mineur et de sa famille. Cette étude est parfois lancée dès la première
occurrence, en raison de sa durée ou d’éléments rapportés à son issue. En effet, le mineur de retour de fugue
est interrogé sur les conditions de son périple, sa durée, les lieux
fréquentés, les personnes rencontrées. En cas de premier soupçon de
proxénétisme ou de prostitution, des exploitations téléphoniques peuvent être
diligentées.
Le proxénétisme, dit de cité,
a une dimension liée aux réseaux sociaux. Il existe un décalage de compétence
entre les parents qui ne maîtrisent pas ces modes de communication et leurs
enfants. Les délinquants ont, du reste, bien compris leur intérêt à profiter de
cet espace. En effet, il est difficile d’y enquêter pour la police, d’obtenir
des traces de messages, des éléments d’échanges. Cela suppose des réquisitions
chez des opérateurs, souvent américains, et des délais de réponse importants.
Faute de mieux, faute de temps, les dossiers se limitent donc à des captures
d’écran sans pouvoir pousser davantage les réquisitions, sauf dans l’hypothèse
d’un trafic d’ampleur.
Sur les investigations
téléphoniques, en dehors des écoutes, l’analyse des factures détaillées d’un
mineur qui revient d’une longue disparition fournit des informations
précieuses. Elle permet de relever tous les numéros contactés, la fréquence des
appels, et de détecter de potentielles mises en cause de personnes physiques
identifiées, ayant des antécédents judiciaires susceptibles de conduire à une
piste. Cependant, le parquet ne peut pas autoriser les écoutes téléphoniques ab
initio, il doit solliciter le juge des libertés. Cette démarche consomme
des moyens humains importants, elle ne s’applique que dans le cadre d’un
dossier déjà ciblé. On utilise cette méthode en présence d’un faisceau de
preuves déjà accumulées pour passer à l’étape supérieure et obtenir une
caractérisation plus fine. Les écoutes sont extrêmement révélatrices. Elles
permettent d’objectiver la présence de prostitution, de proxénétisme ainsi que
celle de la violence, de la contrainte, de l’asservissement dans les échanges.
Les discussions entre les proxénètes et les mineures exploitées sont rarement
calmes.
Le problème principal pour
les enquêteurs tient à l’évanescence probatoire due à un environnement sans
trace : changement de puce électronique, locations immobilières précaires,
réseaux sociaux, etc.,
le domaine est éphémère, mobile, ce qui laisse peu de
possibilités d’appréhension. Le magistrat ne dispose pas des moyens pour
poursuivre tous les signalements qui, du reste, mèneraient le plus souvent à la relaxe ou à une peine insignifiante. Il filtre donc les dossiers contenant d’emblée des éléments intéressants menant à
des condamnations à la hauteur des valeurs transgressées.
Armelle Le Bigot-Macaux et Hélène Bidart
Pour le parquet, le champ et
la portée de l’enquête sont déterminés à partir du positionnement de la
victime. Au départ, une mineure fugueuse, en rupture avec son environnement familial,
scolaire, institutionnel, soit déclare ne pas se prostituer, soit fait état de
son consentement. Dans les deux cas, l’infraction est caractérisée, le service
de police mène l’enquête. Dans les dossiers de fugues récurrentes, avec une jeune fille qui ne révèle
ni nom, ni numéro de téléphone exploitable, les investigations sont plus dures
à mener. Identification, surveillance, ou quelque acte que ce soit de l’enquête
ne pourra être diligenté en temps utile. En effet, l’autre aspect
caractéristique du proxénétisme de cité tient à sa brièveté (de quelques
semaines à trois mois maximum) par rapport au temps judiciaire. Le temps que
les investigations aboutissent, le paradigme se volatilise, le flagrant délit
est impossible.
Le tri des dossiers se fait donc
sur la caractérisation des infractions pour suivre les affaires devant la
juridiction appropriée. La question des addictions est souvent présente. C’est
un moyen d’endurcir le pouvoir d’emprise sur des proies. Entraînées dans un
cercle vicieux, les mineures, pour payer leur consommation de drogue, se
prostituent. Elles réinjectent leurs gains dans un système illicite et
mortifère dont elles n’arrivent pas à se défaire.
La plupart du temps, pour
mener à bien une affaire, depuis le dépôt de plainte jusqu’à la juridiction, il
manque le contact complet et pérenne des victimes. Elles se perdent très vite,
que ce soit au stade du signalement initial (fugue, non coopération) ou plus
tard. Le problème n’est pas seulement judiciaire, il concerne tous les services
de protection de l’enfance. Sans victime, l’affaire se délite. Cette déperdition se constate au cours de la phase
judiciaire de la même façon. Lors de l’ouverture d’une information judiciaire,
le juge d’instruction entend les victimes et déjà certaines ne déferrent pas
aux convocations. Ultérieurement, au procès, le constat empire. Dans la
majorité des cas, l’absentéisme totalise les 100 %. L’effet judiciaire est
désastreux. Les proxénètes sont condamnés, néanmoins, le retentissement reste
confiné. L’audience est un moment de prise de conscience et de matérialisation
de l’infraction. Le vide laissé par les absents, remplacé par la lecture de
procès-verbaux, déshumanise la cruauté des faits. Ce manque occulte la
dimension émotionnelle qui devrait influencer la peine
prononcée. Pour endiguer les défections, le parquet essaie de placer les
mineures dans des foyers éloignés des cellules qui les exploitent. Déconnectée
de toute attache toxique, la jeune fille peut prendre conscience de ce qu’elle
a subi et s’ouvrir à une coopération judiciaire. Néanmoins, elle n’adhère pas
systématiquement au processus et peut choisir de disparaître à tout moment.
Thomas Demière préside la
société coopérative MEITIS (Mission éducative,
d’Insertion, de Travail et d’Intervention Sociale) qui propose un cadre
socio-éducatif à des enfants confiées par tous les
départements de France. Ces jeunes en très grande difficulté, en voie de
prostitution ou de radicalisation, sont totalement déstructurés. Leur posture,
leur comportement interpellent et réclament une réponse individuelle sur
mesure. Des moyens humains, techniques, financiers et administratifs sont mis
en place. Jusqu’à dix membres peuvent être mobilisés pour une seule victime. Un
cadre ira la récupérer dans un commissariat en pleine nuit, dans une chambre
d’hôtel, dans un appartement, dans une voiture sans attendre après la police.
La SCOP (Société coopérative et participative) tente de trouver des solutions
face à la réalité du terrain et du manque de moyens techniques et pécuniaires
des forces de l’ordre.
Il est extrêmement difficile
de faire admettre à une jeune fille que la prostitution la met en danger quand
elle place avant tout les biens matériels et les moyens apportés par
l’activité. Il est possible d’accompagner et d’aider l’enfant à déposer une
plainte avec l’aide de tiers ou de sa famille quand il y en a. Malheureusement,
cette plainte n’aboutit jamais. D’un point de vue éducatif,
il faut absolument la protéger et l’alerter sur les dangers, en particulier
ceux des réseaux. La SCOP oriente la victime sur des structures de droit et de
prévention des risques.
Elle travaille également avec des spécialistes de
l’esthétique sur le rapport au corps et sur l’estime de soi-même. Beaucoup
d’enfants ne prennent pas soin de leur corps ou se maquillent outrageusement.
Ces signes apparaissent comme des cris d’alarme. MEITIS agit sur la relation et
le respect de l’enfant pour son propre corps. Elle propose des séjours de mise
au vert, de rupture. Les filles sont alors coupées de leur environnement
néfaste, du téléphone, des réseaux sociaux.
En-dehors des questions de
prévention, d’éducation, de loi, conclut Thomas Demière, l’approche et la
formation professionnelle sont essentielles. La posture éducative doit
s’adapter au jeune d’aujourd’hui, à sa société.
Les adolescentes n’occupent
pas l’espace public des quartiers, affirme Katia Baudry, éducatrice. Elles sont
extrêmement mobiles. Pour tout éducateur, cela implique de changer ses habitudes
professionnelles et de sortir de ses limites territoriales pour aller les
chercher à toute heure.
Au départ, les jeunes filles
expliquent leur premier rapport sexuel. Au cours de cette discussion,
la professionnelle se fixe pour objectif de comprendre le contexte. On peut
relever certaines caractéristiques contemporaines redondantes. L’acte est
totalement banalisé très tôt. Les filles ont le sentiment d’inverser la
domination. Elles font ce qu’elles veulent avec leur corps, avec qui elles
veulent, où et quand elles veulent. «
Libres », ce sont elles qui manipulent les hommes. Quand l’éducateur
prédit que l’adulte va exiger davantage, va cesser les cadeaux et les
invitations au restaurant, la victime répond invariablement : « t’inquiète,
je gère. De toute façon, toi, tu ne peux pas comprendre ».
Le travail éducatif se
déroule pendant des mois de persévérance, de patience. Il demande d’accepter
que l’enfant ne vienne plus sur de longues périodes. Dans la relation établie,
les discours moraux n’ont aucun impact. En effet, les médias, les clips vidéo,
les émissions prônent l’image de la femme qui réussit parce qu’elle est sexy.
Les adolescentes croient rarement que les personnages d’une fiction de
télé-réalité ont un contrat, interprètent un rôle. Elles pensent plutôt que
c’est la vérité, et la façon exemplaire de réussir sans délai. Ainsi, dans
cette logique, grâce à une annonce postée sur le Net, le capital beauté permet
d’acquérir des biens rapidement, contrairement au capital scolaire.
Ces jeunes prostituées sont nées en France.
Leurs parents subissent la pression du quartier et souvent de leur communauté.
Au-delà de la fille, il faut aussi parfois protéger sa famille. Sous le joug
d’un réseau, la première pression se formule ainsi : « Je sais où
tu habites. Je connais tes parents, ton frère, etc. ».
La consultation de sexologie
permet aux jeunes de parler autrement de ce qu’ils vivent, de leur santé
sexuelle et des risques éventuels qu’ils prennent. Comment les aider à
développer leurs compétences psychosociales, leur esprit critique, leur
créativité, la gestion de leurs émotions et leurs communication ? Selon
Claude Giordanella, infirmière sexologue de l’association Charonne, l’éducation
à la sexualité devrait être enseignée dès le
plus jeune âge pour faire comprendre aux enfants l’importance de vivre une
histoire dans des conditions de bien-être. Malheureusement, les adultes ne
répondent pas aux interrogations des enfants. Ceux-ci, en quête de références,
se tournent alors vers les films pornographiques ou la télé-réalité largement
accessibles.
Toutes les victimes sous
emprise ont vécu des psychotraumatismes conséquents pour leur comportement.
Elles ne s’engagent pas dans les activités de prostitution autrement. On note à chaque
fois les mêmes sources :
agression sexuelle, première fois choquante, etc. D’ordinaire, elles sont
soumises au cocktail destructeur alcool/cannabis/cocaïne. Au commencement de la
majeure partie des drames, les parents n’écoutent pas, ne voient pas, ne
croient pas.
Les comportements à risque
s’observent dès le collège. La jeune fille ne se prostitue pas qu’avec un homme
qui a de l’argent. C’est aussi, quelquefois, avec ses camarades, pour
appartenir au « bon » groupe.
Soumis aux médias, à la pornographie, les enfants s’éloignent des relations
sentimentales.
Dans les refuges, pour aider
les mineures à se reconstruire, il faut gérer la
dimension du réseau social. C’est un espace ouvert permanent, même dans les
lieux normalement les plus sûrs. Il met en difficulté le travail des équipes
d’éducateurs. 80 % des crises avec les jeunes filles dans les établissements sont dus à l’utilisation du portable.
L’existence numérique des enfants, qui ne vivent plus dans la réalité comme
leurs aînés l’ont fait, interroge sur l’action éducative à mener. Faut-il
investir les réseaux, Snapchat, Facebook, etc. ? La prostitution s’y
trouve. Elles sont toutes masseuses. Les lieux sont repérés, mais aucun
professionnel n’intervient. En conséquence, s’il est impossible de museler
l’univers numérique, il paraît essentiel que l’acte éducatif y soit, a
minima, présent.
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