Le 20 avril
2018, les bâtonniers des vingt plus grands barreaux de France se sont réunis
autour de Valérie Grimaud, la bâtonnière du barreau de Seine-Saint-Denis, et de
Maître Jérôme Gavaudan, président de la Conférence des bâtonniers, afin de
protester ensemble contre le projet de loi de programmation pour la justice
présenté au Conseil des ministres le jour même. Ont notamment été évoqués les
points bloquants du texte et les actions de mobilisation à venir.
Alors que la
ministre de la Justice, Nicole Belloubet, présentait le matin même le projet de
loi justice en Conseil des ministres, les bâtonniers des vingt plus grands
barreaux de France avaient décidé de se réunir à la Maison des avocats de
Bobigny pour manifester contre certains aspects de la réforme qui ne « passent
toujours pas ». En effet, même si certaines avancées ont été obtenues
grâce à la forte mobilisation de la profession, les avocats mettent en garde
contre un recul de l’accès à la justice pour les citoyens.
Un projet de loi très contesté
Depuis le
lancement des cinq chantiers de la justice en octobre 2017 (transformation numérique,
simplification des procédures pénales et civiles, organisation territoriale et
efficacité des peines), les avocats sont sceptiques : cette réforme ne
risque-t-elle pas d’éloigner les justiciables de la justice ? La réforme
de la carte judiciaire ne va-t-elle pas aboutir à des déserts
judiciaires ? Des craintes qui se sont avérées fondées par la suite.
Le 9 mars 2018 dans
l’après-midi, le Conseil national des barreaux a été destinataire du projet de
loi de programmation pour la justice. Immédiatement, le Conseil a fait part à
la garde des Sceaux de l’hostilité de la profession « au regard de la
méthode et de l’orientation d’un texte qui fait trop peu de cas des avocats et
de qu’ils représentent » (cf. communiqué du CNB du 14 mars 2018). Malgré une entrevue, le 14 mars dernier, entre Nicole Belloubet, la ministre de la Justice, Christiane
Féral-Schuhl, la présidente du CNB, Marie-Aimée Peyron, le bâtonnier de Paris,
et Jérôme Gavaudan, le président de la Conférence des bâtonniers, de nombreux
désaccords ont persisté entre la Chancellerie et les représentants de la
profession.
Lors de l’Assemblée générale des 16 et 17 mars, les élus du Conseil se sont prononcés sur les points du projet
qui, selon eux, méritent d’être revus. Ils ont notamment dénoncé :
• un texte
attentatoire aux droits et libertés individuelles ;
• un texte
qui répond aux seules demandes des forces de police et du parquet, sans
garanties des droits de la défense ;
• Un texte
qui limite drastiquement les droits de la victime ;
• Un texte
qui tend à initier une véritable révolution sans concertation par la mise en
place du tribunal criminel départemental ;
• Une
déjudiciarisation qui aboutit à une véritable privatisation de la justice, en
faisant primer une réduction de moyens qui aboutit à une justice sans juge,
sans avocat et sans justiciable ;
• La création
de déserts judiciaires par la spécialisation et le regroupement des
juridictions.
Le 16 mars 2018, la Chancellerie
s’était tout de même engagée auprès de la profession à retirer du projet de loi
la disposition réformant la procédure de saisie immobilière, et à réintégrer
l’avocat obligatoire dans la comparution sur reconnaissance préalable de
culpabilité (CRPC). Des efforts certes reconnus par le CNB, mais qui restent
néanmoins insuffisants pour rendre le texte acceptable. D’où l’organisation
d’une journée « justice morte » le 21 mars 2018, suivie d’une autre le
30 mars. De
même, le 11 avril
dernier, magistrats, greffiers, avocats ont manifesté partout en France contre
le projet de loi justice (voir Journal Spécial des Sociétés n° 28 du 14
avril 2018). À Paris, à l’appel des principaux syndicats, une manifestation
nationale a réuni pas moins de quatre mille avocats dans les rues de la
capitale.
Ce qui ne passe pas
Le 20 avril 2018, c’est donc vingt bâtonniers des plus grands
barreaux de France (en terme de nombre d’avocats) qui se sont réunis à la
maison du barreau de Bobigny (Bordeaux, Nanterre, Créteil, Aix-en-Provence,
Nantes, Toulouse, Lille, Grasse, Nice, Val-d’Oise, Rouen…) pour manifester
contre la loi présentée au Conseil des ministres le matin même.
Valérie Grimaud, la bâtonnière du barreau de Seine-Saint-Denis, a
dénoncé une réforme « menée au pas de charge dans l’impréparation la
plus totale et avec beaucoup d’approximations ». Pour elle en effet, « quand
on veut améliorer le service public, deux options sont possibles : soit
augmenter le nombre de magistrats et personnels et d’y mettre les moyens ou
alors de fermer les accès de la justice aux justiciables. C’est cette deuxième
option qui a été choisie ». Ainsi, pour elle, on se dirige droit
vers : « une justice de classe pour ceux qui en ont les moyens et
un système dématérialisé sans possibilité d’explications ».
Quant à Jérôme Gavaudan, le président de la conférence des bâtonniers, a
regretté ne pas retrouver dans le texte tel qu’il est présenté « les bonnes
intentions de la ministre », « ce qui fait que nous, avocats,
nous allons continuer à nous battre et nous ne laisserons pas passer un projet
qui est destructeur de la justice telle que nous la concevons dans un État
démocratique », a-t-il ajouté. Outre une augmentation du budget de la
justice jugée clairement insuffisante (+4 % sur 4 ans), les bâtonniers présents ce jour-là ont réitéré leur opposition
contre les aspects suivants de la réforme :
• la fusion des tribunaux d’instance et de
grande instance, qui est censée, selon la Chancellerie, « rendre plus
lisible et plus efficace la justice civile ». Or pour eux, cela risque
d’aboutir à la suppression des tribunaux d’instance et de la fonction de juge
d’instance. Certaines affaires risquent donc de ne jamais être jugées ;
• un recours
obligatoire à la médiation avant de saisir un tribunal dans les cas des litiges
de moins de 10 000 euros. Une mesure décriée, car
elle pourrait coûter plus cher au justiciable, des sociétés privées pouvant
intervenir lors de ces médiations, ce qui conduirait à une justice à deux
vitesses (certaines personnes n’ayant pas les moyens de payer un
médiateur) ;
• l’expérimentation d’un tribunal criminel
départemental en lieu et place de la cour d’assises pour les crimes allant
jusqu’à vingt ans de réclusion criminelle. Il sera composé de
magistrats seulement et non de jurés populaires. Une décision inacceptable pour
la profession, car l’absence de jurés pourrait aboutir à « faire de
l’abattage d’affaires ». On aurait affaire à une « justice
dégradée » avait affirmé à ce sujet le syndicat de la
magistrature ;
• une réforme du système des peines qui
proscrit les détentions courtes, mais assure l’application de celles de plus
d’un an tout en multipliant les alternatives en milieu ouvert. Ainsi, seulement
sept mille prisons vont être construites contre quinze mille promises par le
président Macron lors de sa campagne ;
• l’introduction de nouvelles procédures en
ligne. Notamment le règlement de petits litiges par voie dématérialisée, sans
audience même si une partie le demande. « Nous vivons déjà le
numérique », a affirmé Jérôme Gavaudan, pour éviter que l’on assimile
ce rejet à un refus de se moderniser, « mais ce numérique doit être au
service de la justice, et non l’inverse » ;
• l’abandon aux directeurs de la CAF, au lieu
des juges, du traitement de litiges portant sur la modification du montant
d’une contribution à l’entretien et à l’éducation des enfants.
Quoi qu’il en soit, le texte du projet de loi de programmation pour la justice
2018-2022 a tout de même été adopté par le Conseil des ministres ce
jour-là.
La Conférence des bâtonniers a pris acte de cette nouvelle donne et son
président s’est exprimé ainsi : « L’ensemble de la famille
judiciaire conteste l’esprit, la forme et le fond de cette réforme. La
Conférence des bâtonniers reste mobilisée et va continuer à faire entendre sa
voix, tant auprès des parlementaires qu’auprès de la Chancellerie, jusqu’à
obtenir un certain nombre de garanties, notamment sur la question des territoires ».
Prochaine étape ? Le vote au Parlement de la loi avant l’été 2018.
Jusqu’à cette date, les avocats ne lâcheront rien.
Maria-Angélica
Bailly