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Santé et IA : la France dans la compétition internationale

Santé et IA : la France dans la compétition internationale
Publié le 30/11/2018 à 15:33

De la prévention au traitement personnalisé en passant par l’aide au diagnostic, l’intelligence artificielle est en train de révolutionner le secteur de la santé. Le 11 octobre dernier, plusieurs spécialistes de la question se sont penchés sur le sujet, à l’occasion de la 4e édition de Bpifrance Inno Génération. Données médicales sous-exploitées, manque d’algorithmes et de plateformes : si la France a encore des efforts à faire, elle peut d’ores et déjà compter sur des data scientists, une médecine et des entrepreneurs pleins de ressources pour se faire une place dans la compétition internationale.


 


« Le data, c’est le nerf de la guerre. S’il n’y a pas de data, il n’y a pas d’apprentissage », a martelé Daniel Kaplan, fondateur de Plurality University, à l’occasion de l’atelier qu’il modérait lors de la 4e édition de BpiFrance Inno Génération. Le domaine de la santé ne fait donc pas exception : pour faire de l’intelligence artificielle, il faut des données – beaucoup de données. Si l’analyse des données médicales permet d’améliorer la connaissance des maladies, de raccourcir les délais des essais cliniques ou encore d’assurer le suivi des patients, « grâce à des outils qui permettent d’intégrer ces données sur des plateformes, on peut prédire beaucoup plus efficacement le risque ou le bénéfice pour un patient avec un traitement donné. Avec le machine learning, cette précision augmente avec le temps, le système apprenant de lui-même ce qui marche et ce qui ne marche pas », a souligné Bernard Hamelin, de Sanofi. Le groupe pharmaceutique a par ailleurs lancé en 2017 sa plateforme de big data, Darwin. Cette dernière compile des données externes et internes provenant de 300 millions de patients. Bernard Hamelin l’a reconnu : « Sanofi a la chance d’accéder facilement à des données médicales et administratives par l’intermédiaire d’organismes qui mettent à sa disposition leurs bases cliniques et biologiques. »


L’accès aux données est donc capital, a soulevé Daniel Kaplan.


Stéphanie Combes, cheffe de la mission d’administration des données de santé à la Direction de la recherche, des études, de l’évaluation et des statistiques, n’a, à ce titre, pas manqué de saluer le déploiement récent du Système national des données de santé. Base de données créée par la loi de modernisation du système de santé de 2016, le SNDS regroupe les données françaises de facturation hospitalière, de remboursement en ville, mais aussi de causes médicales de décès. « Cette base est reconnue par les acteurs de l’écosystème de la donnée de santé comme un fort progrès. Auparavant, l’accès aux données était de plusieurs années, maintenant, il a été réduit à quelques mois. On sait exactement à quelle date on obtiendra telle réponse de la part de telle institution, que l’on soit acteurs publics ou acteurs privés. »


 


Des progrès à faire pour exploiter les données par l’IA


Pour autant, réaliser un traitement d’IA sur ces données n’est pas évident, car la plupart des outils ne sont pas disponibles ou « à l’état de larve », et les données disponibles sont « insuffisamment médicalisées », a pointé Stéphanie Combes.


C’est notamment pour abolir ces freins que la mission de préfiguration du « Health Data Hub »,
un laboratoire d’exploitation des données de santé, a été lancé par Agnès Buzyn, courant 2018. Objectif : « favoriser la mise en œuvre de l’élargissement du SNDS aux données cliniques, de manière anonymisée et dans le respect du RGPD », mais aussi « exploiter les données de santé de manière plus efficace », indique le ministère des Solidarités et de la Santé. « Ce que la mission préconise, c’est de se doter d’une plateforme de partage de données avec des outils pour pouvoir traiter et offrir un service d’appariement, car on est convaincus que les cas d’usage les plus intéressants seront à trouver dans le rapprochement de ces données avec d’autres données ; et de travailler à l’enrichissement du SNDS avec des données cliniques, des données de biologie, etc. » En effet, le rapprochement de données, notamment du SNDS et des données cliniques, hospitalières, pourrait aider à comprendre l’impact de comédication, ou à construire des modèles prédictifs de complications, de réhospitalisations, etc.


Or, pour l’heure, il reste, selon la spécialiste, « difficile d’accéder à certaines bases ». « En-dehors du SNDS, il existe des tas de registres de pathologies, de pratiques, de cohortes, et on ne sait pas forcément que toutes ces bases existent, ni comment y accéder. Chacune a sa propre gouvernance, sa propre politique de structuration. Il faudrait faire un effort d’harmonisation. Il faut que les différents acteurs sachent ce qui existe, ce qu’ils peuvent en faire, comment ces données sont structurées, comment y accéder », a recommandé Stéphanie Combes.


Pour Franck Le Ouay, co-fondateur de Lifen, start-up à l’origine d’un système de digitalisation des échanges de documents médicaux, ce rapprochement des données doit obligatoirement s’accompagner d’une meilleure interopérabilité, cette capacité qu’ont des systèmes à fonctionner ensemble, qui nécessite d’utiliser un langage commun, « un des grands enjeux de la data en matière de santé ». Selon l’entrepreneur, la communication des données conditionne en effet la bonne coordination des soins et le suivi des patients. Un processus entravé par un « morcellement du marché » : tous les professionnels n’utilisant pas les mêmes logiciels, les échanges s’en trouvent compliqués, Franck Le Ouay l’a constaté. « Au début, naïvement, on s’est dit qu’on allait faire de l’intégration grâce aux logiciels, mais rapidement, on s’est rendus compte qu’il existait plus de 500 logiciels, et que les collaborations ne sont pas toujours aussi simples qu’on le souhaiterait. »


Autre défi : obtenir des données de qualité « qu’on va pouvoir annoter, et qui vont répondre à des questions cliniques », a mis en avant la directrice technique et fondatrice d’Incepto Medical, Florence Moreau. Son entreprise, fondée début 2018, centralise et propose les meilleures solutions d’intelligence artificielle en imagerie médicale, et co-développe, avec des hôpitaux, cliniques et établissements de santé, des applications mises à disposition des radiologues. « Aujourd’hui, ceux qui ont les données, ce sont les professionnels.
On propose donc des projets de co-création avec des centres de radiologie sur une problématique qu’ils portent et sur laquelle ils apportent leurs données, leurs compétences cliniques. Ces données, même si on va les standardiser, les anonymiser, les enrichir, restent leurs données
, a affirmé Florence Moreau. Il y aura toujours des choses à faire à partir de la donnée : le tout est de rester proche de ceux qui l’ont en leur possession, de ceux qui savent la faire parler. Car si on a des données d’imagerie mais qu’on ne sait pas ce qu’on va lire, et qu’on entraîne mal les modèles, les résultats qui sortiront ne seront pas les bons. »


 


Chine, États-Unis et Israël en tête de peloton


Alors que l’intelligence artificielle est en train de bouleverser le domaine de la santé et que son potentiel est encore à peine exploité, la Chine, les États-Unis et Israël semblent dans ce domaine avoir en tout cas une longueur d’avance, « notamment eu égard aux fonds que les entreprises sont capables de lever », a estimé Florence Moreau. À l’instar d’Heartflaw. L’entreprise américaine a levé près de 500 millions de dollars pour accélérer l’expansion commerciale de Heartflow Analysis, une technologie non invasive qui crée un modèle 3D personnalisé du cœur et applique des algorithmes permettant d’examiner les blocages dans le flux sanguin, afin d’aider les cliniciens à diagnostiquer et traiter les patients présentant une suspicion de maladie cardiaque.


En-dehors des financements, un autre moteur de la percée de ces pays serait à chercher du côté de la décision politique, d’après Bernard Hamelin. « En Chine, il y a par exemple 100 millions de patients diabétiques à gérer, et les principaux hôpitaux chinois ne peuvent pas “absorber” ces 100 millions. Les Chinois sont obligés de trouver des outils d’aide à la décision, de prise en charge des patients, qui arrivent tôt dans le processus, pour filtrer les patients qui peuvent d’abord aller voir des médecins, d’autres qui devraient se diriger vers des spécialistes, et enfin ceux qui doivent se rendre à l’hôpital », a illustré le spécialiste. L’utilisation des outils d’IA répond donc à des attentes de prise en charge de santé publique qui vont varier d’un pays à l’autre. Les États-Unis, quant à eux, seraient davantage conduits par la personnalisation des traitements, a indiqué Bernard Hamelin, et par ce que ce dernier a appelé le « phénomène d’apprendre » : « C’est un système qui veut constamment améliorer son efficience sur la base des expériences personnelles des différents patients, et qui met en place des outils pour pouvoir continuellement améliorer le suivi de ces derniers. »


Ceci dit, pour Florence Moreau, ces pays ont certes des moyens, mais « le marché n’est pas plié ». Selon elle, les moyens qui leur sont accordés le sont sur une promesse technologique de l’IA et sur un algorithme précis, en revanche, l’intégration dans un workflow clinique ne serait « pas résolue, même dans ces pays vus comme en avance », a-t-elle assuré. Quant aux GAFAM, Florence Moreau les a presque balayés d’un revers de la main. Certes, Google a acheté beaucoup de données, mais « pas tout ce qui va autour. Or, la donnée d’image brute ne permet pas grand-chose ». « Aujourd’hui, si je vous donne deux images d’échographie du foie présentant une tache, vous aurez quasiment la même image pour deux cas différents : une jeune femme de 25 ans sans antécédent qui se plaint de douleurs abdominales d’un côté, et un homme de 65 ans qui a des antécédents de cancer de l’autre. Pour autant, ça ne sera pas du tout le même diagnostic : la jeune femme a sans doute un angiome bénin, quant à l’homme, probablement une métastase. Google peut voir l’image, voir qu’il y a quelque chose de suspect, mais après, qu’en fait-il ? Avoir des données, c’est important, mais cela ne fait pas tout. »


 


La France dans la compétition


Quelle place alors pour la France dans cette compétition internationale ? L’Hexagone serait un compétiteur honorable, à en croire Florence Moreau, qui a insisté sur les « nombreux atouts » de la France. Le premier : nos profils scientifiques, et notamment nos data scientists « extrêmement bien formés », s’est-elle félicitée, qui regroupent en même temps deux compétences connexes : les mathématiques appliquées et l’informatique. « Ce n’est pas pour rien que les grandes entreprises s’installent en France à Paris pour draguer du data scientist et les embaucher ! », a plaisanté la spécialiste.


« Un autre atout est que notre médecine n’a pas à rougir », a-t-elle par ailleurs estimé. La radiologie française, réputée à l’international, se revendique d’ailleurs particulièrement ouverte aux sujets relatifs à l’IA. À l’occasion d’un séminaire en juin dernier, le Dr Jean-Philippe Masson, président de la FNMR (Fédération nationale des médecins radiologues), a ainsi annoncé la création d’un projet d’écosystème en IA dédié à l’imagerie médicale, qui utilisera les données images et les interprétations de 500 millions de dossiers traités par la radiologie française. « Lors des journées francophones de la radiologie, l’IA est au cœur de toutes les discussions », a également avancé Florence Moreau. La dernière édition de l’événement, en octobre dernier, a d’ailleurs accueilli un « forum IA » et son « data challenge », lors duquel 150 participants répartis en 25 équipes composées de radiologues, d’étudiants et de laboratoires de recherche et d’entreprises, ont exploité une base de données d’imagerie nationale, élaborée pour l’occasion. Le but étant d’entraîner des algorithmes d’IA à répondre à plusieurs défis : la segmentation du cortex rénal et l’évaluation de la viabilité rénale, la détection des fissures du ménisque, la détection et la caractérisation des lésions hépatiques et des lésions mammaires.


Florence Moreau n’a pas manqué non plus de faire allusion au financement des innovations, qu’elle a jugé « exceptionnel en France par rapport à d’autres pays » : « le crédit d’impôt recherché est un atout majeur pour développer les innovations, et les initiatives actuelles montrent que la France est en train de bouger, qu’elle devient un acteur qui peut être performant ».


Malgré un climat plutôt favorable, il manque encore des entrepreneurs sur le secteur, a toutefois regretté Franck Le Ouay, qui a qualifié la santé de « parent pauvre » de l’innovation. « Ce n’est pas naturellement vers ce secteur que se dirige un jeune ingénieur à sa sortie d’école. Moi je vois sur le terrain qu’on a besoin de plus d’innovations ! »


Pour Bernard Hamelin également, il y a encore « beaucoup de choses à créer » : « il faut plus d’algorithmes dans l’imagerie, dans la biologie, dans toutes les situations où les techniques de deep learning vont être efficaces pour aider les médecins à faire leur travail ou remplir des fonctions paramédicales pour remplacer les médecins dans les tâches opérationnelles ».


Plus d’algorithmes, donc, mais aussi un accès facilité au marché, a appuyé Franck Le Ouay.
En effet, lorsqu’un algorithme IA est créé, se pose ensuite la question de sa distribution auprès des milliers de professionnels. « Il y a peut-être quelque chose à inventer pour faciliter la circulation de ces innovations, car si un algorithme reste en laboratoire, il ne sert à rien. Pour être utile, il doit être mis dans les mains des praticiens. »


Il est également fondamental d’avancer sur la problématique des plateformes d’intégration, a indiqué Bernard Hamelin. « Les problèmes de traçabilité, de gouvernance, font qu’il n’existe pas en France de plateformes performantes permettant d’intégrer des données de natures différentes et de développer des algorithmes sans perdre en sécurité et qualité de données. » Pour l’instant, le seul recours possible se trouve donc du côté des entreprises américaines, principalement.


Actuellement, Facebook possède une plateforme d’intégration, Google également. Sanofi travaille quant à elle avec Palantir, une « licorne » – controversée (pour ses accointances avec de nombreux services de police et de renseignement) – de la Silicon Valley, réputée experte dans l’analyse des données et la prédiction. « On voit vite que la qualité de ce qu’on peut obtenir en utilisant certains centres d’intégration permet de répondre rapidement à des questions. Les industriels français qui sont dans ce champ d’application devraient se pencher sur ces questions, car sans ces plateformes, on aura beau développer toute l’IA que l’on veut, on ne pourra pas travailler correctement », a jugé Bernard Hamelin.


 


Bérengère Margaritelli


1 commentaire
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PROVOT
- il y a 6 ans
Génial

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