De la prévention au traitement personnalisé
en passant par l’aide au diagnostic, l’intelligence artificielle est en train
de révolutionner le secteur de la santé. Le 11 octobre dernier, plusieurs
spécialistes de la question se sont penchés sur le sujet, à l’occasion de la 4e édition
de Bpifrance Inno Génération. Données médicales sous-exploitées, manque
d’algorithmes et de plateformes : si la France a encore des efforts à
faire, elle peut d’ores et déjà compter sur des data scientists, une médecine
et des entrepreneurs pleins de ressources pour se faire une place dans la
compétition internationale.
« Le data, c’est le nerf de la guerre. S’il
n’y a pas de data, il n’y a pas d’apprentissage », a martelé Daniel
Kaplan, fondateur de Plurality University, à l’occasion de l’atelier qu’il
modérait lors de la 4e édition de BpiFrance Inno Génération. Le
domaine de la santé ne fait donc pas exception : pour faire de
l’intelligence artificielle, il faut des données – beaucoup de données. Si
l’analyse des données médicales permet d’améliorer la connaissance des
maladies, de raccourcir les délais des essais cliniques ou encore d’assurer le
suivi des patients, « grâce à des outils qui permettent d’intégrer ces
données sur des plateformes, on peut prédire beaucoup plus efficacement le
risque ou le bénéfice pour un patient avec un traitement donné. Avec le machine
learning, cette précision augmente avec le temps, le système apprenant de
lui-même ce qui marche et ce qui ne marche pas », a souligné Bernard
Hamelin, de Sanofi. Le groupe pharmaceutique a par ailleurs lancé en 2017 sa
plateforme de big data, Darwin. Cette dernière compile des données
externes et internes provenant de 300 millions de patients. Bernard
Hamelin l’a reconnu : « Sanofi a la chance d’accéder
facilement à des données médicales et administratives par l’intermédiaire
d’organismes qui mettent à sa disposition leurs bases cliniques et biologiques. »
L’accès aux données est donc capital, a soulevé
Daniel Kaplan.
Stéphanie Combes, cheffe de la mission
d’administration des données de santé à la Direction de la recherche, des
études, de l’évaluation et des statistiques, n’a, à ce titre, pas manqué de
saluer le déploiement récent du Système national des données de santé. Base de
données créée par la loi de modernisation du système de santé de 2016, le SNDS
regroupe les données françaises de facturation hospitalière, de remboursement
en ville, mais aussi de causes médicales de décès. « Cette base est
reconnue par les acteurs de l’écosystème de la donnée de santé comme un fort
progrès. Auparavant, l’accès aux données était de plusieurs années, maintenant,
il a été réduit à quelques mois. On sait exactement à quelle date on obtiendra telle
réponse de la part de telle institution, que l’on soit acteurs publics ou
acteurs privés. »
Des progrès à faire pour
exploiter les données par l’IA
Pour autant, réaliser un traitement d’IA sur ces
données n’est pas évident, car la plupart des outils ne sont pas disponibles ou
« à l’état de larve », et les données disponibles sont « insuffisamment
médicalisées », a pointé Stéphanie Combes.
C’est notamment pour abolir ces freins que la mission
de préfiguration du « Health Data Hub »,
un laboratoire d’exploitation des données de santé, a été lancé par Agnès
Buzyn, courant 2018. Objectif : « favoriser la mise en œuvre de
l’élargissement du SNDS aux données cliniques, de manière anonymisée et dans le
respect du RGPD », mais aussi « exploiter les données de santé
de manière plus efficace », indique le ministère des Solidarités et de
la Santé. « Ce que la mission préconise, c’est de se doter d’une
plateforme de partage de données avec des outils pour pouvoir traiter et offrir
un service d’appariement, car on est convaincus que les cas d’usage les plus
intéressants seront à trouver dans le rapprochement de ces données avec
d’autres données ; et de travailler à l’enrichissement du SNDS avec des
données cliniques, des données de biologie, etc. » En effet, le rapprochement
de données, notamment du SNDS et des données cliniques, hospitalières, pourrait
aider à comprendre l’impact de comédication, ou à construire des modèles
prédictifs de complications, de réhospitalisations, etc.
Or, pour l’heure, il reste, selon la spécialiste,
« difficile d’accéder à certaines bases ». « En-dehors
du SNDS, il existe des tas de registres de pathologies, de pratiques, de
cohortes, et on ne sait pas forcément que toutes ces bases existent, ni comment
y accéder. Chacune a sa propre gouvernance, sa propre politique de
structuration. Il faudrait faire un effort d’harmonisation. Il faut que les
différents acteurs sachent ce qui existe, ce qu’ils peuvent en faire, comment
ces données sont structurées, comment y accéder », a recommandé Stéphanie
Combes.
Pour Franck Le Ouay, co-fondateur de Lifen, start-up
à l’origine d’un système de digitalisation des échanges de documents médicaux, ce
rapprochement des données doit obligatoirement s’accompagner d’une meilleure
interopérabilité, cette capacité qu’ont des systèmes à fonctionner ensemble,
qui nécessite d’utiliser un langage commun, « un des grands enjeux de
la data en matière de santé ». Selon l’entrepreneur, la communication
des données conditionne en effet la bonne coordination des soins et le suivi
des patients. Un processus entravé par un « morcellement du marché » :
tous les professionnels n’utilisant pas les mêmes logiciels, les échanges s’en
trouvent compliqués, Franck Le Ouay l’a constaté. « Au début,
naïvement, on s’est dit qu’on allait faire de l’intégration grâce aux
logiciels, mais rapidement, on s’est rendus compte qu’il existait plus de
500 logiciels, et que les collaborations ne sont pas toujours aussi
simples qu’on le souhaiterait. »
Autre défi : obtenir des données de qualité « qu’on
va pouvoir annoter, et qui vont répondre à des questions cliniques »,
a mis en avant la directrice technique et fondatrice d’Incepto Medical,
Florence Moreau. Son entreprise, fondée début 2018, centralise et propose les
meilleures solutions d’intelligence artificielle en imagerie médicale, et
co-développe, avec des hôpitaux, cliniques et établissements de santé, des
applications mises à disposition des radiologues. « Aujourd’hui, ceux
qui ont les données, ce sont les professionnels.
On propose donc des projets de co-création avec des centres de radiologie sur
une problématique qu’ils portent et sur laquelle ils apportent leurs données,
leurs compétences cliniques. Ces données, même si on va les standardiser, les
anonymiser, les enrichir, restent leurs données, a affirmé Florence Moreau.
Il y aura toujours des choses à faire à partir de la donnée : le tout
est de rester proche de ceux qui l’ont en leur possession, de ceux qui savent
la faire parler. Car si on a des données d’imagerie mais qu’on ne sait pas ce
qu’on va lire, et qu’on entraîne mal les modèles, les résultats qui sortiront
ne seront pas les bons. »
Chine,
États-Unis et Israël en tête de peloton
Alors que l’intelligence artificielle est en train de
bouleverser le domaine de la santé et que son potentiel est encore à peine
exploité, la Chine, les États-Unis et Israël semblent dans ce domaine avoir en
tout cas une longueur d’avance, « notamment eu égard aux fonds que les
entreprises sont capables de lever », a estimé Florence Moreau. À l’instar
d’Heartflaw. L’entreprise américaine a levé près de 500 millions de
dollars pour accélérer l’expansion commerciale de Heartflow Analysis,
une technologie non invasive qui crée un modèle 3D personnalisé du cœur et
applique des algorithmes permettant d’examiner les blocages dans le flux
sanguin, afin d’aider les cliniciens à diagnostiquer et traiter les patients
présentant une suspicion de maladie cardiaque.
En-dehors des financements, un autre moteur de la
percée de ces pays serait à chercher du côté de la décision politique, d’après
Bernard Hamelin. « En Chine, il y a par exemple 100 millions de
patients diabétiques à gérer, et les principaux hôpitaux chinois ne peuvent pas
“absorber” ces 100 millions. Les Chinois sont obligés de trouver
des outils d’aide à la décision, de prise en charge des patients, qui arrivent
tôt dans le processus, pour filtrer les patients qui peuvent d’abord aller voir
des médecins, d’autres qui devraient se diriger vers des spécialistes, et enfin
ceux qui doivent se rendre à l’hôpital », a illustré le spécialiste.
L’utilisation des outils d’IA répond donc à des attentes de prise en charge de
santé publique qui vont varier d’un pays à l’autre. Les États-Unis, quant à
eux, seraient davantage conduits par la personnalisation des traitements, a
indiqué Bernard Hamelin, et par ce que ce dernier a appelé le « phénomène
d’apprendre » : « C’est un système qui veut constamment
améliorer son efficience sur la base des expériences personnelles des
différents patients, et qui met en place des outils pour pouvoir
continuellement améliorer le suivi de ces derniers. »
Ceci dit, pour Florence Moreau, ces pays ont certes
des moyens, mais « le marché n’est pas plié ». Selon elle, les
moyens qui leur sont accordés le sont sur une promesse technologique de l’IA et
sur un algorithme précis, en revanche, l’intégration dans un workflow
clinique ne serait « pas résolue, même dans ces pays vus comme en
avance », a-t-elle assuré. Quant aux GAFAM, Florence Moreau les a
presque balayés d’un revers de la main. Certes, Google a acheté beaucoup de
données, mais « pas tout ce qui va autour. Or, la donnée d’image brute
ne permet pas grand-chose ». « Aujourd’hui, si je vous donne
deux images d’échographie du foie présentant une tache, vous aurez quasiment la
même image pour deux cas différents : une jeune femme de 25 ans sans
antécédent qui se plaint de douleurs abdominales d’un côté, et un homme de
65 ans qui a des antécédents de cancer de l’autre. Pour autant, ça ne sera
pas du tout le même diagnostic : la jeune femme a sans doute un angiome
bénin, quant à l’homme, probablement une métastase. Google peut voir l’image,
voir qu’il y a quelque chose de suspect, mais après, qu’en fait-il ? Avoir
des données, c’est important, mais cela ne fait pas tout. »
La France dans la compétition
Quelle place alors pour la France dans cette
compétition internationale ? L’Hexagone serait un compétiteur honorable, à
en croire Florence Moreau, qui a insisté sur les « nombreux atouts »
de la France. Le premier : nos profils scientifiques, et notamment nos data
scientists « extrêmement bien formés », s’est-elle
félicitée, qui regroupent en même temps deux compétences connexes : les
mathématiques appliquées et l’informatique. « Ce n’est pas pour rien
que les grandes entreprises s’installent en France à Paris pour draguer du data
scientist et les embaucher ! », a plaisanté la spécialiste.
« Un autre atout est que notre médecine n’a
pas à rougir », a-t-elle par ailleurs estimé. La radiologie française,
réputée à l’international, se revendique d’ailleurs particulièrement ouverte
aux sujets relatifs à l’IA. À l’occasion d’un séminaire en juin dernier, le Dr
Jean-Philippe Masson, président de la FNMR (Fédération nationale des médecins
radiologues), a ainsi annoncé la création d’un projet d’écosystème en IA dédié
à l’imagerie médicale, qui utilisera les données images et les interprétations
de 500 millions de dossiers traités par la radiologie française. « Lors
des journées francophones de la radiologie, l’IA est au cœur de toutes les
discussions », a également avancé Florence Moreau. La dernière édition
de l’événement, en octobre dernier, a d’ailleurs accueilli un « forum
IA » et son « data challenge », lors duquel
150 participants répartis en 25 équipes composées de radiologues,
d’étudiants et de laboratoires de recherche et d’entreprises, ont exploité une
base de données d’imagerie nationale, élaborée pour l’occasion. Le but étant
d’entraîner des algorithmes d’IA à répondre à plusieurs défis : la
segmentation du cortex rénal et l’évaluation de la viabilité rénale, la
détection des fissures du ménisque, la détection et la caractérisation des
lésions hépatiques et des lésions mammaires.
Florence Moreau n’a pas manqué non plus de faire
allusion au financement des innovations, qu’elle a jugé « exceptionnel
en France par rapport à d’autres pays » : « le crédit
d’impôt recherché est un atout majeur pour développer les innovations, et les
initiatives actuelles montrent que la France est en train de bouger, qu’elle
devient un acteur qui peut être performant ».
Malgré un climat plutôt favorable, il manque encore
des entrepreneurs sur le secteur, a toutefois regretté Franck Le Ouay, qui a
qualifié la santé de « parent pauvre » de l’innovation.
« Ce n’est pas naturellement vers ce secteur que se dirige un jeune
ingénieur à sa sortie d’école. Moi je vois sur le terrain qu’on a besoin de
plus d’innovations ! »
Pour Bernard Hamelin également, il y a encore « beaucoup
de choses à créer » : « il faut plus d’algorithmes dans
l’imagerie, dans la biologie, dans toutes les situations où les techniques de deep
learning vont être efficaces pour aider les médecins à faire leur travail ou
remplir des fonctions paramédicales pour remplacer les médecins dans les tâches
opérationnelles ».
Plus d’algorithmes, donc, mais aussi un accès
facilité au marché, a appuyé Franck Le Ouay.
En effet, lorsqu’un algorithme IA est créé, se pose ensuite la question de sa
distribution auprès des milliers de professionnels. « Il y a peut-être
quelque chose à inventer pour faciliter la circulation de ces innovations, car
si un algorithme reste en laboratoire, il ne sert à rien. Pour être utile, il
doit être mis dans les mains des praticiens. »
Il est également fondamental d’avancer sur la
problématique des plateformes d’intégration, a indiqué Bernard Hamelin. « Les
problèmes de traçabilité, de gouvernance, font qu’il n’existe pas en France de
plateformes performantes permettant d’intégrer des données de natures
différentes et de développer des algorithmes sans perdre en sécurité et qualité
de données. » Pour l’instant, le seul recours possible se trouve donc
du côté des entreprises américaines, principalement.
Actuellement, Facebook possède une plateforme
d’intégration, Google également. Sanofi travaille quant à elle avec Palantir,
une « licorne » – controversée (pour ses accointances avec de
nombreux services de police et de renseignement) – de la Silicon Valley,
réputée experte dans l’analyse des données et la prédiction. « On voit
vite que la qualité de ce qu’on peut obtenir en utilisant certains centres
d’intégration permet de répondre rapidement à des questions. Les industriels
français qui sont dans ce champ d’application devraient se pencher sur ces
questions, car sans ces plateformes, on aura beau développer toute l’IA que
l’on veut, on ne pourra pas travailler correctement », a jugé Bernard
Hamelin.
Bérengère
Margaritelli