À la sortie du confinement,
l’heure est au bilan : quelle place a conquis en France la télémédecine dont
l’essor semble évident ? Le 23 avril dernier, Doctolib annonçait, dans un
communiqué, avoir franchi le cap « symbolique
» des 2,5 millions de téléconsultations vidéo réalisées via son site, depuis le
début de l’épidémie de Covid-19. Un record depuis la consécration légale de la
télémédecine en France, par la loi HPST, en 20091. Cet engouement
pour la télémédecine et le télésoin, manifesté ces derniers mois aussi bien par
les patients que par les professionnels de santé, va-t-il perdurer au-delà de
la crise sanitaire et faciliter durablement l’accès aux soins ? La
Covid-19 pourrait ainsi marquer un tournant décisif pour la télémédecine, déjà
identifiée en 2017, par la Cour des comptes, comme un « levier potentiellement majeur de modernisation de notre système de
santé ».
Définie comme « une forme de pratique médicale à distance
utilisant les technologies de l’information et de la communication »2,
la télémédecine regroupe cinq types d’actes décrits à l’article R. 6316-1 du
Code de la santé publique (CSP) : la téléconsultation (consultation à distance
entre un médecin et son patient), la téléexpertise (sollicitation à distance
par un médecin de l’avis d’un ou de plusieurs autres confrères en raison de
leurs formations ou de leurs compétences particulières, sur la base des
informations médicales liées à la prise en charge d’un patient), la
télésurveillance (interprétation à distance par un médecin des données nécessaires
au suivi médical d’un patient), la téléassistance (assistance à distance par un
médecin d’un autre professionnel de santé au cours de la réalisation d’un
acte), ainsi que la réponse médicale apportée dans le cadre de la régulation
médicale des appels au SAMU. S’y ajoute le télésoin, qui constitue « une forme de pratique de soins à distance
utilisant les technologies de l’information et de la communication »,
mettant en rapport un patient avec un ou plusieurs pharmaciens ou auxiliaires
médicaux3. Ainsi, la télémédecine fait désormais partie de la « télésanté » depuis la loi du 24 juillet
2019 relative à l’organisation et à la transformation du système de santé.
Compte tenu de la diversité des
pratiques qu’elle recouvre, la télémédecine est, depuis plusieurs années,
pressentie comme une réponse possible « au
vieillissement de la population et au développement des maladies chroniques, en
facilitant le maintien à domicile par des dispositifs de télésurveillance, aux
difficultés géographiques d’accès aux soins, par la mise en œuvre de
téléconsultations et de téléexpertises »4 ainsi qu’aux urgences
vitales, telles l’AVC. Cette prise de conscience a poussé les pouvoirs publics
à intervenir, en 2018, pour lever plusieurs contraintes techniques et
juridiques, qui empêchaient son « décollage
» en France, depuis presque dix ans. Du fait de cet assouplissement
réglementaire, de nombreuses plateformes privées (mutuelles, assureurs
complémentaires, starts-up, laboratoires…) sont apparues sur le marché,
proposant des prestations de télémédecine parfois controversées, se situant en
marge de la réglementation actuelle.
Alors, quelle place doit
prendre la télémédecine ? (I) Comment garantir aux patients une télémédecine
sécurisée et de qualité (II) ?
I. Le déploiement d’une télémédecine généralisée et
libéralisée
A. Un déploiement favorise par l’assouplissement de la règlementation
L’ancien article R. 6316-6 du
CSP5 imposait aux promoteurs d’un projet de télémédecine de
contracter, directement ou indirectement, avec les Agences régionales de santé
(ARS). En effet, pour être valide juridiquement, un contrat de télémédecine
devait faire référence soit à un programme national arrêté par le ministre de
la Santé, soit à un contrat pluriannuel d’objectifs et de moyens (CPOM) d’un établissement
de santé, ou bien être signé directement avec le directeur d’une ARS. Ce cadre
juridique, extrêmement rigide et contraignant, a certes permis le développement
de la télémédecine entre établissements ou entre établissements et
prestataires, mais était manifestement inadapté aux réalités quotidiennes de
l’activité en cabinet, pour des médecins libéraux souhaitant proposer à leurs
patients des consultations à distance. Par ailleurs, jusqu’en 2018, seul un
très petit nombre d’actes de télémédecine était remboursé par l’Assurance
maladie, ou pris en charge par les ARS dans un cadre expérimental régional, ce
qui n’était pas favorable à la progression de la télémédecine sur le terrain.
Deux avancées majeures se sont
produites en 2018. Tout d’abord, l’arrêté du 1er août 2018, portant
approbation de l’avenant n° 6 à la Convention nationale organisant les rapports
entre les médecins libéraux et l’Assurance maladie, a fait entrer la
téléconsultation (le 15 septembre 2018) et la téléexpertise (le 10 février 2019),
dans le droit commun au remboursement par l’Assurance Maladie, régi par la loi
de financement de la Sécurité sociale pour l’année 2018 (loi n° 2017-1836 du
30 décembre 2017).
Pour qu’un patient puisse
désormais prétendre au remboursement de sa téléconsultation, l’avenant n°
6 pose deux conditions préalables :
1) qu’elle s’inscrive dans le «
parcours de soins coordonné »
(orientation initiale du patient vers le médecin « téléconsultant » par le médecin traitant) ;
2) qu’elle soit effectuée avec
un médecin auprès duquel le patient a déjà effectué au moins une consultation
physique au cours des 12 derniers mois précédant la téléconsultation.
S’agissant de la téléexpertise,
elle est aujourd’hui réservée aux seuls patients pour lesquels l’accès aux
soins doit être facilité au regard de leur état de santé ou de leur situation
géographique : patients en affection longue durée (ALD), patients atteints de
maladies rares, patients résidant en zones dites « sous-denses », patients résidant en Ehpad ou en structures
médico-sociales et personnes détenues. Toutefois, le calendrier de son
déploiement à l’ensemble des patients devrait être défini d’ici fin 2020.
Parallèlement, l’exigence de
contractualisation avec les ARS a été supprimée par le décret n° 2018-788 du
13 septembre 2018. Demeure toutefois aujourd’hui, pour les professionnels de
santé pratiquant des actes de télésurveillance qui continuent à être pris en
charge dans le cadre expérimental ETAPES6, l’obligation d’effectuer
une déclaration d’activité de télémédecine en ligne auprès de l’ARS de leur
lieu d’exercice ainsi que, le cas échéant, auprès du Conseil départemental de
l’Ordre des médecins.
Au cours de ces derniers mois,
la réglementation de 2018 a encore été davantage assouplie pour faire face à
l’épidémie de coronavirus en France, la télémédecine étant devenue un outil
précieux de gestion de cette crise sanitaire. Ainsi, pour les personnes
atteintes ou potentiellement infectées par la Covid-19, les deux exigences de
l’arrêté du 1er août 2018 sautent : possibilité d’avoir recours à la
téléconsultation, sans prescription préalable du médecin traitant et sans
obligation d’avoir déjà consulté le médecin « téléconsultant »7. De plus, le champ de prise en charge
habituelle de la téléexpertise s’élargit et la limitation annuelle du nombre de
téléexpertises8 est supprimée. Doit-on craindre que ce nouvel
assouplissement conduise à une « ubérisation » de la santé ?
B. Un déploiement à réguler face au risque « d’ubérisation » de la santé
?
Jusqu’en 2018, les plateformes
régionales constituaient la seule offre de télémédecine territoriale proposée
en France, exclusivement par les ARS. Ainsi, à titre d’exemples :
• en 2012, la Normandie s’est
dotée de la plateforme Therap-e qui permet la mise en rapport, entre eux, ou avec
un patient, d’un ou plusieurs professionnels de santé ;
• en 2014, on assiste au
lancement de la plateforme ORTIF (Outil régional de télémédecine
d’Île-de-France) permettant de réaliser toutes sortes d’activités de
télémédecine ainsi que des téléstaffs, des télé-RCP et de la téléradiologie.
À la suite de la réforme de
2018, émerge une nouvelle offre de télémédecine : des plateformes privées de
type B to C (« business to consumer
») permettant de mettre en relation directe un patient et un médecin, sans passer
par l’intermédiaire d’une plateforme régionale et parfois, hors parcours de
soins coordonnés.
C’est dans ce contexte que la
Caisse nationale d’Assurance maladie (CNAM) et le Conseil national de l’ordre
des médecins (CNOM) se sont insurgés, en janvier 2020, contre la mise en ligne
en France du site internet « arretmaladie.fr », proposant un service de
délivrance d’arrêt maladie, sans se déplacer au cabinet d’un médecin, sur
simple demande en ligne. Estimant que la prestation proposée n’était pas conforme
aux conditions de prise en charge d’une téléconsultation posées par l’avenant
n° 6 à la Convention nationale et qu’elle revenait à assimiler la délivrance
d’un arrêt maladie à une pratique commerciale prohibée par l’article R. 4127-19
du Code de la santé publique, la CNAM et le CNOM se sont alliés pour mettre en
demeure la société allemande de suspendre la mise en ligne de son site
Internet. Déjà, fin 2018, le CNOM n’avait pas hésité à mettre en demeure la
société de téléconsultation Qare, filiale d’Axa Assistance, « de cesser la publication d’encarts
publicitaires relatifs à la télémédecine », estimant que ces publicités
étaient « fallacieuses quant à
l’intégration des services proposés dans le parcours de soins pour tous les
patients – et donc à leur prise en charge par l’Assurance maladie. »
L’Ordre des médecins réaffirme
donc, plus que jamais aujourd’hui, que la télémédecine relève de l’exercice de
la médecine clinique, ce qui interdit de la pratiquer comme un commerce, en
ayant notamment recours à des procédés directs ou indirects de publicité. Cela
étant dit, un terrain d’entente devrait pouvoir être trouvé avec des acteurs
privés susceptibles de proposer des prestations de télémédecine conformes aux
exigences légales et réglementaires françaises.
II. Les garanties légales d’une télémédecine de qualité
et sécurisée
A. Des règles déontologiques spécifiques à respecter dans la relation médecin-patient
Il a été souligné par la Cour
des comptes que la généralisation d’un dossier médical partagé (DMP),
accessible tant au patient qu’au professionnel de santé au moyen d’un
identifiant unique permettant de vérifier que les données de santé sont
référencées dans le bon dossier patient, favoriserait le déploiement de la
télémédecine, comme c’est actuellement le cas au Danemark9. Certes,
mais, pour l’heure, si le DMP a bien été introduit en France par la loi du
26 janvier 2016, il ne connaît encore qu’un succès mitigé et n’est que
partiellement utilisé en pratique.
De leur côté, le CNOM ainsi que
la Haute Autorité de santé rappellent que l’information du patient et le
recueil de son consentement à la réalisation de l’acte médical à distance, par
le biais des technologies de l’information et de la communication, constituent
des préalables indispensables, tout comme la vérification de son identité.
L’authentification systématique des professionnels de santé10, aussi
bien libéraux qu’exerçant dans des établissements de santé, est également
exigée par l’article R. 6316-3 du Code de la santé publique, afin de tracer
dans le DMP les actes, prestations et produits délivrés au patient et, ainsi,
concourir à la qualité et à la sécurité de sa prise en charge.
C’est ensuite au professionnel
de santé qu’il appartient d’apprécier la pertinence de la téléconsultation ou
de la téléexpertise, en fonction de la situation clinique du patient, de la
disponibilité et de la qualité des données qui lui sont transmises et, le cas
échéant, s’agissant de la téléconsultation, de la capacité du patient à
communiquer à distance et à utiliser les outils informatiques.
Qu’il s’agisse d’une
téléconsultation ou d’une téléexpertise, un compte rendu de l’acte de
télémédecine doit être rédigé et enregistré dans le dossier du patient tenu par
chaque professionnel ainsi que dans son DMP quand il existe. Ce compte rendu,
ainsi que les éventuelles prescriptions médicales et autres demandes d’examens
ou de consultations préconisées par le médecin, doivent être accessibles ou
transmis au patient, de manière sécurisée et dans un délai préalablement
défini. Enfin, avant cet envoi, le médecin doit toujours informer le patient de
son contenu, en continuant de favoriser un échange oral.
B. Des conditions de sécurité à respecter pour l’échange et le partage de
données de santé
Dans son rapport de 2017, la
Cour des comptes pointait du doigt l’absence de déploiement en France de la
prescription médicale électronique sécurisée, alors qu’en Espagne 84 % des
ordonnances intervenaient déjà sous un format électronique sécurisé. Il y avait
lieu de rattraper ce retard ! Dès 2018, la prescription médicale électronique
fut donc l’objet d’une expérimentation en médecine de ville et, inscrite dans
le volet numérique du plan Santé 2022, elle devrait pouvoir être généralisée à
tout le territoire français d’ici 2022.
Quant aux messageries
sécurisées, elles constituent également un préalable nécessaire au déploiement
de la télémédecine, en ce qu’elles facilitent l’échange des données de santé au
sein d’une équipe de soins (le recours aux messageries électroniques
personnelles étant à exclure), mais ne sont encore que peu utilisées en
pratique. En mai 2016, seuls 30 % des médecins libéraux les utilisaient.
Concernant le partage des
données de santé, une plateforme de télémédecine, garantissant les conditions
de confidentialité et de sécurité dues au traitement de ces données, doit être
utilisée par le médecin pratiquant l’acte de télémédecine. Concrètement, ce
médecin, « responsable du traitement
» des données de ses patients, doit s’assurer que le prestataire (qui met à sa
disposition une plateforme et qui est son sous-traitant) respecte la
réglementation sur les données personnelles, comme le prévoit l’article 28 du
RGPD. À ce titre, le contrat de sous-traitance qu’il va signer avec la
plateforme de télémédecine doit bien préciser que le sous-traitant ne traite
les données à caractère personnel que sur ses instructions, veille à la
signature d’engagements de confidentialité par son personnel, prend toutes les
mesures de sécurité requises, ne recrute pas lui-même de sous-traitant sans
autorisation écrite préalable du médecin, coopère avec ce dernier pour le
respect de ses obligations en tant que responsable du traitement, supprime ou
lui renvoie l’ensemble des données à caractère personnel à l’issue des
prestations, et collabore dans le cadre d’audits. À ce sujet, l’Assurance
maladie soulignait, dans un communiqué du 12 septembre 2018, que : « les outils de communication vidéo existants
sur le marché (exemple Skype, FaceTime…) apparaissent suffisamment sécurisés
pour l’échange vidéo avec le patient lorsqu’il est connu. Toutefois, ils ne
remplissent pas les conditions de sécurité suffisantes pour les échanges de
documents médicaux (photos, etc.) qui viendraient en complément de la
téléconsultation. De ce fait, ils n’offrent pas aux médecins de solution
complète pour tout l’ensemble du processus nécessaire à la réalisation des
actes de télémédecine. »
Enfin, si le dispositif de
télémédecine implique une externalisation des données, l’hébergement des
données de santé doit être réalisé par un hébergeur agréé ou certifié pour
l’hébergement, le stockage et la conservation de ces données de santé.
Seules des plateformes privées
respectant de telles exigences déontologiques et techniques peuvent espérer
percer sur le marché de la télémédecine en France et trouver leur place, compte
tenu du cadre strict qui reste celui de la réglementation actuelle, imposant
notamment le respect du parcours de soins pour que le patient puisse être
remboursé.
S’il est évident et souhaitable
que la télémédecine se développe en France, elle doit demeurer une possibilité
supplémentaire d’améliorer la prise en charge d’un patient, être toujours
choisie dans son seul intérêt et persister à mettre en œuvre une déontologie
qui le protège et le respecte.
Catherine Paley-Vincent,
Avocate au barreau de Paris, Selas Ginestie Magellan Paley-Vincent
Nathalie
Boudet-Gizardin, Avocate au barreau de Paris, Selas Ginestie Magellan
Paley-Vincent
1) Loi Hôpital Patient Santé
Territoire n° 2009-879 du 21 juillet 2009.
2) Article L. 6316-1 du
Code de la santé publique.
3) Article L. 6316-2 du
Code de la santé publique.
4) Cour des comptes, Rapport
annuel sur les lois de financement de la Sécurité sociale, septembre 2017,
chapitre VII « La télémédecine : une stratégie cohérente à mettre en œuvre »,
pp. 297-330.
5) Dans sa rédaction issue du décret
n° 2010-1229 du 19 octobre 2010.
6) Expérimentation de télémédecine
pour l’amélioration du parcours en santé.
7) Décret n° 2020-227 du 9
mars 2020 article 2 bis.
8) Décret n° 2020-227 du 9
mars 2020 article 2 bis.
9) Cour des comptes, Rapport
annuel sur les lois de financement de la Sécurité sociale, septembre 2017,
chapitre VII « La télémédecine : une stratégie cohérente à mettre en œuvre »,
pp. 297-330.
10) Au travers de la carte de
professionnel de santé (CPS).