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Thibault Lanxade : « Il est utopique de croire que l’État pourra réellement libérer notre économie »

Thibault Lanxade : « Il est utopique de croire que l’État pourra réellement libérer notre économie »
Publié le 16/03/2019 à 09:00

Invité du Club de l’audace, Thibault Lanxade, PDG de Jouve, a livré un bilan morose du secteur de l’entreprise. À son sens, « les efforts pour accélérer la croissance doivent venir de la communauté entrepreneuriale elle-même ».


Diplômé d’un master de l’ESCP, Thibault Lanxade a débuté sa carrière du côté de Shell et Butagaz, avant de créer plusieurs entreprises et de devenir, en 2017, PDG de l’entreprise de services numériques Jouve, dont il était auparavant administrateur.

Invité au Club de l’audace de Thomas Legrain en décembre dernier, l’homme s’est dit inquiet. Alors que la France était, de ses mots, « revenue sur le devant de la scène » et avait prouvé sa capacité à faire revenir les investisseurs, le chef d’entreprise a évoqué un « retour en arrière » dénotant la faiblesse de la structure entrepreneuriale française : « Nous allons forcément être frappés d’un ralentissement et d’un attentisme de la part de la communauté internationale ».
Le PDG de Jouve a dressé un panorama plutôt sombre du secteur, pointant  une régression : le tassement des marges, passées de 31,9 % de la valeur ajoutée dégagée par les entreprises fin 2017?à 31,7 % en 2018?– tandis que ces dernières « sont de 42 % en Allemagne », a-t-il souligné. De son côté, le déficit commercial, bien que « légèrement réduit » en octobre, affiche pas moins de 4,052 milliards d’euros, ce qui « plombe la compétitivité », a alerté l’entrepreneur. Autre phénomène préoccupant selon lui » : l’augmentation des destructions d’entreprises, « aggravée par la crise actuelle des gilets jaunes », s’est-il inquiété. Un phénomène qui aurait été lié pendant longtemps à l’impôt de solidarité sur la fortune (ISF), avant sa suppression effective depuis janvier 2018 : « L’ISF a supprimé en France 4 000 ETI en 20 ans », a assuré Thibault Lanxade.


La loi Pacte sera « la seule loi de transformation de la vie économique »

Il va donc falloir que les entrepreneurs se prennent en main. Car le chef d’entreprise a mis en garde : la loi Pacte, qui sera votée courant 2019, sera la seule loi de transformation de la vie économique du quinquennat d’Emmanuel Macron : « Avec la crise des gilets jaunes, la tension sociale et la préoccupation des Français sur la redistribution du pouvoir d’achat, il est difficile d’imaginer une seconde loi qui mobilise le Parlement sur une durée aussi longue ». Thibault Lanxade est revenu sur les quelques points saillants du texte : l’abattement des seuils, « pour faire en sorte que la communauté entrepreneuriale se développe de façon plus confortable », ou encore le forfait social, afin de faciliter le développement de l’épargne salariale dans les PME. Autre élément important : la volonté du gouvernement de mettre fin aux sur-transpositions européennes, mais il s’agit là d’une intention qui n’est, pour l’instant, « pas vraiment audible dans le contexte actuel », a-t-il jugé.

Pour le PDG de Jouve, ces mesures restent toutefois « assez faibles », et outre la loi Pacte et, « probablement, quelques projets de loi et propositions de loi adoptés par les parlementaires à la marge pour aider les entreprises, ainsi que quelques points de simplification attendus, il va falloir que la communauté entrepreneuriale comprenne que les efforts pour accélérer notre croissance doivent venir de la communauté elle-même : il est utopique de croire que l’État pourra réellement libérer notre économie. »

Des efforts d’autant plus compliqués à fournir que les entrepreneurs français ont « une fâcheuse tendance à attendre de l’État qu’il résolve un certain nombre de leurs problèmes », de l’avis de Thibault Lanxade.

À leur décharge, a nuancé ce dernier, une forte pression fiscale, et un différentiel de charges énorme par rapport à certains de leurs voisins européens. « Mais globalement, nous avons tendance à tout attendre de l’État, alors que nous avons beaucoup de leviers pour inverser la tendance », a-t-il jugé, s’incluant dans le lot.

Par ailleurs, le PDG de Jouve a estimé que la communauté entrepreneuriale participait très largement à l’intrication des lois françaises. « On accuse souvent les politiques de compliquer le système en légiférant, mais pour avoir été acteur dans une organisation patronale pendant 8 ans, je me suis aperçu que j’avais contribué à la complexité de notre vie économique. Les amendements que nous avons déposés étaient nombreux, et les fédérations professionnelles ont protégé leurs entités. » Une partie de l’imbroglio normatif serait donc dû aux entrepreneurs eux-mêmes, dans leur démarche pour protéger, sécuriser leur environnement. « Le parlementaire, quand il dépose un amendement, est souvent guidé par un lobby ou une organisation professionnelle »,
a précisé Thibault Lanxade.


Les entreprises doivent rattraper leur retard

Pour le PDG de Jouve, il est urgent que les entreprises, pour se relancer, rattrapent leur retard dans leur transformation numérique. « Le retard, c’est quelque chose de chronique, en France », a-t-il ajouté, toujours critique, estimant que l’Hexagone est l’un des pays européens « qui a mis le plus de temps pour migrer vers l’euro, et pour effectuer le passage au SEPA, principalement car la volonté des chefs d’entreprise n’était pas là ». Ce retard numérique trouverait aussi son explication dans les quelque 700 000 chefs d’entreprise âgés d’une soixantaine d’années, qui se situent davantage dans une logique de cession de transmission de leur entreprise que dans une logique de transformation. C’est en outre une question de faiblesse récurrente des fonds propres, car le financement des entreprises se fait aujourd’hui essentiellement par la dette, ce qui va complexifier l’avenir de celles-ci, « compte tenu du durcissement des conditions de crédit que les banques commencent à mettre en œuvre », a auguré Thibault Lanxade, précisant que « l’alerte sur le surendettement des PME françaises a déjà été lancée, et la dureté commence à se faire sentir ».

Mis à part le numérique, l’un des axes sur lesquels les entrepreneurs doivent s’améliorer reste la capacité à travailler à l’international, « trop faible, dans une stratégie française qui n’a pas évolué depuis ces vingt dernières années ». Thibault Lanxade a en effet dénoncé la faiblesse des entreprises à l’export dans une démarche cohérente. « Quand on voit notre capacité à libérer certains pays en guerre, on se dit que la France pourrait être un acteur de choix dans leur reconstruction. Mais ce sont principalement des entreprises italiennes, allemandes, américaines qui s’en chargent : la présence des entreprises françaises est quasi nulle ! » Notre diplomatie ne serait donc pas suffisamment connectée au monde entrepreneurial, et l’effort de guerre ne se traduirait pas économiquement : « dommage », a jugé l’entrepreneur.

Autre point d’amélioration : la capacité à pouvoir travailler dans une relation interentreprises harmonieuse – autrement dit, celle à chasser en meute. « Sur ce sujet, on est particulièrement mauvais, et c’est ce qui nous différencie notamment de l’Allemagne et de l’Angleterre », a affirmé le chef d’entreprise. Selon ce dernier, cette médiocrité en la matière s’illustre d’abord sur les délais de paiement interentreprises, « insensés » à ses yeux : « pourquoi sommes-nous si détestables entre nous ? », s’est-il interrogé. Par ailleurs, le fait que la sortie industrielle et commerciale ne soit pas bornée dans un projet coopératif est « suicidaire pour les petites entreprises : « Quand vous signez un contrat avec un pôle de compétitivité, à aucun moment on ne vous oblige à une coopération industrielle et commerciale. Donc 80 % des projets tournent court », a déploré Thibault Lanxade. Une faiblesse française regrettable, car les ETI ont la capacité « d’embarquer les PME » : le PDG de Jouve a souligné que l’Allemagne et l’Italie étaient de bons modèles sur ce point. En la matière, les organisations professionnelles et patronales françaises ont donc une « responsabilité considérable », et les réformes qu’elles devront porter « seront capitales pour les années à venir ».
Le message est passé.

Bérengère Margaritelli

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