Le roman Le Comte de Monte-Cristo – l’œuvre la plus célèbre
d’Alexandre Dumas avec Les trois mousquetaires – fut initialement publié
sous forme de feuilleton dans Le Journal des Débats de 1844 à 1846. Il
suscita immédiatement un extraordinaire engouement au point que des lecteurs
passionnés écrivaient aux responsables de cette publication pour connaître à
l’avance la fin du roman. Cette œuvre romanesque a ensuite connu un succès mondial puisqu’elle a donné lieu à
de multiples traductions, et a fait l’objet de très nombreuses adaptations
cinématographiques. Dans cette fiction où les péripéties abondent, le lecteur
voyage dans les îles de Méditerranée, dans les catacombes de Rome, dans les
beaux quartiers de Paris...
À travers le personnage principal d’Edmond Dantès qui apparaît sous des
identités différentes (abbé Busoni, lord Wilmore, Simbad, Comte de
Monte-Cristo), il y est notamment question d’amour, de trahison, et de
vengeance.
Alors il faut poser tout de go cette question : Le
Comte de Monte-Cristo est-il simplement un passionnant roman
d’aventures ?
Dans un bel essai, un spécialiste du roman
d’aventures fournit cette définition très pertinente de ce genre romanesque : « Un roman d’aventures n’est pas simplement
un roman où il y a des aventures ; c’est un récit dont l’objectif premier est
de raconter des aventures, et qui ne peut exister sans elles. » (2)
La psychologie des personnages y est sommaire, et ce
type de fiction n’a pas d’ambition littéraire ni vocation à fournir une
peinture de la société et des mœurs de l’époque dans laquelle prend place le récit.
Longtemps avec dédain, on a tenu Alexandre Dumas
pour un amuseur, un conteur appartenant à « la
littérature populaire ». Quelle méprise ! C’est en
réalité un très grand romancier, sans doute l’un des plus grands du XIXe siècle. Car Le Comte
de Monte-Cristo qui se déroule sur plus de vingt ans – de 1815 au 5 octobre
1838 –
est bien plus qu’un roman d’aventures. C’est un ouvrage qui fournit une
peinture magistrale et souvent très noire de la société contemporaine, de la
restauration et de la monarchie de Juillet. Il nous montre dans une France qui
s’industrialise à très vive allure, cet univers singulier avec ses banquiers,
ses magistrats, ses militaires qui servent l’empire puis la monarchie, ses
affairistes et ses spéculateurs. Alexandre Dumas, dans cette œuvre très
ambitieuse, devait sans doute rêver de créer un roman total restituant toute
une société dont il était le contemporain, avec des personnages témoignant de
plus de densité et de réalité que ceux de la vie réelle. À travers l’évocation de trois personnages importants du roman, ce
grand romancier porte une lumière rasante et crue sur le Paris de l’aristocratie et de la haute bourgeoisie, sur les trois grands pouvoirs
qui occupent le devant de la scène sous la restauration, puis sous le règne de
Louis Philippe : la magistrature (Monsieur de Villefort), la haute finance, (le
banquier Danglars) et l’armée (le comte de Morcerf). Alexandre Dumas brosse
ainsi un portrait éblouissant et acerbe du procureur de Villefort, haut
magistrat aussi complexe que talentueux.
Je vais maintenant évoquer à grands traits
l’intrigue de ce roman inspiré de faits réels (3).
Edmond Dantès, le second du navire de la marine
marchande Le Pharaon, revient à Marseille. À la suite du décès du
capitaine Leclère, ce marin, âgé de seulement dix-neuf ans, se voit confier par
l’armateur Monsieur Morrel, le commandement de ce bâtiment. Dantès doit aussi se fiancer à une
belle catalane : Mercédès.
Cependant, ces faveurs du destin ne sont pas sans susciter de vives jalousies
de la part de Danglars, le comptable du Pharaon, qui convoitait le
commandement du bateau et de Fernand Mondego, le cousin de Mercédès qui est
épris d’elle. Ces deux rivaux unissent leurs efforts pour perdre Edmond Dantès.
Danglars a l’idée d’utiliser le stratagème d’une
lettre anonyme et calomnieuse de dénonciation au procureur du roi. Nous sommes
en 1815, au début de la période de restauration sous le règne de Louis XVIII,
et Napoléon 1er, que le pouvoir monarchique qualifie d’« usurpateur », a été exilé à l’île d’Elbe. La France vit alors
dans la crainte d’une conspiration bonapartiste, et donc d’une résurrection de
l’empire. Ainsi, la lettre précédemment évoquée, et écrite par Danglars de la
main gauche afin que le scripteur ne puisse être reconnu, prétend qu’Edmond
Dantès, après avoir fait escale à Naples et à l’île d’Elbe, a été chargé par
Murat d’une lettre pour « l’usurpateur
», et par celui-ci d’une lettre pour le comité bonapartiste de Paris. Ce
courrier de dénonciation mentionne qu’on aura la preuve du crime de l’intéressé
en l’arrêtant, car on trouvera cette lettre ou bien sur lui, ou chez son père,
ou dans la cabine à bord du Pharaon.
Faignant de plaisanter, Danglars froisse la lettre
et la jette non loin de lui sous le regard de Fernand Mondego ; ce
dernier s’en saisit ultérieurement et l’achemine jusqu’à son
destinataire.
Edmond Dantès est arrêté au beau milieu de ses
fiançailles. Il est ensuite conduit pour faire l’objet d’un interrogatoire
devant le substitut du procureur du roi de Marseille : Monsieur de Villefort.
En réalité, l’ancien capitaine du Pharaon agonisant
avait demandé à Edmond Dantès –qui n’était nullement bonapartiste – de passer
par l’île d’Elbe et de remettre au grand maréchal Bertrand une lettre.
Celui-ci, pour sa part, lui remit une autre lettre en lui demandant de la
porter en personne à Paris. Aussi bien Dantès est-il tout au plus coupable
d’imprudence, encore celle-ci était-elle justifiée par les ordres de son
supérieur hiérarchique.
Or, coïncidence étrange, le courrier dont ce dernier
était porteur avait pour destinataire un bonapartiste convaincu : Monsieur Noirtier de Villefort qui
n’est autre que le père du substitut du procureur du roi. En voyant pareil
courrier, le parquetier est pris de terreur, d’autant plus qu’il contient la
nouvelle du retour de Napoléon de l’île d’Elbe. Craignant que l’on ne sache le contenu
de cette lettre et surtout le nom de son destinataire et que, par suite, sa
carrière s’en trouve irrémédiablement compromise, Monsieur de Villefort brûle ce
courrier et demande à Dantès de n’en jamais parler. Soucieux d’écarter un
témoin gênant, il fait incarcérer le capitaine du Pharaon.
Edmond Dantès est ainsi envoyé au château d’If sans
jamais comparaître devant une juridiction de jugement. Sa détention durera
quatorze ans.
Au cours de sa captivité, il fera la connaissance
d’un autre détenu :
l’abbé Faria que le personnel de la prison tient pour fou. Cet ecclésiastique,
après lui avoir inculqué un savoir multiforme, lui léguera une immense fortune.
Durant ces longues années de détention, Dantès
nourrira le dessein d’une vengeance impitoyable contre Danglars, Fernand
Mondego et Monsieur de Villefort.
Quelques temps après son évasion, il se rend à Paris
en prétendant être le Comte de Monte-Cristo : il y a alors le spectacle de la
réussite éclatante de ses ennemis. Danglars a fait fortune dans les fournitures
à l’année française. Il est devenu un banquier très cossu de la capitale et a
acquis le titre de baron. S’agissant de Fernand Mondego, il a accédé au grade
de colonel de l’armée française et a obtenu la croix d’officier de la Légion
d’honneur ainsi que le titre de comte de Morcerf. En outre, il est devenu pair
de France et a épousé Mercédès. Pour sa part,
Monsieur de Villefort est devenu procureur du roi à Paris.
La vengeance de Dantès s’exécute avec promptitude et
efficacité. Le comte de Morcerf se suicide ; Monsieur
de Villefort sombre dans la folie après la mort de son épouse et de son fils ; Danglars
finit ruiné.
Dans le roman de Dumas, Monsieur de Villefort –
figure emblématique du magistrat contemporain des deux restaurations et de la
monarchie de Juillet – occupe une place essentielle. À travers ce personnage,
le romancier grâce à de fines notations, nous donne à voir la société
judiciaire de l’époque. Mais comme le soulignait un éminent historien : « l’histoire reconstitue non seulement ce qui
s’est réellement passé, mais la manière dont “ce qui s’est passé” a été perçu par les hommes de l’époque
» (4), Dumas sait ainsi admirablement capter l’imaginaire collectif des hommes
ayant vécu sous les restaurations et la monarchie de Juillet, et tout
particulièrement le regard qu’ils portaient sur l’institution judiciaire ;
l’auteur dessine l’image sociale et la psychologie du personnel judiciaire à
travers l’œil de ses contemporains.
Ainsi, conviendra-t-il dans un premier temps de
rendre compte de la façon dont il montre, à travers Monsieur de Villefort, le
profil social et la carrière du magistrat pour ensuite examiner sa peinture
de la psychologie du magistrat .
LE PROFIL
SOCIAL ET LA CARRIÈRE DU MAGISTRAT
Alexandre Dumas, qui a observé l’institution
judiciaire avec un regard aigu, fournit tout au long du Comte de
Monte-Cristo des informations extrêmement complètes sur le profil social de
Monsieur de Villefort, ce magistrat dans lequel on doit voir une manière de
représentation archétypique du parquetier de l’époque. Il nous est montré sous
les traits d’un magistrat témoignant d’une fidélité marquée à la monarchie liée
à des origines aristocratiques. Nous examinerons ensuite sa carrière
exemplaire.
Un magistrat
monarchiste appartenant à. l’aristocratie fortunée
Nul doute que la monarchie restaurée de Louis XVIII n’ait eu la volonté
de disposer d’un personnel judiciaire parfaitement docile et modélisé. Au
reste, la magistrature a fait l’objet d’épurations récurrentes pendant la
période post révolutionnaire5. S’agissant des magistrats du parquet,
ces pratiques ne rencontraient aucun obstacle statutaire, eu égard au fait
qu’ils n’étaient quant à eux nullement protégés par le principe de l’inamovibilité, et pouvaient
être mutés de façon discrétionnaire par le pouvoir exécutif. De même, on s’est
concomitamment attaché à recruter des magistrats susceptibles de donner des
gages de fidélité au régime en place.
Ainsi, Monsieur de Villefort, qui commence sa
carrière comme substitut du procureur du roi à Marseille, cadre avec le profil
social souhaité par la monarchie restaurée juste après la fin du premier
empire. Il nous est campé peu avant l’épisode des Cent jours comme baignant
dans un milieu résolument monarchiste, et par suite d’une farouche hostilité à
l’égard des bonapartistes. Évoquant les convives du parquetier à l’occasion de
ses fiançailles, Dumas écrit :
« C’était
d’anciens magistrats qui avaient donné la démission de leur charge sous
l’usurpateur, de vieux officiers qui avaient déserté nos rangs pour passer dans
ceux de l’armé de Condé, des jeunes gens élevés par leur famille encore mal
rassurée sur leur existence, malgré les quatre ou cinq remplaçants qu’elle
avait payés, dans la haine de cet homme dont cinq ans d’exil devaient faire un
martyr et quinze ans de Restauration un dieu » (6).
Cet ultra monarchisme de Monsieur de Villefort
s’explique aisément au regard de ses origines aristocratiques. Certes, nous ne
sommes plus dans l’Ancienne France à l’époque de la toute-puissance
orgueilleuse des parlements de province où « les offices de justice, du
moins les plus élevés, (...) conféraient la noblesse » (7). Certes le personnage de
Dumas ne fait point partie de cette noblesse de robe. Il n’en a pas moins des
origines aristocratiques même si l’ironie du destin veut que son père,
Monsieur Noirtier de Villefort, soit un ardent bonapartiste. Au reste, cet
état d’esprit aristocratique imprégnait fortement la magistrature de l’époque.
Même si, notamment à la faveur de l’Empire, des familles sans quartiers de noblesse
avaient pu intégrer la magistrature, demeure vivace ce souci d’un recrutement
aristocratique des membres du corps judiciaire ; pareille option est éminemment
symptomatique de la conception que l’on se fait à l’époque des restaurations et
de la monarchie de Juillet du magistrat. En témoigne une lettre de 1839
adressée par le Premier président Alviset de la Cour royale de Besançon au
garde des Sceaux, qui indique les directives qu’il suivait pour choisir les
candidats à la fonction de magistrat ; il mentionnait notamment « que l’on ne pouvait pas admettre dans la
Magistrature des gens appartenant à des familles dans lesquelles on s’occupe
uniquement d’amasser de l’argent quels qu’en fussent les moyens (...) » (8).
En outre, Dumas fournit les précisions suivantes sur
Monsieur de Villefort à l’aube de sa carrière judiciaire :
« Gérard de
Villefort était en ce moment aussi heureux qu’il est donné à un homme de le
devenir ; déjà riche par lui-même, il occupait à vingt-sept ans une place
élevée dans la magistrature, il épousait une jeune et belle personne qu’il
aimait (...). Mademoiselle de Saint-Méran, sa fiancée, appartenait à une des
familles les mieux en cours de l’époque ; et outre l’influence de son père et
de sa mère qui n’ayant point d’autre enfant pouvait toute entière la conserver
à leur gendre, elle apportait encore à son mari une dot de cinquante mille écus
qui grâce aux espérances pouvaient s’augmenter un jour d’un héritage d’un
demi-million » (9).
Ces observations viennent nous dessiner un portait
extrêmement précis du magistrat qui, outre ses origines aristocratiques, est
déjà doté d’une fortune personnelle. Cela était alors fort courant tant il est
vrai que les émoluments des membres de la magistrature étaient très modestes.
Le magistrat doit être à l’abri du besoin mais n’avoir pas pour cela la fibre
mercantile, être détaché de certaines contingences matérielles. Certains chefs
de Cour de l’époque l’ont affirmé en termes péremptoires, à l’exemple du baron
de Daunant, Premier président de la Cour de Nîmes qui déclarait le 19 mai 1842
à la Chambre des pairs : « Il est absolument
impossible qu’un magistrat se contente de son traitement » (10).
Cette politique de recrutement de magistrats fortunés
se fonde sur l’idée qu’il est préférable de choisir des propriétaires, car ils
seront tout naturellement d’ardents défenseurs de la propriété et de l’ordre11.
Le personnage de Dumas a non seulement une fortune
personnelle, mais il choisira également de convoler en justes noces avec
Mademoiselle de Saint-Méran issue elle-même d’une famille aristocratique et richement
dotée.
On voit donc que Monsieur de Villefort est un
magistrat parfaitement représentatif du personnel judiciaire dont désirait
s’entourer les restaurations et plus tard, la monarchie de Juillet.
Le creuset social et idéologique dont est issu ce
parquetier permet aussi d’appréhender sa carrière exemplaire.
La carrière
exemplaire du magistrat
L’auteur du Comte de Monte-Cristo a assurément
voulu, à travers le personnage de Monsieur de Villefort, évoquer une de ces
hautes figures de la magistrature qu’a connu le XIXe siècle : Dumas au
reste n’hésite pas à le comparer aux plus grandes familles de l’histoire
judiciaire telles les Harlay et les Molé12.
Il n’y a point d’anicroche dans son parcours
professionnel qui le conduira successivement à occuper les fonctions de
substitut du procureur du roi à Marseille, puis de procureur du roi à Toulouse,
à Nîmes, Versailles puis Paris. Dumas souligne en des termes parfois
emphatiques l’excellence professionnelle de ce magistrat alors qu’il dirige le
parquet parisien : « Monsieur de
Villefort – écrit-il – occupait moins encore par sa position sociale que par son
mérite personnel, un des premiers rangs dans le monde parisien » (13). Dans
la course aux honneurs, le personnage de Dumas obtient très rapidement la
Légion d’honneur qui est un élément essentiel dans la carrière du magistrat. Au
cas particulier, cette décoration est octroyée dans des conditions très
particulières, sinon atypiques, puisque c’est en venant apprendre au roi Louis XVIII que Napoléon est de
retour de l’île d’Elbe que le parquetier obtient son ruban rouge. En témoignage
de gratitude, le roi détache la croix d’officier de la Légion d’honneur qui
orne sa poitrine et en décore Monsieur de Villefort.
Le parquetier, à la faveur de ces circonstances
exceptionnelles, est élevé dès le début de sa carrière au rang d’officier de la
Légion d’honneur sans passer par le premier échelon de cette distinction : celui de
chevalier.
Une intéressante étude statistique relative aux
magistrats qui se sont vus attribuer une telle décoration au XIXe siècle, montre que ceux-ci formaient à peine 30 %
du corps14. Et parmi ces magistrats décorés, 75 % ont été faits chevaliers ;
quant aux officiers et commandeurs sensiblement moins nombreux, ils sont
respectivement 16 et 7 % ;
s’agissant de la distinction de Grand Officier, elle fut octroyée à une élite
de six magistrats de haut rang (15) ; on voit donc que Monsieur de
Villefort bénéficie d’une promotion particulièrement rapide et élevée dans
l’ordre de la Légion d’honneur qui le place somme toute dans un cercle
restreint de magistrats.
Cette décoration est aussi le signe, la claire reconnaissance
de la fidélité du magistrat au pouvoir politique qui le distingue. Cela suggère
du reste les liens très étroits qui, à l’époque, unissaient la magistrature au
personnel politique.
Certes Monsieur de Villefort ne quittera point pour
sa part la magistrature pour devenir parlementaire, mais dans le roman de
Dumas, cette perspective est évoquée de façon récurrente comme pour bien
marquer qu’il s’agit d’une tentation permanente pour le parquetier :
«... il habitait
– écrit Dumas – comme ces seigneurs féodaux rebelles à leur suzerain, une
forteresse inexpugnable. Cette forteresse, c’était sa charge de procureur du
roi dont il exploitait merveilleusement tous les avantages et qu’il n’eut
quitté que pour se faire élire député et pour remplacer ainsi la neutralité par
de l’opposition » (16).
Évoquant plus loin Monsieur de Villefort méditatif,
il le montre songeant à « cet avenir
politique que dans ses rêves d’ambition, il avait entrevu quelquefois » (17),
nous a été loisible de constater que le parcours professionnel de Monsieur de
Villefort dans la magistrature est exemplaire ; cependant, il importe de
mentionner que même s’il n’a pas succombé à la tentation d’une carrière
politique, le parrainage politique de la famille de Saint-Méran bien en cour,
lui a permis de réussir un brillant cursus qui le conduira à la tête du plus
grand parquet de France.
LA PSYCHOLOGIE DU MAGISTRAT
Alexandre Dumas, si l’on usait de façon quelque peu
audacieuse d’un anachronisme, n’est pas seulement le sociologue de la
magistrature de son temps ;
il brosse également un portait psychologique d’une rare finesse de Monsieur de
Villefort. Cette approche de la personnalité d’un magistrat emblématique nous
permet d’avoir un aperçu du regard tant de l’auteur que de ses contemporains
sur l’institution judiciaire.
Certes, le personnage témoigne d’un grand acharnement
au travail et d’un rare zèle dans l’exercice de ses fonctions de parquetier,
mais ces traits de caractères ne sont pas ceux sur lesquels Dumas insiste le
plus. En réalité, l’auteur nous montre surtout un magistrat qui manifeste une
grande ductilité de caractère qui confine à l’opportunisme. De plus, Dumas
décrit un homme qui a un grand souci de discrétion allié à un goût vif du
secret.
Un magistrat
opportuniste et d’une grande ductilité de caractère
Sans doute la ductilité de caractère de Monsieur de
Villefort sera-t-elle un atout indispensable pour ce magistrat de talent qui
souhaite faire carrière quelles que soient les vicissitudes politiques de
l’époque.
On en voit une illustration topique à l’occasion du
bref épisode des Cent jours. Bien qu’il ait des convictions monarchistes, il
essayera avec succès de s’adapter à ce retour de l’empereur à la tête de
l’État. Ainsi, de façon très précautionneuse, s’empresse-t-il de dissimuler la
croix de la Légion d’honneur que le roi Louis XVIII lui a décerné. Et il ne manquera pas de mettre
habilement à profit le fait que son père soit un bonapartiste convaincu ; Dumas
le souligne en ces termes : « Napoléon
eut, certes destitué Villefort, sans la protection de Noirtier, devenu tout
puissant à la cour des Cent jours, et par les périls qu’il avait affrontés, et
par les services qu’il avait rendus » (18).
Ainsi, alors que le procureur du roi à Marseille est
destitué pour sa « tiédeur en
bonapartisme » (19), Monsieur de Villefort reste en place au parquet de
cette ville.
En outre, le parquetier sait, en cette période
troublée, mettre en œuvre des stratégies de carrière qui tiennent compte soit
du maintien de l’empereur sur le trône, soit du retour d’une nouvelle
restauration : « Villefort – écrit Dumas
– était demeuré debout malgré la chute de son supérieur, et son mariage en
restant décidé, était cependant remis à des temps plus heureux. Si l’empereur
gardait le trône, c’était une autre alliance qu’il fallait à Gérard, et son
père se chargerait de la lui trouver ; si une seconde restauration ramenait
Louis XVIII en France, l’influence de Monsieur de Saint-Méran, ainsi que la
sienne, et l’union redevenait plus sortable que jamais » (20).
À l’évidence, le magistrat, d’un
opportunisme consommé, ne met pas ses convictions monarchistes au-dessus de ses
intérêts de carrière. En cela, il se différencie nettement de certains de ses
collègues de l’époque. En effet, pendant la période des Cent jours, divers
magistrats monarchistes fervents – qu’ils soient au siège ou au parquet – n’ont
pas hésité à prendre les armes contre l’empereur. C’est pourquoi Chrestien de
Poly, juge suppléant au tribunal de la Seine, a commandé les volontaires de
l’Oise ;
Agier, substitut du procureur général près la Cour de Paris est devenu
capitaine d’une compagnie de volontaires royaux (21).
Cependant, ces allégeances successives à des régimes
de natures parfois antithétiques de la part de certains magistrats ont parfois
fait l’objet de louanges appuyées de la part de divers chefs de juridictions
qui y voyaient sans doute l’heureuse manifestation du respect de la légalité et
de l’ordre quelle que soit la forme qu’ils revêtent. De fait, un procureur
souhaitant voir octroyer la Légion d’honneur à un juge de paix entré en
fonction avec l’avènement de la monarchie de Juillet écrit en 1866 à son propos
: « Ayant traversé les diverses crises
politiques qui ont agité notre pays, il a mérité la confiance de tous les
régimes » (22).
Monsieur de Villefort appartient à cette catégorie de
magistrats d’une remarquable ductilité de caractère qui le rend facilement
adaptable aux contingences politiques de l’époque.
Avec une rare duplicité alors que Napoléon vient de
reprendre le pouvoir, feignant de renier ses convictions royalistes, il déclare
:
«... j’étais
royaliste alors que je croyais les Bourbons non seulement les héritiers
légitimes du trône, mais encore les élus de la nation ; mais le retour
miraculeux dont nous venons d’être témoins m’a prouvé que je me suis trompé. Le
génie de Napoléon a vaincu : le monarque légitime est le monarque aimé » (23).
Puis, quand le roi Louis XVIII remonte sur le trône,
Monsieur de Villefort se décide fort opportunément à épouser Mademoiselle de
Saint-Méran dont « la famille est mieux
en cour que jamais » (24), précise Dumas.
Durant la monarchie de Juillet également, le
parquetier donnera la pleine mesure de sa ductilité de caractère. Tout en
affichant ses convictions monarchistes, il parviendra à être en bons termes non
seulement avec les orléanistes, mais aussi avec les légitimistes ; Alexandre
Dumas précise à ce sujet :
« Monsieur de
Villefort n’était pas seulement magistrat, c’était presque un diplomate. Ses
relations avec l’ancienne Cour ; dont il parlait toujours avec dignité et
déférence, le faisaient respecter de la nouvelle, et il savait tant de choses
que non seulement on le ménageait toujours, mais encore qu’on le consultait quelquefois
» (25).
Cependant, le personnage de Dumas outre sa ductilité
de caractère témoigne d’un grand souci de discrétion allié à un vif goût du
secret.
Un magistrat
discret et secret
L’un des traits marquants de la psychologie de
Monsieur de Villefort est assurément son grand souci de discrétion. Il s’agit
également d’une démarche visant à affermir son prestige et son autorité. Ainsi,
Dumas montre qu’il se répand parcimonieusement en démarches mondaines :
« En général –
indique l’auteur – Monsieur de Villefort faisait où rendait peu de visites. Sa
femme visitait pour lui : c’était chose reçue dans le monde, ou l’on mettait
sur le compte des graves et nombreuses occupations du magistrat ce qui n’était
en réalité qu’un calcul d’orgueil, qu’une quintessence d’aristocratie,
l’application enfin de cet axiome : fais semblant de t’estimer et on
t’estimera, axiome plus utile cent fois dans notre société que celui des Grecs,
remplacé de nos jours par l’art moins difficile et plus avantageux de connaître
les autres » (26).
Le parquetier semble avoir chevillé à l’âme la
conviction que pour être respecté, le magistrat se doit de témoigner vis-à-vis
des hommes d’une certaine distance, de s’entourer d’une part de mystère.
Ainsi il n’y a rien d’étonnant au fait que cette
inclination à la discrétion soit accompagnée par un vif goût du secret. Ce
trait de caractère est consubstantiel à la nature ambitieuse de Monsieur de
Villefort. D’où, chez cet homme de robe, ce penchant à masquer continûment ses
pensées. Ainsi, Dumas évoque à ce sujet : «
le regard terne de Villefort, ce regard particulier aux hommes de palais, qui
ne veulent pas qu’on lise dans leurs pensées et qui font de leur œil un verre
dépoli » (27).
Chez ce magistrat, le goût du secret confine à la
paranoïa puisque Dumas nous le montre recensant soigneusement dans des notes
codées le nom de tous ses ennemis :
« … il ouvrit –
indique l’auteur – un tiroir de son bureau, fit jouer un secret, et tira la
liasse de ses notes personnelles, manuscrits précieux, parmi lesquels il avait
classé et étiqueté avec des chiffres connus de lui seul les noms de tous ceux
qui (...) dans ses affaires d’argent, dans ses poursuites de barreau ou dans
ses mystérieuses amours étaient devenus ses ennemis.
Le nombre en était formidable, aujourd’hui qu’il avait commencé à trembler
; et cependant tous ces noms, si puissants et si formidables qu’ils fussent,
l’avait fait bien des fois sourire, comme sourit le voyageur qui du faîte
culminant de la montagne, regarde à ses pieds les pics aigus, les chemins
impraticables et les arêtes des précipices près desquels il a, pour arriver si
longtemps et si péniblement rampé » (28).
L’auteur du Comte
de Monte-Cristo, avec une plume alerte et incisive, nous brosse un portrait
saisissant d’un haut magistrat au XIXe siècle. Dévoré d’ambition, ayant une
intelligence aiguë des rapports sociaux, il sait quand les circonstances et la
carrière l’exigent, faire montre de ductilité. En outre souhaitant susciter la
crainte et le respect, il aime s’entourer de mystère. De plus, cet homme de
pouvoir quelque peu paranoïaque a un vif goût du secret :
Alexandre Dumas, en mettant en scène Monsieur de Villefort dans Le
Comte de Monte-Cristo a assurément souhaité nous montrer un magistrat
emblématique de la période de la restauration et de la monarchie de Juillet,
nous fournir en somme un éclairage d’ethnographe sur la magistrature de
l’époque. Nul doute que ce parquetier n’ait correspondu au profil souhaité par
le pouvoir de l’époque. Il nous est ainsi dépeint tel un monarchiste convaincu,
entrant en magistrature avec déjà une belle fortune. Cet aristocrate attaché
aux valeurs d’ordre et de tradition, sait également témoigner, en ces époques
troublées, d’une rare ductilité. Ce magistrat brillant, qui terminera à la tête
du plus grand parquet de France, a aussi un penchant marqué pour la discrétion
et le secret. Mais en réalité à travers ce portrait de Monsieur de Villefort,
Alexandre Dumas nous donne à voir en filigrane le magistrat (qu’il soit juge au
procureur) qu’il appelle de ses vœux.
L’auteur du Comte de Monte-Cristo considère
que le juge doit avoir un supplément d’âme, témoigner de plus d’humanité que
son personnage, certes doté d’éminentes qualités intellectuelles, mais froid et
sans convictions. Pour Dumas, un magistrat se doit pour avoir une pleine
légitimité, d’être sensible à la peine et à la souffrance des hommes. Nul doute
que cette exigence qu’il met en exergue soit plus que jamais contemporaine.
NOTES :
1) Cette étude est une version très largement remaniée
d’un article paru sous le titre « Portrait d’un magistrat imaginé par
un grand romancier » dans la revue Histoire de la Justice,
n° 10, 1997.
2) J.Y. Tadié, Le roman d’aventures, coll. Tel,
Gallimard, 2013, p.5.
3) V. Sur ce point Annexe II, Le diamant et la
vengeance, anecdote contemporaine, in A. Dumas, Le Comte de
Monte-Cristo, Paris, Gallimard, bibliothèque de la Pléiade, 1981, pp.
1436-1449.
4) F. Furet, L’atelier de l’histoire, Paris :
Flammarion, coll. Champs, 1989, p.21.
5) V. Association Française pour l’Histoire de la
Justice, L’épuration de la magistrature de la Révolution à la Libération.
Paris : Ed. Loysel, 1994.
6) V.A. Dumas, Le Comte de Monte-Cristo, Paris:
Ed. Gallimard, Bibliothèque de la Pléiade, 1981 p. 53.
7) V. M. Rousselet, Histoire de la magistrature
française des origines à nos jours, Paris : Plon, 1957, t. I, p. 220.
8) Cité in M. Rousselet, op. cit. (note
7), p. 223.
9) A. Dumas, op. cit. (note 6), pp. 63-64
10) Cité par M. Rousselet, op. cit. (note 7), t. 1, p.
227.
11) V. à ce sujet 1-P. Royer, R. Martinage, P. Lecocq, Juges
et notables au XIXe PUF, 1982, p. 139 ;
M. Rousselet, op. cit. (note 9), t. 1, p. 227.
12) A. Dumas, op. cit., (note 11). p. 609.
13) V. A. Dumas, op. cit., (note 12), p. 1243.
14) V. J.-P. Royer, R. Martinage, P. Lecocq, op. cit.,
(note 11), p. 162.
15) V. J.-P. Royer, R. Martinage, P. Lecocq, op. cit,
(note 14), p. 163.
16) V. A. Dumas, op. cit. (note 13), p. 609.
17) V. A. Dumas, op. cit., (note 16), p. 866.
18) V. A. Dumas, op. cit., (note 17), p. 120.
19) V. A. Dumas, op. cit., (note 18), p. 120.
20) v. A. Dumas, op. cit., (note 19), p.120-121.
21) V. M. Rousselet, op. cit., (note 10), t. II,
p. 15.
22) II s’agit du courrier adressé le 10 juillet 1866 par
le procureur de Saint-Sever au procureur général près la Cour de Pau concernant
Jean-Baptiste Ricarrère qui était alors juge de paix du canton d’Amou. Archives
départementales des Pyrénées-Atlantiques, 2u 130.
23) V. A Dumas, op. cit., (note 20), p. 123.
24) V. A. Dumas, op. cit., (note 23), p. 126.
25) V. A. Dumas, op. cit., (note 24), p. 609.
26) V. A. Dumas, op. cit., (note 25), p. 610.
27) V. A. Dumas, op. cit., (note 26), p. 66-67.
28) V. A. Dumas, op. cit, (note 27), p. 865.
Yves Benhamou,
président de chambre à la cour d’appel
d’Aix-en-Provence