En présence d’Emmanuel
Macron, 445 des 459 élèves magistrats de l’École nationale de la magistrature ont
prêté serment vendredi 9 février 2024, quelques heures à peine après l’annonce
de la mort de l’ancien garde des Sceaux Robert Badinter. Une cérémonie
émouvante, dont le caractère particulièrement solennel a rappelé les défis de
taille auxquels fera face cette nouvelle génération.
« Je jure de garder le
secret professionnel et de me conduire en tout comme un digne et loyal auditeur
de justice. Levez la main… et dites je le jure ». Les
mots d’Isabelle Gorce, première présidente de la cour d’appel de Bordeaux, retentissent
au sein de l’amphithéâtre et aussitôt les mains se lèvent, de concert :
« Je le jure ! ». Moment clé d’un parcours étudiant
exigeant, souvenir inoubliable d’une carrière de magistrat, rite fédérateur d’un
corps de métier illustre, la prestation de serment de cette nouvelle promotion
d’auditeurs de justice - élèves magistrats - de l'ENM se déploie sous les objectifs de nombreux photographes et
journalistes, réunis à l’occasion d’un moment historique.
Historique par la taille de
la promotion (459 élèves contre 380 en 2023) mais également par la présence du
Président de la République. Confirmée quelques jours avant la cérémonie, la
venue d’Emmanuel Macron se voulait un signal fort envoyé à l’égard de la
magistrature, plus de deux ans après l’ouverture des États généraux de la
Justice à Poitiers. Historique encore, parce que le matin même, les médias
annonçaient la mort de Robert Badinter, habillant ainsi le moment d’un voile de
deuil inattendu. Organisée pour la première fois au Palais des Congrès de
Bordeaux afin d’accueillir au mieux l’effectif de cette promotion, la cérémonie
a également profité de la présence de Gérald Darmanin, ministre de l’Intérieur
et des Outre-mer, d’Éric Dupond-Moretti, garde des Sceaux et ministre de la
Justice, de Christophe Soulard, premier président de la Cour de cassation et de
Rémy Heitz, procureur général près ladite Cour.
Une promotion fille des États
généraux de la justice d’octobre 2021
En ouverture de cette audience
solennelle de la cour d’appel de Bordeaux, Pierre-Yves Couilleau, procureur
général, s’adresse directement à Emmanuel Macron : « Monsieur le
Président de la République, vous ne m’en voudrez pas j’espère, de m’adresser
principalement aux auditeurs de justice. Vous êtes là pour eux, aujourd’hui. »
Rappelant le caractère exceptionnel de sa présence, il insiste sur « La
nouvelle page d’Histoire, avec un grand H qui s’ouvre aujourd’hui pour
la magistrature française (…). La nation a consenti à travers la
loi de programmation, pour la justice et en sa faveur, un effort sans
précédent ».
Une référence au projet de
loi adopté par le Parlement le 11 octobre dernier, après cinq mois de débats, fruit
des États généraux de la Justice d’octobre 2021 lancés par Éric Dupont-Moretti,
dont l’objectif affiché était de « rétablir la confiance dans
l’institution judiciaire sans affaiblir la réponse pénale ». En prévoyant
une hausse de budget importante (de 9,6 milliards d’euros en 2023 à près de 11
milliards d’ici 2027), cette réforme s’appuie aussi sur une augmentation des
moyens matériels, organisationnels et humains : « 1500 magistrats,
1800 greffiers, 1100 attachés de justice seront recrutés dans les cinq ans qui
viennent », rappelle le procureur général.
Le droit, le juste et
l’humain
« Hier encore, se
dit-elle, se dit-il, assailli par les doutes, j’étais habité(e) par une pulsion
intime qui me poussait à vouloir devenir magistrat. Une de ces forces dont on
ne connaît exactement la source, mais qui jour après jour, entre peur et
espoir, amènent à remettre l’ouvrage sur le métier ». Pierre-Yves
Couilleau se glisse ensuite dans la peau d’un auditeur de justice, faisant un
instant siens les doutes qui, certainement, assaillent ces futurs magistrats,
en dépit de la force de leur vocation : « Je veux leur exprimer ma
reconnaissance et leur dire combien, aujourd’hui, je suis heureux. Mais je veux
qu’ils sachent aussi, au fond de moi, entre désir et angoisse, que je continue
à m’interroger. Serai-je un bon juge ? Un bon procureur ? Serai-je
utile à mes concitoyens ? ». Les questions résonnent aux oreilles
des élèves-magistrats et à celles de leurs proches, présents dans l’auditorium du
Palais des Congrès.
Vendredi dernier, 2 000
invités étaient en effet attendus par l’ENM. Parmi eux des mères, pères, frères,
sœurs et autres proches, parfois très concernés par ce choix de carrière aux allures
de sacerdoce et aux sacrifices inévitables.
Dans les rangs, les yeux
brillent au fil du réquisitoire du procureur général, qui rappelle l’essence
même de la carrière que ces élèves s’apprêtent à emprunter. « Être juge
ou procureur, c’est être capable, au nom de la loi, de dire non, lorsque la
clameur crie oui ». Enumérant les nombreux défis propres à cette nouvelle
génération, il préconise : « Soyez inventifs, volontaires, engagés,
pour imaginer en équipe, mille et une pratiques de nature à permettre (…) de
répondre aux attentes de nos concitoyens. Il se pourrait bien alors, que, ce
faisant, vous soyez demain les juges et les procureurs de la confiance
retrouvée ».
Les défis de magistrats
« nouvelle génération »
D’apprentissage et de
valeurs, il est également question dans la prise de parole d’Isabelle Gorce,
première présidente de la cour d’appel de Bordeaux. « L’école va vous
accompagner dans l’acquisition de savoir-faire et de savoir-être indispensables
à l’exercice du métier. Vous allez découvrir que la science et la technique
juridique, l’argumentation rationnelle, que vous avez apprises à l’université,
seules, sont insuffisantes pour régler les conflits. Qu’il faut y ajouter
beaucoup d’humanité, de générosité, d’ouverture d’esprit ».
Citant le philosophe
Jean-Philippe Pierron : « On ne nait pas magistrat, on le
devient », insistant sur une posture professionnelle à assimiler
progressivement, son discours rappelle implicitement que les 459 auditeurs de
la promotion 2024 ne figurent en fait qu’au début du cursus de l’école. Depuis
leur rentrée au mois de janvier, ils profitent en effet d’une formation d’une
durée de 31 mois, alternant des périodes d’études à Bordeaux et des périodes de
stage au sein d’un tribunal judiciaire, de services d’enquête et en cabinet
d’avocat.
Livrant l’examen de
conscience des institutions judiciaires à leur propre égard, la première
présidente de la cour d’appel de Bordeaux décrit avec humilité les limites et
faiblesses connues de la magistrature, depuis de nombreuses années. « Sans
doute, nous, les plus anciens, n’avons-nous pas été suffisamment attentifs aux transformations
qui s’opéraient sous nos yeux, qui portaient en elles les germes de la crise
que nous connaissons », mentionnant par exemple « la gestion
politique et presque managériale de l’institution par la loi, avec des réformes
incessantes, en silo, tenant lieu de projet pour la justice alors qu’elles en
accéléraient la désorganisation ».
Des termes forts utilisés à
l’encontre d’une justice passablement dépassée, dont la conclusion revêt la
forme d’une remise en question fondamentale et nécessaire : « À
quoi servons-nous ? ». Pour rappeler finalement l’enjeu essentiel
d’une confiance à retisser avec les concitoyens, auxquels les auditeurs devront
faire face : « Vous serez en première ligne pour construire cette
nouvelle ambition que nous attendons pour notre institution. Un projet qui
s’intéresse plus aux personnes qu’aux procédures ».
Hommage et bilan
Suivant la prestation de
serments des auditeurs, immobiles et mains droites levées pendant de longues
secondes dans un silence impressionnant, uniquement rompu par le crépitement
des flashs, le discours d’Emmanuel Macron clôt la cérémonie. Arrivé dans la
matinée aux côtés d’Éric Dupont-Moretti, Gérald Darmanin et Thomas Cazenave,
ministre délégué aux Comptes publics, le chef de l’Etat (qui n’était pas venu à
Bordeaux depuis quatre ans) en a profité pour rendre visite aux policiers du
commissariat du quartier Mériadeck de Bordeaux. Accueillie par Alain Rousset, président de la Région Nouvelle Aquitaine et Pierre Hurmic, maire écologiste de
la ville, la délégation a assisté à la présentation du dispositif « Police
Rendez-vous ». Testé depuis la mi-décembre dans plusieurs hôtels de
police girondins, ce service de dépôt de plainte en ligne entend faciliter les
démarches des plaignants et de fluidifier l'accueil des victimes.
Au Palais des Congrès, les
premiers mots d’Emmanuel Macron sont dédiés à disparition de Robert Badinter. « Il
savait dans sa chair ce que l’injustice, l’iniquité, les lois vidées de leurs
principes humanistes signifiaient ». Au fil d’une prise de parole de
près de vingt-cinq minutes, le Président de la République évoque - en rappelant
un champ lexical singulier déjà utilisé lors de la conférence de presse du 16
janvier dernier - les enjeux de la récente réforme de la justice. « Tel
est le sens de cette promotion : réarmer notre justice, depuis trop longtemps
sous-dotée ».
Insistant sur la nature
exceptionnelle du nouveau projet de loi (« Jamais, la Nation n’avait
consenti un tel effort ») et sur l’époque actuelle, passablement trouble
et nourrie, entre autres, par la défiance des citoyens à l’égard de la justice
(« Nos institutions sont rongées par le doute »), le Président
énumère aussi des chiffres témoins, en faveur d’un premier bilan : « Depuis
2017, les moyens de la justice ont augmenté de moitié et en 2027, nous aurons
augmenté le budget de la justice de 60%. En sept ans, nous avons déjà recruté 1
000 magistrats et 1 050 greffiers ».
« Rendre la justice avec
rapidité »
Clairement formulée,
l’attente de résultats tangibles de la part de la magistrature se fait comprendre
: « Lorsqu’autant de moyens sont attribués à un service public aussi
important, ils doivent être suivis d’effets ». À plusieurs reprises,
le chef de l’Etat décrit les objectifs auxquels la justice, réarmée (elle
aussi !), doit désormais se conformer, dont celle, en priorité, de la
rapidité de traitement des affaires.
Un défi compliqué à relever,
pour une institution historiquement ancrée sur le temps long. « Nous
devons diviser les délais de notre justice par deux d’ici à 2027. Ce n’est pas
un objectif, c’est un impératif, un impératif que porte le garde des Sceaux ».
Il précise : « La rapidité, pas pour de la précipitation, pour
garder le temps aux affaires les plus complexes, pour lesquelles celui-ci est
légitime, mais pour garder à l’esprit que cette rapidité est source de
légitimité ». Et annonce in fine une illustration concrète de
cette ambition : « J’ai aussi fixé qu’en première instance, à la fin de ce
quinquennat, les décisions de justice soient rendues en moins d’un an de
délai ».
Outre les moyens humains et
financiers mis en place pour faire évoluer ce temps judiciaire, le chef de
l’Etat rappelle l’importance de l’accélération de la numérisation :
« 50% des procédures pénales seront dématérialisées d’ici la fin de
l’année en même temps que ce sera généralisé totalement la plainte en ligne à
l’été », en rapport avec sa visite effectuée au commissariat de
Bordeaux, quelques heures auparavant.
Dédiant la fin de son
discours aux auditeurs et auditrices présents devant lui, Emmanuel Macron les
met en garde : « Les vents mauvais reviennent et vous aurez à
vivre dans cette époque, où, dans notre Europe, il existe des régimes qui
remettent en cause l’État de droit » et se souvient de l’importance
rituelle de la prestation de serments pour ce corps de métier régulièrement mis
sous pression : « Aujourd’hui est un jour que vous n’oublierez
pas, un jour que la Nation n’oubliera pas : celui où s’est levée une nouvelle
génération de magistrats ».
Une nouvelle génération qui,
avant-même d’avoir effectué ses 31 mois d’école, semble déjà responsabilisée et
consciente des enjeux qui l’attendent, comme l’explique Céliane Ressouche,
auditrice de 23 ans, très émue à la sortie de la cérémonie : « La
justice souffre mais certaines personnes demeurent prêtes à la servir. Notre
génération sait dans quoi elle s’engage, pour ma part, je sais que la
magistrature est ma vocation. C’est une fonction qui permet d’instaurer et de
rétablir la paix sociale. Je veux participer à rendre le vivre-ensemble
possible, servir et aider les autres ».
Une histoire d’humanité
À l’image de sa future
collègue, Dania Mardini, 33 ans, ancienne directrice des services de greffe au tribunal judiciaire de Nice et désormais auditrice à l’ENM (dont la nouvelle
promotion compte 36,38% de reconversions), affiche un état d’esprit confiant. « L’humanité
et l’écoute sont les valeurs cardinales de ce métier. C’est une responsabilité
immense que d’être magistrat ou juge d’instruction, la vie des gens repose
entre nos mains. Et si nous devons bien évidemment appliquer le droit, il est
tout aussi essentiel de faire preuve d’humanité ».
Fort de ses élèves-magistrats
visiblement convaincus, ce nouveau cru pourra également compter sur sa
diversité. Communiquées par l’école, les statistiques témoignent en effet d’une
hétérogénéité de profils : 76 % de femmes, 23 élèves magistrats issus des
classes Prépa Talents de l’ENM, fourchette d’âge
étendue de 22 à 51 ans... L’énergie d’une pluralité que Nathalie Roret,
directrice de l’école, confirme : « Cette promotion affiche une
moyenne d’âge de 28 ans, avec des regards et des expériences venues d’ailleurs,
qui vont se croiser et s’enrichir ».
À Bordeaux, où le soleil a finalement
accepté de se montrer quelques minutes (peut-être saisi, lui aussi, par la
vérité du moment), Céliane et Dania rejoignent leurs proches, enjouées et fières
de porter pour la première fois leur robe de magistrate, l’épitoge en moins.
« Avec ses rituels et ses costumes, la magistrature s’inscrit dans une
histoire longue, pleine de symboles, qui en assurent la pérennité quelles que
soient les générations de juges, quels que soient les régimes politiques »,
comme l’a si bien rappelé Isabelle Gorce durant cette audience solennelle de la
cour d’appel de Bordeaux dont, pour sûr, beaucoup se souviendront.
Outre la présence marquante
du chef de l’Etat et de ses ministres, elle restera aussi définitivement
empreinte de l’ombre de Robert Badinter, dont Nathalie Roret évoque
l’héritage : « Quel drôle de message du destin que d’apprendre son
décès et son dernier souffle alors que l’institution était réunie ici. J’y ai
vu, peut-être, un signal. Il incarnait cette humanité que l’on rappelle
justement dans le nouveau serment du magistrat et qui figure désormais aux
côtés de l’indépendance et de l’impartialité ».
Laurène
Secondé