JUSTICE

ENM : une prestation de serment 2024 à la symbolique forte

ENM : une prestation de serment 2024 à la symbolique forte
Les nouveaux élèves magistrats ont prêté serment au Palais des Congrès de Bordeaux, une première
Publié le 14/02/2024 à 10:20

En présence d’Emmanuel Macron, 445 des 459 élèves magistrats de l’École nationale de la magistrature ont prêté serment vendredi 9 février 2024, quelques heures à peine après l’annonce de la mort de l’ancien garde des Sceaux Robert Badinter. Une cérémonie émouvante, dont le caractère particulièrement solennel a rappelé les défis de taille auxquels fera face cette nouvelle génération.

« Je jure de garder le secret professionnel et de me conduire en tout comme un digne et loyal auditeur de justice. Levez la main… et dites je le jure ». Les mots d’Isabelle Gorce, première présidente de la cour d’appel de Bordeaux, retentissent au sein de l’amphithéâtre et aussitôt les mains se lèvent, de concert : « Je le jure ! ». Moment clé d’un parcours étudiant exigeant, souvenir inoubliable d’une carrière de magistrat, rite fédérateur d’un corps de métier illustre, la prestation de serment de cette nouvelle promotion d’auditeurs de justice - élèves magistrats - de l'ENM se déploie sous les objectifs de nombreux photographes et journalistes, réunis à l’occasion d’un moment historique.

Historique par la taille de la promotion (459 élèves contre 380 en 2023) mais également par la présence du Président de la République. Confirmée quelques jours avant la cérémonie, la venue d’Emmanuel Macron se voulait un signal fort envoyé à l’égard de la magistrature, plus de deux ans après l’ouverture des États généraux de la Justice à Poitiers. Historique encore, parce que le matin même, les médias annonçaient la mort de Robert Badinter, habillant ainsi le moment d’un voile de deuil inattendu. Organisée pour la première fois au Palais des Congrès de Bordeaux afin d’accueillir au mieux l’effectif de cette promotion, la cérémonie a également profité de la présence de Gérald Darmanin, ministre de l’Intérieur et des Outre-mer, d’Éric Dupond-Moretti, garde des Sceaux et ministre de la Justice, de Christophe Soulard, premier président de la Cour de cassation et de Rémy Heitz, procureur général près ladite Cour.

Une promotion fille des États généraux de la justice d’octobre 2021

En ouverture de cette audience solennelle de la cour d’appel de Bordeaux, Pierre-Yves Couilleau, procureur général, s’adresse directement à Emmanuel Macron : « Monsieur le Président de la République, vous ne m’en voudrez pas j’espère, de m’adresser principalement aux auditeurs de justice. Vous êtes là pour eux, aujourd’hui. » Rappelant le caractère exceptionnel de sa présence, il insiste sur « La nouvelle page d’Histoire, avec un grand H qui s’ouvre aujourd’hui pour la magistrature française (…). La nation a consenti à travers la loi de programmation, pour la justice et en sa faveur, un effort sans précédent ».

Une référence au projet de loi adopté par le Parlement le 11 octobre dernier, après cinq mois de débats, fruit des États généraux de la Justice d’octobre 2021 lancés par Éric Dupont-Moretti, dont l’objectif affiché était de « rétablir la confiance dans l’institution judiciaire sans affaiblir la réponse pénale ». En prévoyant une hausse de budget importante (de 9,6 milliards d’euros en 2023 à près de 11 milliards d’ici 2027), cette réforme s’appuie aussi sur une augmentation des moyens matériels, organisationnels et humains : « 1500 magistrats, 1800 greffiers, 1100 attachés de justice seront recrutés dans les cinq ans qui viennent », rappelle le procureur général.

Le droit, le juste et l’humain

« Hier encore, se dit-elle, se dit-il, assailli par les doutes, j’étais habité(e) par une pulsion intime qui me poussait à vouloir devenir magistrat. Une de ces forces dont on ne connaît exactement la source, mais qui jour après jour, entre peur et espoir, amènent à remettre l’ouvrage sur le métier ». Pierre-Yves Couilleau se glisse ensuite dans la peau d’un auditeur de justice, faisant un instant siens les doutes qui, certainement, assaillent ces futurs magistrats, en dépit de la force de leur vocation : « Je veux leur exprimer ma reconnaissance et leur dire combien, aujourd’hui, je suis heureux. Mais je veux qu’ils sachent aussi, au fond de moi, entre désir et angoisse, que je continue à m’interroger. Serai-je un bon juge ? Un bon procureur ? Serai-je utile à mes concitoyens ? ». Les questions résonnent aux oreilles des élèves-magistrats et à celles de leurs proches, présents dans l’auditorium du Palais des Congrès.

Vendredi dernier, 2 000 invités étaient en effet attendus par l’ENM. Parmi eux des mères, pères, frères, sœurs et autres proches, parfois très concernés par ce choix de carrière aux allures de sacerdoce et aux sacrifices inévitables.

Dans les rangs, les yeux brillent au fil du réquisitoire du procureur général, qui rappelle l’essence même de la carrière que ces élèves s’apprêtent à emprunter. « Être juge ou procureur, c’est être capable, au nom de la loi, de dire non, lorsque la clameur crie oui ». Enumérant les nombreux défis propres à cette nouvelle génération, il préconise : « Soyez inventifs, volontaires, engagés, pour imaginer en équipe, mille et une pratiques de nature à permettre (…) de répondre aux attentes de nos concitoyens. Il se pourrait bien alors, que, ce faisant, vous soyez demain les juges et les procureurs de la confiance retrouvée ».

Les défis de magistrats « nouvelle génération »

D’apprentissage et de valeurs, il est également question dans la prise de parole d’Isabelle Gorce, première présidente de la cour d’appel de Bordeaux. « L’école va vous accompagner dans l’acquisition de savoir-faire et de savoir-être indispensables à l’exercice du métier. Vous allez découvrir que la science et la technique juridique, l’argumentation rationnelle, que vous avez apprises à l’université, seules, sont insuffisantes pour régler les conflits. Qu’il faut y ajouter beaucoup d’humanité, de générosité, d’ouverture d’esprit ».

Citant le philosophe Jean-Philippe Pierron : « On ne nait pas magistrat, on le devient », insistant sur une posture professionnelle à assimiler progressivement, son discours rappelle implicitement que les 459 auditeurs de la promotion 2024 ne figurent en fait qu’au début du cursus de l’école. Depuis leur rentrée au mois de janvier, ils profitent en effet d’une formation d’une durée de 31 mois, alternant des périodes d’études à Bordeaux et des périodes de stage au sein d’un tribunal judiciaire, de services d’enquête et en cabinet d’avocat[1].

Livrant l’examen de conscience des institutions judiciaires à leur propre égard, la première présidente de la cour d’appel de Bordeaux décrit avec humilité les limites et faiblesses connues de la magistrature, depuis de nombreuses années. « Sans doute, nous, les plus anciens, n’avons-nous pas été suffisamment attentifs aux transformations qui s’opéraient sous nos yeux, qui portaient en elles les germes de la crise que nous connaissons », mentionnant par exemple « la gestion politique et presque managériale de l’institution par la loi, avec des réformes incessantes, en silo, tenant lieu de projet pour la justice alors qu’elles en accéléraient la désorganisation ».

Des termes forts utilisés à l’encontre d’une justice passablement dépassée, dont la conclusion revêt la forme d’une remise en question fondamentale et nécessaire : « À quoi servons-nous ? ». Pour rappeler finalement l’enjeu essentiel d’une confiance à retisser avec les concitoyens, auxquels les auditeurs devront faire face : « Vous serez en première ligne pour construire cette nouvelle ambition que nous attendons pour notre institution. Un projet qui s’intéresse plus aux personnes qu’aux procédures ».

Hommage et bilan

Suivant la prestation de serments des auditeurs, immobiles et mains droites levées pendant de longues secondes dans un silence impressionnant, uniquement rompu par le crépitement des flashs, le discours d’Emmanuel Macron clôt la cérémonie. Arrivé dans la matinée aux côtés d’Éric Dupont-Moretti, Gérald Darmanin et Thomas Cazenave, ministre délégué aux Comptes publics, le chef de l’Etat (qui n’était pas venu à Bordeaux depuis quatre ans) en a profité pour rendre visite aux policiers du commissariat du quartier Mériadeck de Bordeaux. Accueillie par Alain Rousset, président de la Région Nouvelle Aquitaine et Pierre Hurmic, maire écologiste de la ville, la délégation a assisté à la présentation du dispositif « Police Rendez-vous ». Testé depuis la mi-décembre dans plusieurs hôtels de police girondins, ce service de dépôt de plainte en ligne entend faciliter les démarches des plaignants et de fluidifier l'accueil des victimes.

Au Palais des Congrès, les premiers mots d’Emmanuel Macron sont dédiés à disparition de Robert Badinter. « Il savait dans sa chair ce que l’injustice, l’iniquité, les lois vidées de leurs principes humanistes signifiaient ». Au fil d’une prise de parole de près de vingt-cinq minutes, le Président de la République évoque - en rappelant un champ lexical singulier déjà utilisé lors de la conférence de presse du 16 janvier dernier - les enjeux de la récente réforme de la justice. « Tel est le sens de cette promotion : réarmer notre justice, depuis trop longtemps sous-dotée ».

Insistant sur la nature exceptionnelle du nouveau projet de loi (« Jamais, la Nation n’avait consenti un tel effort ») et sur l’époque actuelle, passablement trouble et nourrie, entre autres, par la défiance des citoyens à l’égard de la justice (« Nos institutions sont rongées par le doute »), le Président énumère aussi des chiffres témoins, en faveur d’un premier bilan : « Depuis 2017, les moyens de la justice ont augmenté de moitié et en 2027, nous aurons augmenté le budget de la justice de 60%. En sept ans, nous avons déjà recruté 1 000 magistrats et 1 050 greffiers ».

« Rendre la justice avec rapidité »

Clairement formulée, l’attente de résultats tangibles de la part de la magistrature se fait comprendre : « Lorsqu’autant de moyens sont attribués à un service public aussi important, ils doivent être suivis d’effets ». À plusieurs reprises, le chef de l’Etat décrit les objectifs auxquels la justice, réarmée (elle aussi !), doit désormais se conformer, dont celle, en priorité, de la rapidité de traitement des affaires.

Un défi compliqué à relever, pour une institution historiquement ancrée sur le temps long. « Nous devons diviser les délais de notre justice par deux d’ici à 2027. Ce n’est pas un objectif, c’est un impératif, un impératif que porte le garde des Sceaux ». Il précise : « La rapidité, pas pour de la précipitation, pour garder le temps aux affaires les plus complexes, pour lesquelles celui-ci est légitime, mais pour garder à l’esprit que cette rapidité est source de légitimité ». Et annonce in fine une illustration concrète de cette ambition : « J’ai aussi fixé qu’en première instance, à la fin de ce quinquennat, les décisions de justice soient rendues en moins d’un an de délai ».

Outre les moyens humains et financiers mis en place pour faire évoluer ce temps judiciaire, le chef de l’Etat rappelle l’importance de l’accélération de la numérisation : « 50% des procédures pénales seront dématérialisées d’ici la fin de l’année en même temps que ce sera généralisé totalement la plainte en ligne à l’été », en rapport avec sa visite effectuée au commissariat de Bordeaux, quelques heures auparavant.

Dédiant la fin de son discours aux auditeurs et auditrices présents devant lui, Emmanuel Macron les met en garde : « Les vents mauvais reviennent et vous aurez à vivre dans cette époque, où, dans notre Europe, il existe des régimes qui remettent en cause l’État de droit » et se souvient de l’importance rituelle de la prestation de serments pour ce corps de métier régulièrement mis sous pression : « Aujourd’hui est un jour que vous n’oublierez pas, un jour que la Nation n’oubliera pas : celui où s’est levée une nouvelle génération de magistrats ».

Une nouvelle génération qui, avant-même d’avoir effectué ses 31 mois d’école, semble déjà responsabilisée et consciente des enjeux qui l’attendent, comme l’explique Céliane Ressouche, auditrice de 23 ans, très émue à la sortie de la cérémonie : « La justice souffre mais certaines personnes demeurent prêtes à la servir. Notre génération sait dans quoi elle s’engage, pour ma part, je sais que la magistrature est ma vocation. C’est une fonction qui permet d’instaurer et de rétablir la paix sociale. Je veux participer à rendre le vivre-ensemble possible, servir et aider les autres ».

Une histoire d’humanité

À l’image de sa future collègue, Dania Mardini, 33 ans, ancienne directrice des services de greffe au tribunal judiciaire de Nice et désormais auditrice à l’ENM (dont la nouvelle promotion compte 36,38% de reconversions), affiche un état d’esprit confiant. « L’humanité et l’écoute sont les valeurs cardinales de ce métier. C’est une responsabilité immense que d’être magistrat ou juge d’instruction, la vie des gens repose entre nos mains. Et si nous devons bien évidemment appliquer le droit, il est tout aussi essentiel de faire preuve d’humanité ».

Fort de ses élèves-magistrats visiblement convaincus, ce nouveau cru pourra également compter sur sa diversité. Communiquées par l’école, les statistiques témoignent en effet d’une hétérogénéité de profils : 76 % de femmes, 23 élèves magistrats issus des classes Prépa Talents [2]de l’ENM, fourchette d’âge étendue de 22 à 51 ans... L’énergie d’une pluralité que Nathalie Roret, directrice de l’école, confirme : « Cette promotion affiche une moyenne d’âge de 28 ans, avec des regards et des expériences venues d’ailleurs, qui vont se croiser et s’enrichir ».

À Bordeaux, où le soleil a finalement accepté de se montrer quelques minutes (peut-être saisi, lui aussi, par la vérité du moment), Céliane et Dania rejoignent leurs proches, enjouées et fières de porter pour la première fois leur robe de magistrate, l’épitoge en moins. « Avec ses rituels et ses costumes, la magistrature s’inscrit dans une histoire longue, pleine de symboles, qui en assurent la pérennité quelles que soient les générations de juges, quels que soient les régimes politiques », comme l’a si bien rappelé Isabelle Gorce durant cette audience solennelle de la cour d’appel de Bordeaux dont, pour sûr, beaucoup se souviendront.

Outre la présence marquante du chef de l’Etat et de ses ministres, elle restera aussi définitivement empreinte de l’ombre de Robert Badinter, dont Nathalie Roret évoque l’héritage : « Quel drôle de message du destin que d’apprendre son décès et son dernier souffle alors que l’institution était réunie ici. J’y ai vu, peut-être, un signal. Il incarnait cette humanité que l’on rappelle justement dans le nouveau serment du magistrat et qui figure désormais aux côtés de l’indépendance et de l’impartialité ».

Laurène Secondé



[1] Dans le cadre de la formation initiale

[2] Dispositif gratuit s’adressant aux étudiants boursiers et méritants souhaitant préparer le 1er concours d’accès à la magistrature mis en place en place en 2008.

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