Les crises
successives et l’évolution du contexte géopolitique actuel ont fait naître de
nouvelles préoccupations liées à la souveraineté. Cette année, le Conseil
national des greffiers des tribunaux de commerce a justement choisi le sujet de
la souveraineté numérique appliquée à la justice pour son 134e
congrès national. Enjeux, garanties, perspectives : entretien avec Thomas
Denfer, président du CNGTC.
Les 6 et 7 octobre prochains se tiendra à Lille le 134e congrès du CNGTC, organisé autour de la
souveraineté numérique. Pourquoi ce thème ?
Cette année, nous avons en effet
choisi de consacrer notre congrès annuel à la souveraineté numérique car il s’agit
sujet d’actualité, à l'heure où l'utilisation de la donnée, qui constitue un bien précieux,
mérite encadrement et sécurité.
Quels
seront les temps forts de votre congrès ?
Notre congrès s’organise autour de
trois axes majeurs : les enjeux, les garanties et les perspectives du
numérique, au service de la justice commerciale.
La sécurité est évidemment au cœur de
nos préoccupations. Lors d’une table ronde consacrée à la souveraineté
numérique garante d’une justice indépendante, interviendront Anne-Gaëlle
Baudouin-Clerc, préfète et directrice générale de l’Agence nationale des titres
sécurisés, Gaëtan Poncelin de Raucourt, sous-directeur adjoint stratégie de
l’Agence nationale de la sécurité des systèmes d’information et Dieudonné
Mpouki, président du GIE Infogreffe.
Pour inscrire cette problématique dans
une dimension européenne voire internationale, nous sommes également heureux
d’accueillir durant ce congrès Didier Reynders, commissaire européen de
justice, et de recueillir le témoignage de Florence Hermite, magistrate de
liaison à Washington, dans le cadre d’une approche comparative.
Les développements numériques ne
doivent pas se faire au détriment de l’accès au droit et à la justice : la
Défenseure des droits, Claire Hédon, sera présente pour nous le rappeler. En
effet, les outils numériques, et notamment le Tribunal Digital créé en 2019,
offrent un accès facilité à la justice commerciale, mais ne remplacent en aucun
cas la dimension humaine et la proximité territoriale, avec la présence de
134 tribunaux de commerce en France métropolitaine et 7 tribunaux mixtes de
commerce et dans les départements et régions d’outre-mer.
Se tiendra également une table ronde
portant sur les défis de l’open data des décisions de justice, avec la
participation d’Emmanuelle Wachenheim, cheffe du service de l’expertise et de
la modernisation au ministère de la Justice, Sandrine Zientara-Logeay,
présidente de chambre à la Cour de cassation, directrice du service de
documentation, des études et du rapport en charge de l’open data, Sonia
Arrouas, présidente de la Conférence générale des juges consulaires de
France et Victor Geneste, greffier associé du tribunal de commerce du Mans et
vice-président de notre Conseil national.
« Le
dispositif français et la tenue des registres dits “à la française” (…) sont
clairement salués à l’international. »
Ces deux dernières années, le CNGTC a dû
être réactif pour permettre à la justice commerciale
de continuer à fonctionner. Quels dispositifs ont été déployés pour enrayer les
effets de la crise ?
À peine 15 jours après l’annonce du premier
confinement par Emmanuel Macron, en mars 2020, le Conseil national a mis en
place un nouvel outil numérique : Tixéo, qui permet la tenue de visioaudiences
dans des conditions compatibles avec les impératifs de sécurité et de
confidentialité de la vie des affaires. Tixéo est un prestataire français
recommandé par la Commission nationale de l’informatique et des libertés (CNIL)
et l’Agence nationale de la sécurité des systèmes d’information (ANSSI).
Cet outil s’inscrit dans le prolongement du développement
numérique entamé depuis plusieurs décennies déjà par la profession ; avec le minitel d’abord, puis, dans les années 2000, avec
l’ouverture du site internet d’Infogreffe consacré initialement à la diffusion
électronique des données du registre du commerce et des sociétés (et notamment
des Kbis) et plus récemment le Tribunal Digital.
L’objectif est donc de simplifier la vie des dirigeants d’entreprise…
Exactement, nous nous engageons à faciliter le quotidien du dirigeant d’entreprise en numérisant l’accès à la
justice commerciale ; une démarche
qui s’inscrit dans la feuille de route du président de la République, avec la
possibilité pour le justiciable de suivre en ligne ses procédures. Délégataires
de la puissance publique, les greffiers s’inscrivent dans cette volonté. Ils
sont par exemple chargés de la tenue et du contrôle des formalités au Registre
du Commerce et des Sociétés, qui peuvent être aujourd’hui intégralement
accomplies en ligne. Toutefois, la tenue de ces registres suppose une vigilance
accrue. La cybersécurité est un enjeu fort pour l’État français, et la
protection et l’encadrement de ces données sont primordiaux pour notre
profession. En tant qu’acteur délégué du service public, nous devons proposer
un service numérique de qualité et sécurisé en renforçant notre arsenal de
défense. Les médias se font régulièrement le relais d’attaques cyber toujours
plus nombreuses, et dans ce contexte, le temps géopolitique nous oblige à être
encore plus vigilants.
Justement, la CNIL a récemment
prononcé une sanction de 250 000 euros à l’encontre du GIE Infogreffe
pour avoir manqué à plusieurs obligations du RGPD
en matière de durée de conservation et de sécurité des données personnelles.
Le numérique a vocation à faciliter la vie des
entrepreneurs, mais cela implique des investissements d’autant plus importants
en matière de cybersécurité afin de sécuriser les données des registres dont
nous assurons la tenue. Rappelons toutefois que dans le cas d’Infogreffe,
aucune intrusion malveillante n’est intervenue et qu’aucune donnée n’a fuité.
Il s’agit essentiellement d’une sanction préventive qui ont permis de pointer
vers des manquements qui ont pu être corrigés, permettant ainsi une parfaite
mise en conformité avec le Règlement général sur la protection des données
(RGPD). Cette actualité vient nous rappeler qu’on peut toujours s’améliorer et
confirme qu’il faut rester vigilant en permanence.
Comment le dispositif français et
le rôle des greffiers, notamment dans la lutte contre le blanchiment de
capitaux et le financement du terrorisme, sont-ils perçus à
l’international ?
Le dispositif français et la tenue
des registres dits « à la française » – comme le registre des
bénéficiaires effectifs (RBE) et le RCS –, sont salués à l’international
et font figure d’exemple. Le dispositif français est assez unique en son genre,
et la pertinence de l’action des greffiers des tribunaux de commerce a
d’ailleurs récemment été saluée, en mai dernier, dans le dernier rapport
d’évaluation du Groupe d’Action Financière (GAFI). La France dispose d’une
justice commerciale indépendante, transparente et agile, et ce rapport est venu
le confirmer.
Pour promouvoir notre savoir-faire et
mettre en avant ce dispositif tricolore, nous sommes heureux d’organiser la
prochaine Conférence annuelle de l’EBRA, l’European Business Registry
Association, qui se tiendra pour la première fois en France en 2023. L’occasion
aussi de promouvoir l’attractivité française et d’asseoir Paris et la France
comme places de droit sur la scène internationale.
Quel regard portez-vous sur les
propositions portées par le comité des États généraux de la Justice en termes de
justice commerciale ?
La tenue des États généraux de la
Justice est une initiative que nous applaudissons, mais se pose maintenant la
question de l’après : quelle justice imaginer pour demain ?
Je salue la proposition d’élargir les
compétences du tribunal de commerce avec la création d’un tribunal des
activités économiques. La perspective d’une expérimentation dans des tribunaux
de commerce de tailles différentes nous paraît pertinente. Il serait ainsi
question d’étendre les compétences du tribunal de commerce aux associations,
professions libérales et agriculteurs qui relèvent actuellement des tribunaux
judiciaires. Une proposition qui s’inscrit dans le prolongement du transfert du
contentieux des artisans : en effet, depuis le 1er janvier 2022, les
litiges professionnels entre artisans relèvent de la compétence du tribunal de
commerce. Cette proposition tend également à répondre à plus de lisibilité, en
centralisant tous les litiges professionnels.
Cette proposition du comité des États
généraux de la Justice pourrait par la suite enrichir les compétences des
greffiers. Aujourd’hui, les associations, par exemple, ne sont pas inscrites au
registre, mais simplement déclarées en préfecture. Sans un contrôle équivalent
au RCS, cela peut représenter un réel point de faiblesse dans la lutte contre
le blanchiment de capitaux. Les greffiers, déjà garants des informations
contenues dans les registres légaux, sont prêts à voir leurs compétences
élargies, en cohérence avec leurs missions dans la lutte contre la fraude, le
blanchiment et le financement du terrorisme. Nous pourrions à ce titre imaginer
leur immatriculation au registre tenu par la profession.
Après
deux années exceptionnelles pour l’entrepreneuriat, la courbe semble
s’inverser. Le dernier baromètre national des entreprises du CNGTC (1er semestre 2022) révélait 183 530 radiations (+35 % à un an d’intervalle) et plus de 14 000 liquidations judiciaires enregistrées au cours du premier semestre 2022 (+40 %). Quel regard portez-vous sur cette
situation ?
Depuis le début de la crise Covid, nous faisons en effet
face à une
situation atypique pour les entreprises. Aujourd’hui, le dernier baromètre
semble amorcer un retour à la normale, avec l’éclatement de cette « bulle
protectrice » maintenue par les aides de l’État. Avec le remboursement des
PGE et le contexte international marqué par la guerre en Ukraine,
l’entrepreneuriat est en tension. L’occasion de rappeler le rôle de prévention
des greffiers auprès des entreprises en difficulté, et l’existence du site
Prevention.infogreffe.fr, une plateforme permettant au
chef d’entreprise d’évaluer le degré de difficulté que rencontre
sa société, et de lui donner les orientations adaptées.
Dans ce contexte, je tiens également
à rappeler le rôle d’APESA (Aide Psychologique pour les Entrepreneurs en
Souffrance Aiguë), association cofondée par Marc Binnié, greffier associé
du tribunal de commerce de Saintes, qui vient en aide aux entrepreneurs en
difficulté. Nous sommes très sensibles à ce dispositif composé de
5 000 sentinelles, sur toute la France et en Outre-mer, qui rappelle que
derrière chaque entreprise, il y a surtout des personnes qui ont besoin d’être
accompagnées et soutenues.
Propos
recueillis par Constance Périn