Alors que le 117e
Congrès des notaires s’apprête à recevoir en grande pompe la profession à Nice,
du 23 au 25 septembre prochains, son président, Olivier Herrnberger, est revenu
pour le JSS sur le déroulement et les enjeux
de cet événement dédié, cette année, « [au]
numérique, [à] l’Homme et [au] droit ». Objectif principal : démontrer « que
l’espace dématérialisé n’est pas condamné à être une zone de non-droit ».
Pourquoi avoir choisi « Le numérique, l'Homme
et le droit » comme thème du congrès cette année ?
Les travaux d’un congrès des notaires s’échelonnent sur deux ans. Nous
avons choisi ce thème fin 2019 car à cette époque, il y avait beaucoup d’études sur
les outils du numérique, mais peu d’analyses de l’impact de la digitalisation
sur le contenu même de la règle de droit. Nous pressentions que l’explosion du
marché des données personnelles, les nouvelles manières d’échanger, de signer
un contrat et enfin l’apparition de nouvelles valeurs dématérialisées allaient
nécessairement devoir être appréhendées par le droit ; et qu’il fallait
s’intéresser à la confrontation entre les règles établies du système juridique
d’une part, et ces nouveaux contrats ou actifs d’autre part. En clair, les
règles de droit étaient-elles menacées d’obsolescence ou étaient-elles en
mesure d’accueillir ces nouveautés ? Nous voulions dresser un tableau
assez large sur trois sujets classiques du droit, que sont la personne, le
patrimoine et le contrat.
Quels sont les principaux enjeux et ambitions de
cette manifestation ?
Son ambition est de démontrer que le système juridique dispose de concepts
et de principes suffisants pour appréhender les nouveaux outils, et que
l’espace dématérialisé n’est pas condamné à être une zone de non-droit. Son
enjeu est de démontrer que les professionnels du droit, et singulièrement
l’officier public, ont un rôle à y jouer, en y prolongeant les fonctions de
sécurité et de confiance qu’ils accomplissent dans le monde physique.
Quelles principales personnalités s’exprimeront
durant ce congrès ?
Outre le ministre de la Justice, notre autorité de tutelle qui sera avec
nous pour ouvrir les travaux, nous recevrons Luc Julia, ancien vice-président
de Samsung et directeur scientifique de Renault, qui viendra nous parler de
l’intelligence artificielle pour nous dire ce qu’elle est et… ce qu’elle n’est
pas. Julia de Funès nous livrera le regard du philosophe sur les questions
d’identité, de vie privée et de mort numérique. Nous écouterons également le
professeur Dominique Boulier, sociologue avec lequel nous avons travaillé
pendant deux ans pour poser le cadre sociologique des sujets que nous abordons
avant d’envisager les réponses que le juriste peut donner. Alain Lambert,
grâce à sa double expérience de notaire et d’élu (ancien ministre, ancien
parlementaire, ancien président de département), aujourd’hui président du
conseil national des normes, nous fera part de son expérience sur la mise en
place des premiers textes sur les actes électroniques et de son regard sur
l’exercice du droit dans l’univers dématérialisé. Enfin, nous dialoguerons avec
Gilles Babinet, vice-président du conseil national du numérique.
« Il n’y a pas véritablement de grand soir du
droit,
mais plutôt des enjeux de qualification »
à cette occasion, les trois commissions vont chacune
émettre de nombreuses propositions. Quelles sont celles qui doivent être
concrétisées en priorité selon vous ?
Certaines ont une vocation très large, politique au sens d’organisation de
la Cité. D’autres sont à une échelle plus technique. La proposition qui invite
au débat sur la protection du droit d’accès à Internet est l’une de mes
préférées : peut-on encore être un citoyen si l’on ne dispose pas d’accès
à Internet, alors que de plus en plus de formalités et de démarches ne peuvent
s’effectuer qu’en ligne ? Nous ferons une proposition qui invite à y
réfléchir.
Les propositions relatives au sort des personnes protégées dans la sphère
des échanges dématérialisés ou encore celles relatives au devenir des données
personnelles après la mort biologique sont également essentielles. Nous
revisitons ces deux sujets qui n’ont pas été totalement traités à ce jour par
le législateur. Dans un registre plus technique, nous ferons des propositions à
propos du testament : faut-il ouvrir la porte à un testament totalement
dématérialisé enregistré sur un smartphone par exemple ; ou bien la
spécificité de cet acte justifie-t-elle, par une sorte d’anachronisme de
sagesse, de lui maintenir un certain formalisme issu du monde
papier ?
Nous ferons aussi des propositions pour sécuriser davantage l’usage des
signatures électroniques afin de favoriser leur emploi dans un climat de
confiance car, à ce jour, il est très difficile de savoir quel est le niveau
exact de fiabilité de la signature des documents électroniques que l’on reçoit.
Patrimoine, contrat, identité… quelles innovations la
révolution numérique a-t-elle déjà entraînées en matière juridique ?
Le patrimoine voit apparaître de nouveaux objets tels que les
crypto-actifs. Il faut que le droit puisse les traiter. De la même manière,
certaines personnes tirent des revenus importants de comptes sur les réseaux
sociaux. Quel sort faut-il leur réserver lors d’un divorce ou d’une
cession de fonds de commerce ? Du reste, s’agit-il toujours d’un
« actif » au sens juridique ? Dans le domaine contractuel,
certains prédisent l’essor des smart contrats, qui régleraient toutes
les difficultés d’exécution des contracts. Que faut-il en penser ?
S’agit-il d’ailleurs d’un contrat au sens où l’entend le Code
civil ?
Enfin, sur l’identité, peut-on en imaginer une – un avatar informatique –
totalement déconnectée de l’état civil ?
Sur de nombreux sujets, nos travaux mettent en évidence qu’il n’y a pas
véritablement de grand soir du droit, mais plutôt des enjeux de qualification.
Les nouveautés qui apparaissent nécessitent avant tout de bien les décortiquer
pour les comprendre et, partant, pouvoir leur appliquer le régime juridique le
plus pertinent. Cet enjeu de qualification est essentiel dans le domaine des
crypto-actifs ou à propos du smart contract, par exemple.
Comment le digital affecte-t-il, dans la pratique, la
profession notariale en général ainsi que les missions du notaire ?
Dans son activité quotidienne, le notaire est de plus en plus confronté
aux nouveaux actifs qui arrivent dans les dossiers. La question de la
multiplication des documents signés numériquement et de l’incertitude sur le
niveau de fiabilité des signatures se pose quotidiennement, lorsque le notaire
est destinataire, par exemple, d’un document signé numériquement par le
dirigeant d’une banque. Sur les fonctions, celles-ci
ne sont pas substantiellement modifiées. Le centre de gravité de certaines
tâches se déplace, certaines diligences prenant moins de temps que par le passé
du fait de l’automatisation et d’autres prenant au contraire de l’importance.
Mais, fondamentalement, la fonction reste la même : assurer de la sécurité
et de la confiance. L’enjeu qui est devant nous – et cela concerne les
notaires, mais plus généralement toutes les professions du droit – est celui de
déployer nos fonctions dans le monde numérique, pour y assurer les missions que
nous assurons dans le monde physique. De ce point de vue, l’espace numérique ne
me paraît pas un univers qui a besoin de moins de confiance et de sécurité, et
je pense que c’est même exactement l’inverse et que, partant, les professions
du droit doivent y déployer leur utilité sociale.
La dématérialisation peut parfois conduire à la disruption de certaines
activités. C’est une question qui interpelle les citoyens et les juristes,
comme elle interpelle la science médicale : l’intelligence artificielle et
le numérique rendent-ils le médecin obsolète ? Je ne le crois pas. Je
pense qu’elle déplace le champ de son activité, mais qu’elle ne le rend pas
moins essentiel, en particulier pour contextualiser une donnée à une situation
humaine. Il en va de même dans le domaine du droit. Finalement, la question qui
est en arrière-plan est celle de l’utilité sociale des professionnels du droit.
C’est une question qui mériterait un débat public sur ce que le citoyen peut
exiger des professions réglementées, qui n’ont dans l’histoire récente été
abordées que sous le prisme de leur « coût » pour le consommateur et
non de leur « fonction » pour le citoyen, c’est-à-dire du rôle
qu’elles peuvent jouer pour le compte de l’État, du citoyen et, finalement, de
la paix sociale.
La crise sanitaire a-t-elle précipité l’utilisation
des outils numériques au sein de la profession ?
Elle l’a accélérée comme pour toutes les activités. Aujourd’hui, de
nombreuses études sont arrivées au zéro papier ou s’en approchent, alors que
cela leur paraissait hors de portée en mars 2020. Par ailleurs, le notariat a
très bien géré le passage au télétravail, de nombreuses études ayant basculé la
totalité de leurs équipes en 24 heures lors du premier confinement ; ce qui
démontre que la profession a acquis une maturité dans l’emploi des technologies
numériques. Le taux d’utilisation des actes notariés sur support dématérialisé,
qui sont devenus la règle et le papier l’exception dans toutes les études,
illustre lui aussi que le notariat est dans le wagon de tête de la
dématérialisation.
Quid de l’après congrès ? Avez-vous, notamment,
prévu des rencontres avec les pouvoirs publics ?
Nous prévoyons en effet de diffuser nos propositions aux pouvoirs publics,
et en particulier de les adresser au secrétaire d’État chargé du numérique,
Monsieur O. Sa mission semble plus orientée vers le numérique en tant que
marché économique ou vecteur de création d’emplois qu’en tant qu’espace
sociétal, mais nous essaierons cependant de le sensibiliser à la question de
son impact sur le système juridique en lui portant nos propositions.
Propos recueillis par Maria-Angélica Bailly