Souvent louée pour son réalisme et sa qualité, Engrenages doit notamment son succès à
l’équipe de consultants – policiers, magistrats, avocats – largement associée à
sa réalisation. L’avocate Clarisse Serre a prêté son œil expert au service de
la série durant trois saisons, en amont comme en aval. Un exercice « pointilleux », qui ne doit toutefois
pas faire oublier « qu’il s’agit
d’une fiction ».
Comment
avez-vous été amenée à être consultante sur des tournages ?
Il y a une
vingtaine d’années, j’avais été contactée pour le film Tanguy, d’Étienne
Chatiliez. On m’avait demandé de relire le script car une scène se déroulait au
palais de justice, et je devais vérifier si elle était vraisemblable, sur le
fond comme sur la forme. Je me suis aussi rendue sur le tournage durant deux
jours. J’avais beaucoup aimé l’expérience. On m’a également approchée par la
suite pour un projet de film, qui est malheureusement tombé à l’eau. Et puis,
un jour, la scénariste Anne Landois m’a demandé si cela m’intéresserait de
devenir consultante sur Engrenages. Je ne connaissais même pas la
série ! Mais j’ai accepté, et j’ai rejoint l’équipe à partir de la saison
5. Ça m’a tellement plu que je suis restée trois saisons.
En quoi
consistait votre aide et à quel stade ?
Contrairement
à ce que j’avais été amenée à faire pour Tanguy, ici, lorsque je suis
arrivée, l’histoire n’était pas écrite. On avait donc un rôle dès l’amont – je
dis « on » car les scénaristes consultaient également des conseillers
policiers et magistrats (lors de la première saison sur laquelle j’ai
travaillé, tous les consultants étaient conviés en même temps, par la suite,
nous étions vus séparément). On avait des réunions de travail très nourries,
durant lesquelles les scénaristes nous exposaient leurs idées, en nous disant
« là, je vois bien ça comme ça, à tel endroit ». Avec
l’ensemble de consultants, nous leur indiquions ensuite comment cela se passait
« en vrai ». Il y avait donc beaucoup d’échanges pour arriver à
quelque chose de crédible, qui tenait la route. Et puis, une fois l’arche (le
« squelette » de la saison, ndlr) écrite, on relisait tout :
après validation, elle était découpée en épisodes, et les dialogues étaient
introduits à ce moment-là. L’équipe passait ensuite au tournage, mais nous
n’étions pas obligés d’y assister. Cela dépendait des réalisateurs :
certains préféraient que l’on soit présent, d’autres non.
« Il faut faire attention à ne pas tomber
dans le documentaire, (...) trouver le juste milieu. »
À quels
détails faisiez-vous particulièrement attention ? Quelles erreurs
avez-vous par exemple été amenée à corriger ?
Déformation
professionnelle oblige, j’ai été très pointilleuse en relisant le script, sur
les mots utilisés. Tenez, un grand classique : ce n’est pas toujours
facile pour les non-initiés de faire la distinction entre un mis en examen, un
prévenu ou un accusé. C’est un jargon juridique qui semble vouloir dire la même
chose, mais qui, pour nous, professionnels du droit, permet de distinguer les
différents stades de la procédure. D’où l’importance de les utiliser à bon
escient. Tout comme un « PV d'audition » n’est pas un « PV
d’interrogatoire ». Idem, on essaie d’éviter les écueils de type
« mandat de perquisition » issus des séries américaines. En droit
français on a la « commission rogatoire », ce qui parle beaucoup
moins aux gens ! En-dehors de la terminologie, je pense aussi à des
détails vestimentaires. Je me souviens notamment que lors d’un tournage au
palais de justice, un acteur, qui jouait le rôle d’un prévenu arrivant de
prison, avait une écharpe autour du cou. Ça m’a tout de suite sauté aux
yeux : les détenus n’ont pas le droit de porter d’écharpe, pour des
raisons de sécurité. J’ai pu relever comme ça plusieurs incohérences, parfois
post-tournage, d’ailleurs. Il y avait notamment une scène où Joséphine Karlsson
(l’avocate jouée par Audrey Fleurot, ndlr) se rendait en prison, et, en
attendant de voir sa cliente au parloir, passait un appel depuis son téléphone.
Quand j’ai vu la scène, j’ai immédiatement appelé la scénariste pour lui dire
que c’était impossible, puisque, depuis 2012, les avocats ne sont plus
autorisés à entrer dans une prison avec leur portable. Après vérification, il
s’est avéré que ça ne figurait pas dans le script. Lors du tournage, le
réalisateur a dû dire à l’actrice « tiens, il faudrait que tu aies un
accessoire à la main ! ». C’est souvent lors de ces
improvisations pour « combler » que des erreurs peuvent se glisser.
La plupart du temps, on les débusque à temps, mais bien sûr, on ne voit pas tout :
il y a donc quelques loupés. Cela arrive ! Il ne faut pas oublier qu’il
s’agit de fiction, et que la stricte reproduction de la réalité est de toute
façon impossible.
Engrenages
Justement, comment coller le plus à la réalité tout en évitant d’être
trop technique pour ne pas « perdre » les
téléspectateurs ?
La
passerelle est en effet délicate, car celui qui regarde la série doit avoir une
impression de fluidité. C’est très bien que les gens puissent mieux connaître
le fonctionnement du système judiciaire – c’était d’ailleurs mon objectif en
acceptant de travailler sur Engrenages –, mais il faut faire attention à
ne pas tomber dans le documentaire. On doit trouver le juste milieu, en tâchant
d’éviter les erreurs, surtout les plus évidentes, tout en gardant à l’esprit
que nous ne sommes pas là pour créer une scène qui sera montrée à de futurs
magistrats. On évite donc de trop rentrer dans les détails : les gens
apprécient qu’une série soit crédible, mais si on les noie, ils n’adhèrent
plus. C’est la limite entre le profane et le non profane. Après tout, le but
d’une série est que les téléspectateurs passent un bon moment. Alors, à
certains moments, ils peuvent se dire « Non mais ça, c’est trop gros
pour être vrai ! » Seulement, parfois, il faut que ce soit trop
gros, qu’il y ait des rebondissements. Une série, c’est fait pour ça !
Quoiqu’au final, la réalité n’est, souvent, pas bien différente.
La série connaît un réel succès depuis quelques années. Comment
l’expliquez-vous ?
En effet, on m’a rapporté qu’à
partir de la saison 4, Engrenages a commencé à vraiment
« cartonner », et pas seulement chez nous, elle a eu un prix aux
États-Unis et s’est vendue dans beaucoup de pays. Preuve que la France est
capable de faire de bonnes séries ! C’est aussi fou de voir à quel point
l’engouement a été partagé par tous les publics, quel que soit leur milieu. Des
magistrats, des greffiers, m’ont dit qu’il s’agissait selon eux de la première
série française vraiment proche de ce qu’ils vivent au quotidien. Même des
clients, en apprenant que j’étais consultante sur la série, n’ont pas tari
d’éloges à son égard. Mais le plus satisfaisant, je trouve, est que ceux qui ne
connaissent pas le monde de la police et de la justice aient su être sensibles
à sa qualité. Les téléspectateurs, même profanes, sont exigeants : ils ont
envie de voir des séries fidèles à la réalité. Ils se rendent très bien compte
quand c’est le cas ou non. Et c’est vrai qu’Engrenages est
particulièrement réaliste, ni « bisounours », ni manichéenne. La
série montre notamment les dérapages qu’il peut y avoir du côté des policiers,
des avocats et des magistrats, et la violence quotidienne à laquelle ces
professions sont confrontées.
Elle montre aussi assez
clairement les relations entre les acteurs du monde judiciaire. On se rend
compte que tel policier veut plutôt travailler avec tel juge, que tel juge
préfère confier sa commission rogatoire à tel policier et qu’il redoute d’avoir
en face de lui tel avocat… Je ne crois pas que cela ait été aussi bien exploité
jusqu'alors dans une série française.
À mon sens, c’est d’abord ce
réalisme, et donc tout le travail réalisé pour y parvenir, qui explique la
qualité de la série, et son succès. C’est pour cette raison que je ne comprends
pas pourquoi il n’y a pas davantage de maisons de production qui font appel à
des consultants. Pour ce que ça coûte par rapport au budget total vs la
valeur ajoutée que cela représente… Je me suis vraiment aperçue qu’il y avait
tout une communication à mener sur cet aspect.
« Joséphine Karlsson est loin d’être une avocate
”type” :
elle est prête à tout ! »
L’autre atout de la série, ce
sont des personnages forts, des personnages qui marquent, auxquels l’on
s’attache… mais aussi qu’on aime détester, comme le procureur Machard, un type
détestable et vicieux. Un jour, j’ai fait venir l’acteur qui l’interprète
(Dominique Daguier, ndlr) au pot de la presse judiciaire, au palais de justice.
C’était très drôle de voir la majorité des personnes que nous avons croisées
l’accueillir par un « Bonjour Monsieur le procureur ! »
Dans le même genre, Caroline
Proust (l’un des personnages principaux, qui incarne une commissaire de police,
ndlr) m’a déjà avoué qu’elle se faisait régulièrement appeler « Capitaine
Berthaud » dans la rue. Pour le coup, c’est un personnage auquel les gens
s’identifient facilement, car elle est droit dans ses bottes et se donne corps
et âme pour mener à bien ses enquêtes. Par ailleurs, (spoiler) un des
personnages récurrents meurt dans la saison 5. L’acteur avait souhaité arrêter
l’aventure pour se consacrer à d’autres projets. Son décès a engendré beaucoup
de réactions, les gens n’ont pas compris qu’il puisse disparaître. C’est aussi
à cela qu’on reconnaît une série qui marche !
Engrenages compte
notamment une avocate parmi ses personnages principaux. à quel point représente-t-elle la profession ?
Joséphine Karlsson est loin
d’être une avocate « type » : elle est au contraire prête à
tout, elle a des méthodes peu scrupuleuses. Elle flirte souvent avec les
limites de la légalité et de la déontologie dans l’exercice de sa profession. à mon avis, elle aurait souvent mérité de
passer devant le conseil de l’Ordre ! (rires) Les scénaristes m’ont
d’ailleurs souvent demandé, lorsqu’ils avaient une idée en tête : « Si
Joséphine fait ça, est-ce qu’elle a des chances de ne pas se faire
attraper ? » Dans ces cas-là, j’expliquais généralement que
c’était très risqué, mais que si une avocate décidait d’agir ainsi et qu’elle
ne se faisait pas prendre, ce ne serait pas choquant qu’elle ne soit pas
sanctionnée. Cela dit, je pense que les téléspectateurs comprennent bien que ce
n’est pas un comportement « classique » d’avocat(e)...
Dans un autre registre, Joséphine
Karlsson est toujours en robe et en talons aiguilles. Or, quand on fait du
pénal à longueur de journée, que l’on prend trois fois le train dans la semaine
pour se rendre en maison d’arrêt, ce n’est pas vraiment l’accoutrement
idéal.
Mais c’était
un détail que les scénaristes ne voulaient pas lâcher, car il faisait partie du
personnage : une avocate sexy, truculente, qui n’a pas froid aux yeux. Les
téléspectateurs ont besoin de personnages intenses et marginaux. Regardez, moi,
je n'intéresserais personne, je suis bien trop normale ! Vous pensez bien,
une avocate mère de famille, si on me filmait au quotidien, qu’est-ce qu’on
s’ennuierait ! J’ai une vie bien trop formatée, bien trop « plan
plan » !
Quelles difficultés cela pose-t-il de faire entrer du judiciaire dans
une série ?
Je dirais
que le problème le plus important était celui du timing, par exemple lorsqu’il
était question d’un procès devant la cour d’assises. Les assises, dans la vraie
vie, cela dure minimum trois jours, et jusqu’à plusieurs mois pour les affaires
importantes. Sauf qu’en l’occurrence, il fallait articuler ça avec des épisodes
de 50?minutes ultra denses. Ce n’était pas évident,
et je n’aurais pas aimé être à la place des scénaristes !
Et puis, il
y a aussi les difficultés liées aux lieux de tournage, car l’équipe devait
veiller à ne pas perturber l’activité judiciaire. Lorsque des scènes devaient
être tournées au palais de justice, si les salles d’audience étaient occupées,
il fallait donc attendre le weekend, les vacances ou le soir. L’un des
réalisateurs voulait par exemple tourner une scène d’élection du conseil de
l’Ordre des avocats dans la bibliothèque du palais de justice. Pour ne pas
gêner, le tournage a commencé à 16h… et fini à 2h du matin. Heureusement, le
problème ne s’est pas posé pour la 2e DPJ (Direction de la
police judiciaire, ndlr), puisqu’il s’agissait de locaux reconstitués.
Engrenages fait la
part belle aux crimes glauques, particulièrement dans ses premières saisons. À
votre avis, pourquoi les téléspectateurs en sont friands ?
Il y a ce petit quelque chose de
voyeur en chacun d’entre nous qui fait que l’on aime les faits divers. En
France, on a toujours eu des journaux avec au moins une brève
« police » un peu sordide. D’ailleurs, le fait divers ne connaît pas
la crise : il suffit de voir comment se porte le Nouveau Détective… Certes,
c’est un magazine qui s’adresse à une population particulière, à grand renfort
de titres sensationnalistes, mais cela va bientôt faire 100 ans qu’il
existe, et il continue d’être lu. J’ai l’impression que ces histoires, qui ont
à la fois un effet répulsif et attractif, nous poussent à nous interroger. Il y
a ce côté fantasmagorique de se dire « ça pourrait être moi ».
Comme victime, d’abord, puisque n’importe qui peut se retrouver victime, et, à
ce titre, on peut donc tous se sentir concernés. Mais ce n’est pas le seul rôle
dans lequel on se projette : « Si j’étais policier, je n'aurais
pas laissé échapper ça », ou encore « Si j’étais le
criminel, je n’aurais pas fait ça comme ça ». à chacun sa part d’ombre !
Êtes-vous,
vous-même, consommatrice de séries policières ?
À vrai dire, pas du tout, même si
je lisais beaucoup de thrillers à une période. Je sais qu’il y a de très bonnes
séries, mais en tant qu’avocate pénaliste, je suis constamment confrontée au
grand banditisme et aux crimes de sang, alors, le soir, plutôt que de me
replonger dans ce que je vis au quotidien, j’ai besoin de m’oxygéner un peu.
Dernièrement, j’ai par exemple regardé Le jeu de la dame, la série sur
les échecs dont tout le monde parle depuis quelque temps.
Ce qui m’amuse, c’est que je
regarde les séries avec un autre œil depuis que j’ai assisté aux coulisses d’Engrenages.
J’arrive à cerner la recette magique pour des rebondissements réussis ;
les mécanismes mis en place pour qu’à la fin de l’épisode, le téléspectateur ne
s’arrête pas de regarder. Je parviens aussi bien mieux à détecter les scènes
« de remplissage », celles qui sont inutiles. Quand je vois qu’il
commence à y avoir des épiphénomènes autour de l’un des personnages, je me dis
tout de suite : « Ah, ça, c’est du comblage, ça n’a aucun
intérêt ! »
Quel bilan
tirez-vous de votre expérience comme consultante ?
C’était incroyable ! Je me
suis beaucoup amusée et très bien entendue avec toute l’équipe, alors si en
même temps j’ai pu contribuer à donner un gage de crédibilité à la série, j’en
suis ravie. Je n’ai pas compté mes heures, mais cela valait le coup, car
c’était une expérience unique. D’autant qu’on laisse un peu de soi en
participant à la création. J’ai notamment raconté tout un tas d’anecdotes qui
m’étaient arrivées, ce à quoi j’avais pu assister lors d’audiences un peu
mouvementées… Le fait de voir ensuite comment les scénaristes se sont inspirés
de ces récits et les ont transformés pour la télévision, ça avait un petit côté
magique.
J’ai aussi appris beaucoup de
choses, en particulier grâce aux consultants policiers. Ils m’ont fait
comprendre que dans leur profession, souvent, la fin justifie les moyens.
D’ailleurs, c’était intéressant de réaliser à quel point avocats et policiers
n’ont pas la même vision des dossiers. Clairement, ils ne poursuivent pas les
mêmes objectifs.
Et puis il y a quelque chose que
je ne vous ai pas dit : je n’ai pas seulement été conseillère sur Engrenages,
j’ai aussi été figurante ! J’apparais seulement quelques secondes dans un
épisode. Mais, petit clin d'œil, j'interprète... une avocate !
Seriez-vous
prête à reprendre votre casquette de conseillère juridique ?
Eh bien, j’ai tellement aimé ce
rôle, que je suis actuellement consultante sur un nouveau projet. Quand on m’a
proposé d’en faire partie, je ne me suis même pas posé la question, j’ai
foncé ! Je n’ai pas le droit de trop en parler, mais brièvement, il s’agit
d’une série dont le personnage central est une avocate. Contrairement à Engrenages,
qui était déjà en route depuis plusieurs saisons lorsque je suis arrivée, là,
tout prend beaucoup plus de temps : je vois la série sortir de terre. J’espère
que le tournage aura lieu dès cette année ou l'année prochaine. En tout cas,
j’ai hâte de voir ce que cela va donner !
Propos
recueillis par Bérengère Margaritelli