Avec le
décès d’une magistrate honoraire fin janvier et une tribune publiée dans la
foulée par un collectif de magistrats dans les colonnes du Monde alertant sur « l’état de délabrement de la justice », les conditions de travail des magistrats
sont revenues dans l’actualité. Malgré une conscience accrue de la hiérarchie,
les épuisements professionnels, les arrêts maladie et les problèmes de santé
font toujours partie du quotidien des juges. Les effets des Etats généraux de
la justice peinent à se faire ressentir.
Pour
décrire sa situation actuelle, Isabelle* dit qu’elle « papillonne ».
Une façon élégante, presque poétique de dire qu’elle a un trouble de
l’attention, qu’elle n’est plus capable de gérer le stress, les surcharges
mentales, et que par conséquent, elle ne peut plus exercer son travail de
magistrate comme auparavant.
« Avant, comme disait ma fille,
j'étais une warrior. Plus il y avait de stress, plus ça bougeait, plus c’était
compliqué, plus j'étais efficace, plus ça me plaisait. Maintenant, je ne rêve
qu'à une chose, c'est qu'on me foute la paix, » lâche celle qui, avant d’être
arrêtée pour épuisement professionnel il y a quelques années, était
vice-présidente d’une chambre civile dans une juridiction de moyenne taille, en
région.
L’histoire
n’est pas nouvelle mais elle se poursuit. Comme hier, le manque de moyens,
l’augmentation des affaires ainsi que l’accélération et l’individualisation du
travail conduisent à une surcharge de travail chez les magistrats comme le
rappelle cette étude récente menée par l’institut des
études et de la recherche sur le droit et la justice (IERDJ). Comme hier, les
magistrats souffrent, s’épuisent, s’arrêtent.
Dans
une tribune, publiée dans Le Monde le 10 février dernier, un collectif de magistrats alertait
sur « l’état de délabrement de la
justice » et soulignait qu’un groupe de travail mis en place par le
ministère de la justice estimait à 20 000 le nombre de magistrats nécessaires
en France contre 9 500 aujourd’hui. Les 1 500 juges supplémentaires annoncés
d’ici à 2027 suite aux états généraux de la justice peinent à convaincre. Et
certains estiment qu’au sein des tribunaux la situation reste inchangée, voire
s’est aggravée.
Des arrêts de travail et des
épuisements en hausse
La
tribune du 10 février dernier fait état d’un nombre d’arrêts maladie et
d’épuisements croissants. Les magistrats ne prennent pourtant pas plus d’arrêts
maladie que le reste des fonctionnaires.
Pour
Catherine Vandier, présidente de la chambre de l’instruction à la cour d’appel
de Pau et membre du bureau de l’USM, l’explication est simple et tiendrait à
l’autonomie dont disposent la plupart des magistrats dans l’organisation de
leur travail : « Un magistrat qui a
une gastro ou une grippe ne va pas prendre d’arrêt maladie. Il va échanger ses
audiences avec des collègues, et rester chez lui pour rédiger. Les pathologies
qui peuvent entraîner des arrêts maladie dans le reste de la fonction publique
ou dans le privé, ne se comptabilisent pas chez les magistrats. En général, lorsqu’un magistrat s’arrête,
c'est pour quelque chose de sérieux. »
Malgré
une conscience accrue de la hiérarchie et du ministère sur ces problématiques,
le tabou autour des problématiques de santé mentale et l’idée selon laquelle « un magistrat qui est fragile n’est
pas digne ou capable d'être magistrat » n’aident pas à endiguer le
problème.
Avec
une belle carrière derrière elle, Isabelle a voulu tenir. « Je me disais à chaque fois que je rattraperais mon retard quand
je serais moins fatiguée, que ça passerait. Et tout ça s'est accumulé » se
remémore celle qui avait pourtant alerté sa hiérarchie sur sa situation.
« Tout ça » commence par une prise de fonction comme
vice-présidente d’une chambre civile, un « poste
prestigieux, avec des contentieux très complexes, rédactionnels » et
une première année au cours de laquelle elle parvient à réduire son
« stock ».
L’année
d’après, la situation se dégrade : la juridiction est « peu attractive » et plusieurs postes sont vacants :
Isabelle doit faire des remplacements en urgence, jongler avec les matières,
regarder des justiciables repartir chez eux avant d’être jugés à cause de
l’heure tardive des audiences. Quand ses congés ne sont pas refusés, elle est
fatiguée dès son retour de vacances. Elle a l’impression de « monter une pente qui s'éboule » et
d’une « justice maltraitante pour
tout le monde ». Après plusieurs années d’arrêt, aujourd’hui elle
s’interroge : « Est-ce que ma
carrière sera cassée si j'y retourne ? »
Les juridictions « peu
attractives » en difficulté
A
l’image de celle d’Isabelle, certaines juridictions cumulent des facteurs
propices à des conditions de travail particulièrement difficiles. Selon Laurent
Willemez, sociologue, la principale difficulté concerne les « jeunes magistrates qui se retrouvent seules ou entourées de
jeunes de leur âge dans des petites juridictions, dans des régions peu
attractives avec une grosse majorité de premiers postes à part le procureur et
la présidente du tribunal ».
Pour
le co-auteur de Sociologie de la
magistrature, genèse, morphologie sociale et conditions de travail d’un corps (Armand
Colin), il est particulièrement
compliqué « d’exercer son métier
pour la première fois et en même temps de ne pas avoir beaucoup de monde à qui
demander de l'aide ». Par ailleurs, travailler au sein d’une petite ou
moyenne juridiction implique qu’en cas d’absence ou d’arrêt d’un collègue, le
travail à récupérer représente une grosse charge à répartir sur peu de
magistrats.
Le
23 août 2021, Charlotte, jeune
magistrate de 29 ans dans le nord, s’était suicidée, donnant lieu à la tribune
des 3 000 qui avait elle-même débouché sur les Etats généraux de la justice.
Les
difficultés rencontrées par les magistrats du siège ne sont pas tout à fait les
mêmes que celles du parquet. Au siège, le travail est plus solitaire, les
rencontres avec les justiciables sont plus nombreuses. Le surtravail,
principalement lié à l’écriture des jugements ainsi qu’au nombre et à la durée
des audiences, conduit très fréquemment les magistrats à travailler une fois
qu’ils sont rentrés chez eux le soir, mais aussi pendant les weekends et les
congés.
Côté
parquet, le travail d’équipe et le collectif sont plus forts mais il en va de
même pour le lien hiérarchique. Les permanences et le traitement en temps réel
des réponses entraînent souvent de la fatigue et une sur-disponibilité des
magistrats qui ont rarement le temps de rattraper leurs heures de sommeil avant
qu’il ne soit à nouveau leur tour d’assurer les permanences. Mais au parquet
comme au siège, le sentiment de rendre une mauvaise justice reste le même.
« Aucun magistrat ne rend la
justice qu’il voudrait rendre »
En
juillet 2022, sur le réseau social twitter (depuis devenu X), une parquetière s’exprimant
sous le pseudo @SirYesSir racontait : « Ces
jours-ci, je ne suis pas loin d’être à jour, parce que j’ai bossé pendant mes
week-ends et le soir. Je suis crevée, mais je pense dans quelques semaines
pouvoir partir en vacances à peu près sereine. En attendant, quasi 2 semaines
de perm m’attendent. Je vais prendre des décisions, PLEIN, sur des mineurs
victimes, sur des violences conjugales, sur des crimes, en quelques instants,
après plusieurs nuits entrecoupées et avec parfois la parfaite conscience que
je ne suis pas au max de mes capacités mentales ». Presque trois ans plus
tard, pour la magistrate, rien n’a changé.
Dans
son tribunal de taille moyenne en région, la situation serait même en train d’empirer :
« L'activité pénale augmente et les
moyens promis par la chancellerie tardent à venir. On a de plus en plus de
procédures et on est toujours exactement le même nombre de personnes pour les
traiter », explique-t-elle. Il
y a bien eu le renfort de ces « sucres rapides » des attachés de
justice et des assistants de justice, plus rapides à former que les magistrats
et les greffiers. Mais, embraye la magistrate, « Ils ne prennent pas la perm, ils ne vont pas à l'audience, ils ne
traitent pas le courrier. Ça aide, mais ça ne remplace pas un collègue. »
Pour
elle comme pour l’ensemble des magistrates interrogées, ces conditions de
travail sont à l’origine d’une perte de sens et d’un sentiment de rendre une
justice en large décalage avec celle qu’elles aimeraient rendre. « On fait des choix en permanence. Il y
a un certain nombre de choses que vous ne poursuivez pas, que vous poursuivez
mal ou que vous poursuivez tard. C'est très maltraitant pour la victime
comme pour le mis en cause d'attendre un jugement pendant 12, 24, 36 mois.
Aucun magistrat en France, ne rend la justice qu'il voudrait rendre, » affirme
la magistrate.
« Une orange qu’on presse »
Le
22 janvier 2025, Leila Zidani, une magistrate honoraire au tribunal judiciaire
de Nanterre âgée de 71 ans, décédait suite à un malaise survenu alors qu’elle
préparait une audience. Deux ans plus tôt dans ce même
tribunal, c’est Marie Truchet, magistrate du siège, qui décédait des suites
d’un AVC, à 44 ans.
Quand Catherine* arrive comme juge des enfants dans
une juridiction de moyenne taille en région, elle a une soixantaine d’années et
une longue carrière derrière elle. Dans le département, les placements sont
parfois non exécutés pendant un an, sans que les juges n’en soient avertis. « Ça a généré beaucoup de stress de savoir
que des enfants étaient frappés ou abusés chez eux et que nos décisions
n'étaient pas exécutées, » se remémore Catherine.
Un
jour qu’elle travaille en effectifs réduits, ça se serre dans sa poitrine,
comme « une orange qu’on presse ». Son
infarctus, qui sera reconnu comme imputable au travail, s’est, pour elle,
préparé sur plusieurs années : « Cela
s'est déroulé sur plusieurs juridictions où les choses n'ont fait que se
renforcer dans une course à la masse de travail, qui a explosé à la fin.
J'étais plutôt sportive, mais ces surcharges m'ont affaiblie, au point que je
pratiquais de moins en moins d'activité physique. » Sur conseil du médecin,
la juge a dû prendre sa retraite avant de pouvoir prétendre à un taux plein et
est aujourd’hui magistrate honoraire.
Des magistrats « gestionnaires de
stock »
Aujourd’hui,
de nombreux magistrats ont l’impression d’être devenus des « gestionnaires de stock » avec le risque, si l’activité diminue,
que le nombre de magistrats soit réduit dans la juridiction.
Julie*,
une psychologue qui s’intéresse aux métiers de la magistrature, estime que le
cœur du problème se trouve dans la façon dont on organise le travail
aujourd’hui. « On met des gestionnaires à
la tête de toutes les organisations privées ou publiques, avec des méthodes de
management qui sont très particulières comme l'évaluation individualisée des
performances. Ça détériore l'organisation et les conditions de travail et ça a
des impacts très forts sur la santé des travailleurs. »
La
psychologue, qui parle de la magistrature comme d’« un monde où on ne se livre pas », s’inquiète particulièrement de
la capacité des magistrats à former un collectif de travail, dont il est
longuement question dans la nouvelle étude de l’IERDJ. A une époque où les
audiences à juges uniques sont de plus en plus fréquentes, Julie s’interroge : « Dans les métiers de la magistrature,
est-ce que c'est encore possible d'avoir du temps pour parler du travail, au vu
du flux démentiel des dossiers qu’il y a à traiter ? Est-ce que c’est possible
de se confier à un collègue sur la façon dont on juge, la pression et la
culpabilité certaine de laisser les justiciables en suspens ? »
Face
à l’engorgement des tribunaux, les modes amiables de règlement des différends
sont une piste. Mais « l'économie de
l'amiable pour le juge, c'est du temps. L'économie de l'amiable pour l'avocat,
c'est de l'argent, pose le psychologue Gilles Riou, qui a travaillé sur le
sujet avec son cabinet Egidio. L'un et
l'autre n'ont pas la ressource qu'il leur manque ». Les 4 ou 5 heures de
travail initial à investir dans un règlement à l’amiable, la plupart des
magistrats ne les ont pas, conclut Gilles Riou, qui souligne aussi l’existence
dans la magistrature d’un environnement propice à des risques de violences en
interne.
Laurent
Willemez tient toutefois à le rappeler : «
Il y a des magistrats qui sont heureux d'être magistrats ! » Récemment, le
sociologue a rencontré une ancienne avocate, devenue juge des enfants, qui lui
a confié :« Là, je suis à ma place.
»
Marion Durand
*
Les prénoms ont été changés