JUSTICE

« Monter une pente qui s'éboule » : dans la magistrature, les conditions de travail ne s’arrangent pas

« Monter une pente qui s'éboule » : dans la magistrature, les conditions de travail ne s’arrangent pas
Publié le 12/03/2025 à 10:26

Avec le décès d’une magistrate honoraire fin janvier et une tribune publiée dans la foulée par un collectif de magistrats dans les colonnes du Monde alertant sur « l’état de délabrement de la justice », les conditions de travail des magistrats sont revenues dans l’actualité. Malgré une conscience accrue de la hiérarchie, les épuisements professionnels, les arrêts maladie et les problèmes de santé font toujours partie du quotidien des juges. Les effets des Etats généraux de la justice peinent à se faire ressentir.

Pour décrire sa situation actuelle, Isabelle* dit qu’elle « papillonne ». Une façon élégante, presque poétique de dire qu’elle a un trouble de l’attention, qu’elle n’est plus capable de gérer le stress, les surcharges mentales, et que par conséquent, elle ne peut plus exercer son travail de magistrate comme auparavant.

« Avant, comme disait ma fille, j'étais une warrior. Plus il y avait de stress, plus ça bougeait, plus c’était compliqué, plus j'étais efficace, plus ça me plaisait. Maintenant, je ne rêve qu'à une chose, c'est qu'on me foute la paix, » lâche celle qui, avant d’être arrêtée pour épuisement professionnel il y a quelques années, était vice-présidente d’une chambre civile dans une juridiction de moyenne taille, en région.

L’histoire n’est pas nouvelle mais elle se poursuit. Comme hier, le manque de moyens, l’augmentation des affaires ainsi que l’accélération et l’individualisation du travail conduisent à une surcharge de travail chez les magistrats comme le rappelle cette étude récente menée par l’institut des études et de la recherche sur le droit et la justice (IERDJ). Comme hier, les magistrats souffrent, s’épuisent, s’arrêtent.

Dans une tribune, publiée dans Le Monde le 10 février dernier, un collectif de magistrats alertait sur « l’état de délabrement de la justice » et soulignait qu’un groupe de travail mis en place par le ministère de la justice estimait à 20 000 le nombre de magistrats nécessaires en France contre 9 500 aujourd’hui. Les 1 500 juges supplémentaires annoncés d’ici à 2027 suite aux états généraux de la justice peinent à convaincre. Et certains estiment qu’au sein des tribunaux la situation reste inchangée, voire s’est aggravée.  

Des arrêts de travail et des épuisements en hausse

La tribune du 10 février dernier fait état d’un nombre d’arrêts maladie et d’épuisements croissants. Les magistrats ne prennent pourtant pas plus d’arrêts maladie que le reste des fonctionnaires.

Pour Catherine Vandier, présidente de la chambre de l’instruction à la cour d’appel de Pau et membre du bureau de l’USM, l’explication est simple et tiendrait à l’autonomie dont disposent la plupart des magistrats dans l’organisation de leur travail : « Un magistrat qui a une gastro ou une grippe ne va pas prendre d’arrêt maladie. Il va échanger ses audiences avec des collègues, et rester chez lui pour rédiger. Les pathologies qui peuvent entraîner des arrêts maladie dans le reste de la fonction publique ou dans le privé, ne se comptabilisent pas chez les magistrats. En général, lorsqu’un magistrat s’arrête, c'est pour quelque chose de sérieux. »

Malgré une conscience accrue de la hiérarchie et du ministère sur ces problématiques, le tabou autour des problématiques de santé mentale et l’idée selon laquelle « un magistrat qui est fragile n’est pas digne ou capable d'être magistrat » n’aident pas à endiguer le problème.

Avec une belle carrière derrière elle, Isabelle a voulu tenir. « Je me disais à chaque fois que je rattraperais mon retard quand je serais moins fatiguée, que ça passerait. Et tout ça s'est accumulé » se remémore celle qui avait pourtant alerté sa hiérarchie sur sa situation. « Tout ça » commence par une prise de fonction comme vice-présidente d’une chambre civile, un « poste prestigieux, avec des contentieux très complexes, rédactionnels » et une première année au cours de laquelle elle parvient à réduire son « stock ».

L’année d’après, la situation se dégrade : la juridiction est « peu attractive » et plusieurs postes sont vacants : Isabelle doit faire des remplacements en urgence, jongler avec les matières, regarder des justiciables repartir chez eux avant d’être jugés à cause de l’heure tardive des audiences. Quand ses congés ne sont pas refusés, elle est fatiguée dès son retour de vacances. Elle a l’impression de « monter une pente qui s'éboule » et d’une « justice maltraitante pour tout le monde ». Après plusieurs années d’arrêt, aujourd’hui elle s’interroge : « Est-ce que ma carrière sera cassée si j'y retourne ? »

Les juridictions « peu attractives » en difficulté

A l’image de celle d’Isabelle, certaines juridictions cumulent des facteurs propices à des conditions de travail particulièrement difficiles. Selon Laurent Willemez, sociologue, la principale difficulté concerne les « jeunes magistrates qui se retrouvent seules ou entourées de jeunes de leur âge dans des petites juridictions, dans des régions peu attractives avec une grosse majorité de premiers postes à part le procureur et la présidente du tribunal ».

Pour le co-auteur de Sociologie de la magistrature, genèse, morphologie sociale et conditions de travail d’un corps (Armand Colin), il est particulièrement compliqué « d’exercer son métier pour la première fois et en même temps de ne pas avoir beaucoup de monde à qui demander de l'aide ». Par ailleurs, travailler au sein d’une petite ou moyenne juridiction implique qu’en cas d’absence ou d’arrêt d’un collègue, le travail à récupérer représente une grosse charge à répartir sur peu de magistrats.

Le 23 août 2021, Charlotte, jeune magistrate de 29 ans dans le nord, s’était suicidée, donnant lieu à la tribune des 3 000 qui avait elle-même débouché sur les Etats généraux de la justice.

Les difficultés rencontrées par les magistrats du siège ne sont pas tout à fait les mêmes que celles du parquet. Au siège, le travail est plus solitaire, les rencontres avec les justiciables sont plus nombreuses. Le surtravail, principalement lié à l’écriture des jugements ainsi qu’au nombre et à la durée des audiences, conduit très fréquemment les magistrats à travailler une fois qu’ils sont rentrés chez eux le soir, mais aussi pendant les weekends et les congés.

Côté parquet, le travail d’équipe et le collectif sont plus forts mais il en va de même pour le lien hiérarchique. Les permanences et le traitement en temps réel des réponses entraînent souvent de la fatigue et une sur-disponibilité des magistrats qui ont rarement le temps de rattraper leurs heures de sommeil avant qu’il ne soit à nouveau leur tour d’assurer les permanences. Mais au parquet comme au siège, le sentiment de rendre une mauvaise justice reste le même.

« Aucun magistrat ne rend la justice qu’il voudrait rendre »

En juillet 2022, sur le réseau social twitter (depuis devenu X), une parquetière s’exprimant sous le pseudo @SirYesSir racontait : « Ces jours-ci, je ne suis pas loin d’être à jour, parce que j’ai bossé pendant mes week-ends et le soir. Je suis crevée, mais je pense dans quelques semaines pouvoir partir en vacances à peu près sereine. En attendant, quasi 2 semaines de perm m’attendent. Je vais prendre des décisions, PLEIN, sur des mineurs victimes, sur des violences conjugales, sur des crimes, en quelques instants, après plusieurs nuits entrecoupées et avec parfois la parfaite conscience que je ne suis pas au max de mes capacités mentales ». Presque trois ans plus tard, pour la magistrate, rien n’a changé.

Dans son tribunal de taille moyenne en région, la situation serait même en train d’empirer : « L'activité pénale augmente et les moyens promis par la chancellerie tardent à venir. On a de plus en plus de procédures et on est toujours exactement le même nombre de personnes pour les traiter », explique-t-elle. Il y a bien eu le renfort de ces « sucres rapides » des attachés de justice et des assistants de justice, plus rapides à former que les magistrats et les greffiers. Mais, embraye la magistrate, « Ils ne prennent pas la perm, ils ne vont pas à l'audience, ils ne traitent pas le courrier. Ça aide, mais ça ne remplace pas un collègue. »

Pour elle comme pour l’ensemble des magistrates interrogées, ces conditions de travail sont à l’origine d’une perte de sens et d’un sentiment de rendre une justice en large décalage avec celle qu’elles aimeraient rendre. « On fait des choix en permanence. Il y a un certain nombre de choses que vous ne poursuivez pas, que vous poursuivez mal ou que vous poursuivez tard. C'est très maltraitant pour la victime comme pour le mis en cause d'attendre un jugement pendant 12, 24, 36 mois. Aucun magistrat en France, ne rend la justice qu'il voudrait rendre, » affirme la magistrate.

« Une orange qu’on presse »

Le 22 janvier 2025, Leila Zidani, une magistrate honoraire au tribunal judiciaire de Nanterre âgée de 71 ans, décédait suite à un malaise survenu alors qu’elle préparait une audience. Deux ans plus tôt dans ce même tribunal, c’est Marie Truchet, magistrate du siège, qui décédait des suites d’un AVC, à 44 ans.

Quand Catherine* arrive comme juge des enfants dans une juridiction de moyenne taille en région, elle a une soixantaine d’années et une longue carrière derrière elle. Dans le département, les placements sont parfois non exécutés pendant un an, sans que les juges n’en soient avertis. « Ça a généré beaucoup de stress de savoir que des enfants étaient frappés ou abusés chez eux et que nos décisions n'étaient pas exécutées, » se remémore Catherine.

Un jour qu’elle travaille en effectifs réduits, ça se serre dans sa poitrine, comme « une orange qu’on presse ». Son infarctus, qui sera reconnu comme imputable au travail, s’est, pour elle, préparé sur plusieurs années : « Cela s'est déroulé sur plusieurs juridictions où les choses n'ont fait que se renforcer dans une course à la masse de travail, qui a explosé à la fin. J'étais plutôt sportive, mais ces surcharges m'ont affaiblie, au point que je pratiquais de moins en moins d'activité physique. » Sur conseil du médecin, la juge a dû prendre sa retraite avant de pouvoir prétendre à un taux plein et est aujourd’hui magistrate honoraire.

Des magistrats « gestionnaires de stock »

Aujourd’hui, de nombreux magistrats ont l’impression d’être devenus des « gestionnaires de stock » avec le risque, si l’activité diminue, que le nombre de magistrats soit réduit dans la juridiction.

Julie*, une psychologue qui s’intéresse aux métiers de la magistrature, estime que le cœur du problème se trouve dans la façon dont on organise le travail aujourd’hui. « On met des gestionnaires à la tête de toutes les organisations privées ou publiques, avec des méthodes de management qui sont très particulières comme l'évaluation individualisée des performances. Ça détériore l'organisation et les conditions de travail et ça a des impacts très forts sur la santé des travailleurs. »

La psychologue, qui parle de la magistrature comme d’« un monde où on ne se livre pas », s’inquiète particulièrement de la capacité des magistrats à former un collectif de travail, dont il est longuement question dans la nouvelle étude de l’IERDJ. A une époque où les audiences à juges uniques sont de plus en plus fréquentes, Julie s’interroge : « Dans les métiers de la magistrature, est-ce que c'est encore possible d'avoir du temps pour parler du travail, au vu du flux démentiel des dossiers qu’il y a à traiter ? Est-ce que c’est possible de se confier à un collègue sur la façon dont on juge, la pression et la culpabilité certaine de laisser les justiciables en suspens ? »

Face à l’engorgement des tribunaux, les modes amiables de règlement des différends sont une piste. Mais « l'économie de l'amiable pour le juge, c'est du temps. L'économie de l'amiable pour l'avocat, c'est de l'argent, pose le psychologue Gilles Riou, qui a travaillé sur le sujet avec son cabinet Egidio. L'un et l'autre n'ont pas la ressource qu'il leur manque ». Les 4 ou 5 heures de travail initial à investir dans un règlement à l’amiable, la plupart des magistrats ne les ont pas, conclut Gilles Riou, qui souligne aussi l’existence dans la magistrature d’un environnement propice à des risques de violences en interne.  

Laurent Willemez tient toutefois à le rappeler : « Il y a des magistrats qui sont heureux d'être magistrats ! » Récemment, le sociologue a rencontré une ancienne avocate, devenue juge des enfants, qui lui a confié :« Là, je suis à ma place. »

 Marion Durand

* Les prénoms ont été changés

1 commentaire
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Mina
- la semaine dernière
La France est l'un des pays européens avec le moins de juges par habitant, et le moins de budget de justice par habitant. Donc les problèmes exposés ici par les magistrats ne sont malheureusement pas une surprise.
La France en voie de tiers-mondialisation. Pendant ce temps-là, il est important pour le Président Macron de verser 200 milliards d'euros d'aides par an aux entreprises pour qu'elles puissent les redistribuer en dividendes.

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