À l’appel de la Conférence internationale des barreaux, une
centaine d'avocats parisiens se sont mobilisés vêtus de leurs robes noires
vendredi 17 mai, à la suite de la vague d’arrestations
de leurs confrères tunisiens opposés à la politique du président Kaïs Saïed. L’ensemble de la profession a appelé à la « libération
sans conditions » des avocats, des magistrats mais aussi des journalistes
maintenus en détention en Tunisie.
« Nous sommes tous
des avocats tunisiens ! », « Libérez les avocats ! » ont scandé au mégaphone,
vendredi 17 mai, les robes noires munies de banderoles, lors du rassemblement
en soutien aux défenseurs des droits en Tunisie, place André Tardieu, à Paris.
Huit organisations d’avocats, dont la Conférence
internationale des barreaux (CIB) qui réunit les barreaux de 40 pays
francophones, avaient appelé dans un
communiqué à une mobilisation, à la suite de l'interpellation musclée, le 11
mai, de l’avocate et chroniqueuse tunisienne
Sonia Dahmani.
Une semaine auparavant,
l’avocate avait été convoquée pour
comparaître devant un juge d’instruction
pour des propos ironiques formulés sur un plateau de télévision, au sujet de la
situation politique dans le pays. Alors qu’elle s’était
réfugiée dans la Maison de l’avocat de
Tunis, Sonia Dahmani a été violemment arrêtée par des hommes encagoulés devant
les caméras
de la chaîne France 24.
L'opposante au régime du
président tunisien Kaïs Saïed, fait aujourd’hui l’objet de poursuites pénales sur la base d’un
décret qui criminalise les « rumeurs et fausses nouvelles ». C’est dans ces circonstances tendues que le surlendemain,
le 13 mai, l’avocat à Tunis Mehdi Zagrouba a lui aussi été interpellé de façon
brutale à l’intérieur de la Maison de l’avocat. Emmené en garde à vue, il aurait été victime de
tortures durant sa détention selon l’Ordre
national des avocats de Tunisie.
« Un palier a été franchi
»
« Le
barreau français est évidemment traversé ce matin par une immense vague d'indignation alors que plusieurs dizaines d'avocats
tunisiens sont toujours, à l'heure où nous
parlons, emprisonnés, poursuivis, harcelés dans l'exercice
de leur fonction. Cette crise sans précédent dans l'histoire
de la Tunisie révèle la gravité de la détérioration de l'État
de droit à l'œuvre depuis maintenant 2021 », a prononcé d’un
ton urgent, Julie Couturier, présidente du Conseil national des barreaux (CNB),
aux côtés de représentants de
différents ordres, d’associations
d’avocats et de syndicats de la
corporation.
« Il
est absolument certain aujourd'hui qu'un palier
a été franchi et nous ne pouvons évidemment pas l'accepter »,
a-t-elle continué avant de « demander solennellement aux autorités
tunisiennes de libérer sans conditions nos confrères et les journalistes détenus
».
Pour
Paul-Albert Iweins, ancien président du CNB et actuel co-président d’Avocats sans frontières France, association qui « intervient
dans tous les pays pour la défense des droits de l'homme
et spécifiquement celle des avocats », ce qu’il
se passe actuellement en Tunisie est du « jamais-vu ».
Pire
qu’au temps de Ben Ali
Celui
qui s’est rendu par le passé en Tunisie
comme observateur à des procès « du temps de Ben Ali » a
rappelé à quel point « la profession d'avocat était
respectée ». « On admettait qu'il y ait des gens qui défendent. Aujourd'hui, on n'admet plus, a-t-il poursuivi. Dès que quelqu'un se manifeste pour la défense, il risque la détention,
la torture, c'est le cas des confrères
qui ont été récemment arrêtés. »
Banderole
à la main et les larmes aux yeux, Mohamed Bensaïd, membre du Comité pour le
respect des libertés et des droits de l’homme en
Tunisie s’est dit « fier » de la
solidarité exprimée par les avocats et les barreaux envers leurs confrères. « Ce
qu'il s'est
passé est très grave. La Maison des avocats n'a
jamais été attaquée sous Bourguiba ou sous Ben Ali. Aujourd'hui,
elle a été bafouée par des gens qui n’ont aucune
valeur démocratique et qui ne respectent aucunement tous les traités ratifiés
par l'État tunisien. »
Parmi
ceux-là, la Tunisie a ratifié le Pacte international de 1968 relatif aux droits
civils et politiques, qui protège le droit à la vie, à la liberté de pensée, de
conscience et de religion et l’interdiction
de la détention arbitraire. Le pays a également ratifié la Convention de 1984 contre
la torture et autres peines ou traitements cruels, inhumains ou dégradants.
« Le
président tunisien a pris en main tous les pouvoirs »
En grève
générale depuis le 13 mai, les avocats tunisiens ont de nouveau crié leur colère
trois jours plus tard lors d’un
important mouvement de protestation contre l’arrestation
de leurs collègues et contre la politique du président Kaïs Saïed, qui détricote
les acquis démocratiques de la Révolution de 2011. À la suite des inquiétudes
exprimées par l’Union européenne, les
États Unis et la France en raison des arrestations d’avocats,
de militants et personnalités de la société civile, le président tunisien a dénoncé
le même jour, « l'ingérence étrangère inacceptable » des pays
occidentaux.
« C'est une rhétorique assez classique en la matière, a rétorqué
Mohamed Ejait, avocat au barreau de Paris et président de la section locale du Syndicat
des avocats de France (SAF). Quand des gens interpellent les régimes
autoritaires de l'extérieur, les
dirigeants jouent sur la fibre nationaliste. On voit derrière nous des
personnes qui s'excitent [durant
le rassemblement, quelques individus ont fait part de leur soutien à la
politique du président Kaïs Saïed et se sont opposés aux manifestants présents,
ndlr]. Ce n'est pas du rationnel, c'est plus de l'ordre
de l’émotionnel. Le président Kaïs Saïed sait très bien les ressorts qu'il mobilise et auprès de quel électorat. »
Exilé en France, l’ancien bâtonnier
de Tunis, Abderrazak Kilani, est un avocat réputé qui fait l’objet
de poursuites judiciaires en Tunisie. Présent lors du défilé de soutien, il n’a pas manqué de fustiger les dérives autoritaires de Kaïs
Saïed.
« Après avoir mis la main sur tous les pouvoirs, surtout celui de la
justice, il a muselé les juges, qui aujourd'hui travaillent
sous la peur et la menace d’être à tout moment révoqués, explique celui qui
fut ministre chargé des relations avec l’Assemblée constituante après la Révolution
de 2011. Le président tunisien a pris en main tous les pouvoirs et est en
train de régler ses comptes avec tous ses opposants. »
Bloqués
par un cordon policier
Alors
que la délégation d’avocats devait se
rendre à pied à l’ambassade de Tunisie,
située à quelques rues de la place André Turdieu, afin de remettre un courrier récapitulatif
des inquiétudes prononcées par la profession et « solliciter une rencontre
», le cortège a été empêché d’avancer
pour des raisons d’autorisation. « Est-ce
que le trottoir de la rue a été privatisé par l'État
tunisien ? », a ironisé un avocat devant le cordon policier.
La présidente
du CNB, à la tête du cortège d'avocats, a détaillé au mégaphone : « L'ambassade refuse de nous recevoir. Nous allons nous
rendre devant l'ambassade pour
remettre ce courrier que nous avons préparé. Les avocats ne se laissent pas
intimider. » Après des dizaines de minutes d’attente,
seuls quelques représentants ont pu se rendre à l’ambassade
de Tunisie. Mais le courrier n’a pu être
remis en raison de l’absence de boîte aux
lettres et de personnes pouvant recueillir le pli. « Nous l'enverrons
par d’autres voies » a fait savoir
Julie Couturier.
Yslande
Bossé