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(94) Tribunal de Créteil : « C’est le montant que je gagne pour toute une année »

(94) Tribunal de Créteil : « C’est le montant que je gagne pour toute une année »
Publié le 03/01/2025 à 17:54

CHRONIQUE. La 12e chambre correctionnelle du tribunal judiciaire de Créteil jugeait une affaire de « mule », comme elle en voit souvent. Autrement dit, le transport d'une importante quantité de cocaïne, par une « petite main » du trafic de drogue.

Antonio s’avance dans le box des prévenus, le regard un peu perdu, laissant voir les signes d’un âge avancé, qu’on devine autour de la soixantaine.

Quelques jours avant l’audience, cet agriculteur vénézuélien a atterri à Orly après un vol en provenance de Bogota, avec une escale à Lisbonne. La fouille de ses bagages a permis au service des douanes de saisir des « plaques contenant de la cocaïne liquide », mais aussi de la cocaïne en poudre, dissimulée dans les semelles de ses chaussures. Le tout représentait un peu plus de 4,5 kilogrammes. Largement de quoi le placer en détention, et le faire comparaître devant un tribunal.

« Le SMIC là-bas, c’est trois dollars »

Le juge président d’audience questionne Antonio, avec l’aide d’une interprète en espagnol :

      « Pouvez-vous expliquer pourquoi avoir transporté ce produit, qui est interdit dans la majorité des pays ?

-      La vérité, c'est que je viens de la campagne. Je travaille dans l'agriculture, dans mon village. La réalité, c'est qu'ils m'ont proposé de gagner de l’argent. En 15 jours, c'est le montant que je gagne pour toute une année. Le SMIC là-bas, c'est trois dollars. Et moi, on me donne plus de travail à cause de mon âge. Je sais que j'ai mal fait. Je demande pardon, dans cette salle, devant le tribunal. Je sais que ça ne va pas se reproduire. »

Le magistrat voudrait savoir pourquoi le prévenu n’a pas fait part de ce projet à sa femme :

 « Pourquoi cette démarche, c'est-à-dire de gagner de l'argent pour pouvoir être tranquille pendant un an, il n'en a pas parlé avec la femme qui partage sa vie ?

- Elle ne savait rien.

- Ma famille... Maintenant, ils me reprochent ce que j'ai fait. Ils n'étaient pas au courant. »

« J'ai plusieurs vaches et des cochons »

L’avocat d’Antonio peut, à son tour, questionner le prévenu : 

    « J’ai remarqué pendant la procédure qu’en garde à vue, vous n’avez pas été assisté d’un avocat. Vous avez refusé d’être assisté à ce stade. Est-ce que vous pouvez expliquer au tribunal ce que vous ont dit les policiers sur l'assistance d'un avocat ?

L’interprète traduit à nouveau : 

 - Que ça n'était pas nécessaire, que devant le tribunal ou la police, il fallait que je dise la vérité. »

Après un temps d’arrêt, il ajoute, un peu au hasard, peut-être pour mieux faire comprendre ses choix : « Le traitement dont j'ai besoin pour me soigner par rapport aux problèmes de santé que j'ai, et la médecine, me coûtent de l'argent. Et je n'ai pas les moyens ».

Le juge reprend son interrogatoire, adressé à l’interprète : 

      « Il a déjà eu affaire à la justice ?

-      Non, jamais.

-      Il nous a indiqué qu’il était agriculteur ?

-      Oui, j'ai plusieurs vaches et des cochons. Avec ça, je me maintiens.

-      Il est propriétaire de sa ferme ?

-      Oui. »

On apprend aussi qu’Antonio est marié à sa femme depuis 44 ans. Ensemble, ils ont eu six enfants, dont trois vivent au Venezuela. Les autres sont établis en Argentine, et leur envoient parfois de l’aide matérielle. Le prévenu a également douze petits-enfants et deux arrière-petits-enfants. Interrogé sur ses problèmes de santé, il mentionne un problème à la prostate, un côlon enflammé, des calculs rénaux et un problème de diabète.

Une « banalisation » de ce genre d’affaires

La procureure prend la parole : elle évoque une « forme de banalité » de ce type d’affaires. Elle pointe la motivation financière mise en avant par Antonio, remarquant que « parmi les personnes en difficulté financière, toutes ne versent pas dans la délinquance ». Ainsi, dit-elle, « le tribunal devra tenir compte de cette particularité, de cette capacité à verser dans ce type de comportement ». La magistrate affirme aussi que les juges devront « tenir compte de la quantité », et rappelle les effets de la cocaïne, son « caractère létal », et ses effets sur « l’économie souterraine et la santé des gens ». Tout en évoquant les cartels et le « risque de se retrouver avec une balle dans la tête », quand on participe à ce type de trafic. Elle requiert la condamnation du Vénézuélien à deux ans d’emprisonnement ferme, avec un maintien en détention.

La défense l’accorde à la procureure : il y a une « certaine banalisation, dans les dossiers concernant les mules ». « À force d'en voir, on tombe parfois dans la facilité », regrette-t-il. Il argumente : « J'ai insisté auprès de Monsieur pour qu'il prenne un avocat, pas parce que j'avais une idée particulière, mais simplement pour qu'il soit accompagné, parce que faire plusieurs jours de garde-à-vue quand on est un vieil homme comme lui, c'est parfois un peu compliqué. J’ai été assez étonné de voir qu’on ne m’a pas appelé pour la suite de la procédure. Et Monsieur m'a expliqué, comme il l'a dit tout à l'heure, que les policiers lui ont dit de ne pas prendre d'avocat, que ça ne servait à rien. Donc la banalisation, dans un sens, elle a aussi des méfaits concernant les droits de la défense. Je ne plaide aucune nullité, mais je voulais le souligner ».

L’avocat affirme ensuite qu’Antonio a « fait le choix de la sincérité et de l'honnêteté ». Les motivations financières que la procureure présente comme des « excuses », « c’est la réalité aussi du monde dans lequel on vit », dit-il. Et de rappeler qu’« au Venezuela, trois personnes sur quatre vivent dans une situation d'extrême pauvreté ». Il poursuit : « On peut facilement tomber dans l’appât du gain, quand on vous explique qu'un trajet en Europe correspond à un an de salaire. Pour lui, c'est très compliqué : quand on a une famille à nourrir et douze petits-enfants, et qu'on essaye d'exister un petit peu dans ce monde qui est très compliqué, notamment au niveau des villages, par rapport à la situation de la crise économique et politique de ce pays, que ces pauvres gens vivent de plein fouet ».

Si l’avocat admet que son client sera condamné, il appelle les juges à tenir compte de sa « sincérité », mais aussi du fait qu’Antonio est un « monsieur de 65 ans, avec des soucis de santé, pour qui la prison va être très compliquée ».

Après une suspension de séance, le tribunal revient prononcer les jugements d’une première série d’audiences. La première de l’après-midi concernait une jeune femme de vingt ans, jugée pour des faits similaires de transport de cocaïne. Elle est condamnée à 18 mois d’emprisonnement dont neuf avec sursis, et neuf sous forme de peine aménagée à domicile (avec exécution provisoire), sous bracelet électronique. Après une trajectoire familiale compliquée, sa peine a pris en compte la main tendue par sa tante, qui devrait l’héberger. 

Antonio est quant à lui relaxé pour les faits de transport et d’infraction douanière, et condamné pour toutes les autres infractions relevées (soit le transport, l’acquisition et la détention de stupéfiants, à Orly, en Colombie, au Brésil et au Portugal). Il est condamné à une peine de trente mois d’emprisonnement, dont quinze avec sursis. Antonio n’a pas bien entendu, et le juge répète, expliquant en détail les règles du sursis. Le tribunal prononce aussi une interdiction du territoire français, pour dix ans, à l'encontre d'Antonio. Il est également condamné à une amende douanière de 10 000 euros, et va être maintenu en détention. Il réagit, de sa voix monocorde :

 « Mais comment je vais pouvoir payer une amende de 10 000 euros ?

- Ça, il verra avec le Trésor public français. Et s’il travaille en détention, il pourra payer une partie. Au revoir, Monsieur. »

Antonio semble un peu sonné : le regard perdu dans le vide, il se tourne pour quitter le box des prévenus.

Etienne Antelme

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