La rencontre annuelle des huissiers de
justice a eu pour thèmes l’écosystème des smart contracts et des
monnaies virtuelles, l’évolution de l’intermédiation, les offres contractuelles
et cryptofinancières, l’impact de la blockchain. Nous nous
sommes intéressés aux propos sur les monnaies virtuelles et les perspectives
financières de Philippe Dessertine, directeur de l’Institut de Haute Finance.
Le professeur Philippe Dessertine est
catégorique, l’humanité rentre dans la plus grande rupture technologique de
tous les temps. C’est une révolution industrielle vers l’inconnu qui commence.
Il prend un exemple :
« La situation est la même que pour les citoyens de 1900. À l’époque, Paris
et sa banlieue rassemblait environ 1 million
de chevaux. 30 ans plus tard, on n’en comptait plus que 4 000.
Personne n’avait imaginé cette transformation et aujourd’hui, personne n’est
capable de concevoir le Paris d’alors. La rupture donc est totale. »
La rupture technologique qui commence est colossale.
Elle se double du problème de dérèglement climatique dénoncé par une jeunesse
qui attend un changement de modèle de société. La rupture technologique en
cours s’applique à toutes les professions, à commencer par des métiers sans
rapport avec la recherche-développement (les chauffeurs de taxi) par exemple.
Pour la première fois depuis longtemps, la mutation n’est pas d’origine
énergétique, mais organisationnelle. La nouvelle logique impose une
déconcentration peu énergivore. Les consommateurs ne sont plus rassemblés en un
même lieu, ils commandent les produits directement qui sont livrés chez eux.
Concernant les tiers de confiance, ils ne sont plus obligés de réunir les
pièces d’un dossier dans un coffre unique, elles peuvent rester en sécurité
dans leurs sources originelles distantes. Cette révolution s’appuie sur
l’immense avancée des mathématiques. Car, fait majeur, les mathématiciens
dominent les grands nombres depuis la fin du XXe siècle.
L’approche nodale permet de traiter les Big Data en sous-ensembles et de
regrouper les résultats. La conception d’algorithmes qui fonctionnent dans une
architecture de nœuds imprègne notre civilisation par étapes. Il y a eu d’abord
la digitalisation, puis l’intelligence artificielle, et ensuite la blockchain.
Il nous reste sans doute quelques centaines de marches à gravir vers un futur
inconcevable, imprévu. Il nous appartient d’être agiles, réactifs, d’oublier
notre zone de confort.
La blockchain est un système algorithmique communautaire réputé
inviolable parce que basé sur une puissance de calcul impossible à égaler. Elle
a diffusé son influence en intégrant des monnaies virtuelles. Initialement, en
2009, le bitcoin est un actif conçu comme de l’or virtuel. Cet or
inviolable s’adapte aux besoins de l’économie. En 2014, l’éthereum, nouvelle
cryptomonnaie, ajoute à l’actif la possibilité de contracter ou de passer un
ordre en totale sécurité (smart contract) avec une traçabilité
permanente. Une partie des monnaies traditionnelles a été convertie en monnaies
virtuelles. Les taux sont négatifs, la confiance vis-à-vis de l’argent
classique, éloignée de la réalité économique, s’effrite. La cryptomonnaie, le bitcoin,
finance un projet réel, il soutient une entreprise. En 2019, Facebook vaut
800 milliards de dollars (par comparaison Airbus, c’est 70 milliards
de dollars) et fête ses 15 ans. En août, la société réfléchit au lancement
d’une monnaie que tout utilisateur de Facebook pourrait utiliser, affranchi des
situations de change et de la fiscalité. L’idée fait l’effet d’une onde de
choc. Le projet Libra, validé par le département d’État américain, a été gelé
par les autres puissances mondiales. Pour Mark Zuckerberg toutefois, ceux qui
ne rejoignent pas la révolution des monnaies prennent le risque de disparaître.
Il faut admettre que la rupture adviendra d’une ou de plusieurs nations, que
les autres y participent ou non.
La blockchain bouleverse l’approche de tous les domaines, elle
change les outils, elle automatise et ramène le facturable à la vente de
compétence. La technologie pousse les professionnels à resserrer leur plus-value
sur leur expertise, leurs études, leur expérience.
Par ailleurs, la suprématie du Monde est en train de changer de pôle,
passant des États-Unis à la Chine. Espagne, France, Grande-Bretagne… note
Philippe Dessertine, l’occupant de cette place varie au fil de l’Histoire.
Jusqu’à présent, il était d’essence occidentale. La bascule, qui s’annonce pour
le milieu du XXIe siècle au plus tard, signifie un changement
profond des références : du droit, de la philosophie, etc.
La civilisation occidentale est issue de ses racines grecques et latines,
d’idées antiques qui prônent la liberté de l’individu. En Asie, le principe
central repose sur l’importance du groupe. De là naît une incompréhension
génératrice de conflits commerciaux. Les Américains veulent imposer aux
Asiatiques les règles du droit occidental telles la propriété intellectuelle.
Propriété ? Le concept ne fonctionne pas si le groupe passe avant
l’individu. La copie devient légitime pour que le groupe en profite. De même,
l’Asie, 4,5 milliards de consommateurs, premier marché de la planète,
privilégie la notion d’usage à celle de propriété. Le président chinois,
conscient de nos différences, a récemment adressé sa relecture de la
Déclaration universelle des droits de l’homme aux Nations unies.
Rupture technologique et changement de références du système mondial
corrigent notre modèle de civilisation. Il faut accompagner ce mouvement, en
être acteur et non pas victime.
C2M