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36e Journée de Paris : les huissiers sous pression

36e Journée de Paris : les huissiers sous pression
Publié le 18/01/2021 à 09:00

À l’occasion de la rencontre rituelle de la profession, le président de la Chambre nationale des commissaires de justice a rendu hommage à ses pairs « sur le pont » durant cette crise sanitaire. De la révision des tarifs à l’organisation de la CNCJ, en passant par la signification électronique, Patrick Sannino en a également profité pour dresser un panorama des enjeux auxquels la profession fait face. Le tout en s’adressant au ministre de la Justice, présent lors de l’évènement. Compte rendu.


Rendez-vous annuel des huissiers de justice, la 36e Journée de Paris, qui s’est tenue le 21 décembre dernier, était non seulement virtuelle, mais aussi participative. Devant une audience ayant atteint près de 1 200 personnes à son pic, la manifestation a proposé un tour d'horizon des priorités de la profession, en cette période de crise sanitaire, ainsi qu’un point d'étape des travaux conduits par les commissions consultatives, tandis que la profession était invitée à réagir à des sondages thématiques en temps réel, et à adresser ses questions sur les différents sujets abordés : la (dé)régulation, le constat, la signification par voie électronique, les activités accessoires, la déontologie et la discipline, ou encore la territorialité. 


CRISE SANITAIRE : LA PROFESSION MOBILISEE


Lors de la « séquence officielle », le président de la Chambre nationale des commissaires de justice a interpellé le ministre de la Justice, présent lors de l'évènement.

Patrick Sannino a rappelé que la profession s’était largement mobilisée en faveur de ses concitoyens, notamment en lançant fin mars, via Médicys (sa plateforme de médiation), « urgence médiation », un nouveau service en ligne dédié à la résolution des litiges pendant la durée du confinement. Pendant cette période, particuliers et professionnels – TPE et PME – ont pu, gratuitement, avoir recours à une procédure de médiation pour remédier à leurs conflits, et, pour les litiges sur des demandes portant sur moins de 5 000 euros, en cas d’accord des parties, se faire délivrer un titre exécutoire ayant la force d’un jugement. 

Par ailleurs, pour accompagner les entreprises dans leur reprise d’activité durant le déconfinement, la Chambre nationale des commissaires de justice a lancé legalpreuve.fr. Le site Internet présente les différents constats d’huissier de justice, et met notamment en lumière le « constat règles sanitaires Covid-19 de reprise d’activité », dont l’objectif est de fournir aux entreprises une preuve attestant de la mise en œuvre des règles de conformité, afin de rassurer clients et salariés.

Patrick Sannino n’a pas manqué de souligner que, face à la crise, ses confrères avaient fait preuve d’une « grande réactivité » pour répondre aux défis posés par la pandémie. 

Les huissiers ont « continué à exercer leur ministère autant que possible », a-t-il martelé, notamment en recourant aux dispositifs mis en œuvre par l’État : PGE, chômage partiel et report des cotisations. À ce titre, le représentant des huissiers a reconnu le « soutien sans faille apporté par l’État aux entreprises ». L’activité a également été soutenue par la Chambre nationale des commissaires de justice : dès le 17 mars et jusqu’à la fin de l'état d'urgence sanitaire, cette dernière a suspendu le prélèvement de la quasi-totalité des cotisations et contributions professionnelles. « Finalement, ce sont 13 millions d’euros d'abandon de cotisations au bénéfice des études qui ont été votés par la Chambre, à l'initiative du Bureau et de la Section huissiers de justice. » 

Si le président a fait le vœu d’une fin prochaine des « vagues épidémiques » que le monde connaît aujourd’hui, il a tiré la sonnette d’alarme : « Nous allons désormais constater les dégâts laissés par l’épidémie sur nos structures et notre système économique. C’est à une grande œuvre de reconstruction que nous devons nous préparer. » Un challenge d’autant plus grand que Patrick Sannino a pointé la « situation fragile » dans laquelle se trouve la profession. « Nous avons constaté une baisse moyenne de 30 % de l’activité des études durant la phase de confinement. Or, nos professions sont engagées, depuis la loi croissance et activité, dans un mouvement maîtrisé de libéralisation. Nous demandons à parvenir à un juste équilibre pour ne pas entraver la reprise », a-t-il apostrophé le garde des Sceaux. 


DES POINTS DE TENSION


Patrick Sannino a également évoqué quelques « sujets brûlants » pour la profession, au premier titre desquels la toute récente promulgation de la loi de finances pour la Sécurité sociale. En effet, son article 31 prévoit que les frais de justice pour les procédures de recouvrement seront désormais payés en bout de chaîne. « Si nous comprenons l’intérêt économique de cette disposition pour les justiciables, elle semble en revanche attentatoire aux intérêts des huissiers en charge du recouvrement des cotisations et contributions sociales. Imagine-t-on qu’un avocat accepterait d’être payé à l’issue du procès et seulement en cas de victoire ? », a-t-il lancé à l’adresse de l’avocat aujourd’hui ministre de la Justice. « Nous sommes surpris de ne pas avoir été consultés sur cet article, dont la rédaction interroge, et qui pourrait bouleverser la mise en œuvre pratique du recouvrement. » En réponse, Éric Dupond-Moretti a tenté de temporiser. Le garde des Sceaux a indiqué prendre en compte cette inquiétude et a assuré qu’il ferait « le maximum auprès des ministres concernés » pour que soit garanti le paiement des huissiers en charge des opérations de recouvrement des cotisations et contributions sociales. 

Autre point noir, selon Patrick Sannino : la révision périodique de la carte des zones d’installation des huissiers de justice prévue par la loi Macron. Alors que cette carte doit être révisée tous les deux ans, l’Autorité de la concurrence a émis, en décembre 2019, un avis dans lequel elle a recommandé l’installation libérale de 100 nouveaux huissiers de justice dans 32 zones vertes, et défini 67 zones orange. Une recommandation qui n’est pas au goût de la profession. Toutefois, lors de son allocution, Eric Dupond-Moretti s’est montré rassurant. Le ministre a précisé que le gouvernement avait « fait le choix de ne pas suivre ces avis », et avait sollicité l’Autorité de la concurrence afin que cette dernière élabore de nouvelles propositions prenant en compte l’impact de la crise sanitaire. Ces suggestions devraient être rendues en 2021. « Je ne connais pas les orientations qui seront proposées, mais je vous assure que le gouvernement sera vigilant à l'équilibre économique de votre profession dans ce contexte de crise », a promis le garde des Sceaux.

Dernière zone d’ombre soulevée par le président de la Chambre nationale des huissiers de justice : la révision des tarifs de la profession, qui doit elle aussi avoir lieu tous les deux ans. « Huissiers de justice comme commissaires-priseurs judiciaires sont sur le pont pour tenter de combler, par leur travail, leur perte d’activité. Une baisse du tarif signée de la main de notre ministre de tutelle ne pourrait que susciter incompréhension et grande déception. D’aucuns pourraient arguer qu’une baisse de 0,8 % est symbolique. Certes. Mais c’est justement le symbole qui rendrait une telle baisse inopportune », a soutenu avec vigueur le président de la Chambre nationale des commissaires de justice. « Je comprends la demande que vous formez, Monsieur le Président. Je sais aussi que ce n’est pas tant le chiffre que le symbole qui nourrit votre demande », a garanti Éric Dupond-Moretti.

Le ministre est néanmoins revenu sur le contexte de cette révision de tarif : l’adoption, début 2020, du décret tirant des conséquences, sur le plan réglementaire, des modifications opérées par la loi de programmation et de réforme pour la justice. Conséquence principale : une nouvelle définition des modalités de calcul des paramètres sur la base desquels sont fixés les tarifs. « L'adoption de ces textes n’a pas été facile à comprendre pour tous les professionnels. Certes tous les changements récents bouleversent les professionnels du droit, mais le gouvernement sait aussi prendre les mesures nécessaires en cas de crise. En raison des circonstances exceptionnelles, un arrêté commun à toutes les professions concernées a été pris pour reporter au 1er janvier 2021 la date à compter de laquelle les nouveaux tarifs devaient s’appliquer. Mais cette baisse de 0,8 % entre en vigueur le 1er janvier 2021, car juridiquement, il n’est pas possible d’opérer un nouveau report par arrêté », a informé le ministre de la Justice qui a convenu qu’il s’agirait, pour la profession, d’une mesure « qui ne [lui serait] pas agréable ». Éric Dupond-Moretti a cependant affirmé qu’à son sens, l’obligation de réformer tous les deux ans les tarifs des professions et la carte des créations d’office n’était « plus adaptée » : le garde des Sceaux a d’ailleurs demandé au Premier ministre « de reexaminer la question ». 


JUNIP, SECURACT… CAP SUR LE NUMERIQUE


En dépit des dégâts causés, la crise sanitaire permet de tirer des enseignements : en particulier, ont estimé Patrick Sannino et Éric Dupond-Moretti, la nécessité d’accélérer la transformation numérique de la profession. Sur ce point, le président de la Chambre nationale des commissaires de justice a précisé que celle-ci disposait de moyens numériques structurés par l’entremise de l’ADEC, filiale détenue par l’Ordre. « Mais nous souhaitons approfondir le partenariat noué avec la Chancellerie pour aller encore plus loin dans la réalisation de projets numériques réalistes et utiles », a-t-il fait savoir.

Patrick Sannino est revenu sur un sujet qui le « préoccupe au plus haut point » : l’avenir de la juridiction unique nationale pour les injonctions de payer. La JUNIP, créée par la loi de programmation et de réforme pour la justice, sera chargée de centraliser le traitement des requêtes en injonction de payer, pour les requêtes ne dépassant pas une certaine somme fixée par décret, via une procédure totalement dématérialisée. Or, alors que son entrée en vigueur a déjà été reportée par le Parlement à septembre 2021, celle-ci pourrait être davantage retardée. « Permettez-moi d’être inquiet à ce sujet, Monsieur le Ministre, après vous avoir entendu, lors de l’examen du projet de loi de finances au Sénat, demander un report à septembre 2022. Sans l’obligation de déposer par voie électronique et sans une harmonisation totale au niveau national des modalités de dépôt, nous ne parviendrons jamais à un résultat satisfaisant », s’est inquiété Patrick Sannino. Ce dernier a également jugé qu’il était nécessaire de revoir le fonctionnement de certains outils. À l’instar de la signification électronique via la plateforme Securact. « La crise sanitaire et le confinement ont montré les limites de la réglementation conçue et inchangée depuis 2012, a regretté Patrick Sannino. Une commission chargée d'étudier des pistes d’amélioration sur ce point a été mise en place dès le mois d’avril. Nous souhaitons atteindre une complémentarité avec la signification papier ; la signification électronique n’est pas une signification au rabais mais l’opportunité de renforcer la qualité d’échange avec le justiciable. » 

Eric Dupond-Moretti a cependant déclaré que la signification par voie électronique, qui nécessite une modification normative, devait être « encore expertisée de manière approfondie », et que la perspective de créer une juridiction nationale des injonctions de payer en septembre 2021 était « irréalisable ». « Nous souhaitons par conséquent réfléchir à une autre voie pour moderniser les procédures, qui passera par une dématérialisation totale de la chaîne, mais en conservant le traitement des procédures au niveau local. »

En-dehors de ces deux points, le garde des Sceaux a estimé « nécessaire » de poursuivre la réflexion engagée sur la dématérialisation des ventes judiciaires, non seulement pour permettre les enchères à distance, mais aussi les ventes en ligne. Le ministre de la Justice a par ailleurs jugé indispensable le développement des services en ligne de conciliation, de médiation et d’arbitrage, « tout en s’assurant qu’ils respectent un certain nombre de garanties ». La loi de programmation et de réforme pour la justice prévoit ainsi un encadrement plus strict de ces plateformes au moyen mis en place d’une certification facultative.

En outre, un logo, en cours de finalisation, pourra désormais être accolé aux services en ligne certifiés, afin de leur donner plus de visibilité. « À cet égard, je me félicite que la plateforme de médiation de la consommation Médicys soit bien identifiée dans le paysage français des legaltech, et j’espère qu’elle pourra être rapidement certifiée », a souhaité Éric Dupond-Moretti. Ce dernier a en outre mis en exergue qu’en matière pénale, des « initiatives intéressantes » avaient également été prises. La direction du programme « Procédure pénale numérique », en accord avec la Chambre nationale, expérimente par exemple la plateforme Notidoc dans le ressort d’Épinal, en lien avec la chambre départementale des huissiers des Vosges, « afin d’améliorer les modalités de transmission sécurisée des actes de procédure », a-t-il exposé.

Le numérique, principal moteur du dynamisme des huissiers… Oui, mais Patrick Sannino tient à nuancer : il veut « à tout prix éviter le piège de l’amalgame entre numérique et dérégulation ». « Depuis quelques mois, nous avons vu émerger plusieurs initiatives commerciales en matière de constat, dont certaines ont éveillé notre inquiétude. Les symboles que nous partageons ne sauraient être utilisés pour laisser penser au consommateur qu’il entre en contact avec un huissier alors qu’il s’agit d’une plateforme commerciale. Pour l’exacte même raison, le terme huissier ne saurait faire l’objet d’une quelconque appropriation », a soutenu le représentant des huissiers. Celui-ci l’annonce : la Chambre nationale sera « intraitable » dans la défense du périmètre d’exercice des huissiers de justice. « Le numérique n’offre que deux modèles économiques : la très haute valeur ajoutée ou le low cost. Notre choix s’impose donc de lui-même. » 


CHANTIERS 2021


S’agissant des autres chantiers pour 2021, Patrick Sannino a affirmé que l’une des réformes majeures serait celle de la discipline interne des professions du droit. Enjeu « central », a-t-il insisté, puisque celle-ci s’appliquera aux commissaires de justice dès le 1er juillet 2022.

Réforme dont Éric Dupond-Moretti a indiqué « s'inspirer largement » dans le cadre d’un projet de loi porté au cours du 1er semestre 2021. Le projet en question s’articulera autour de trois axes majeurs : donner aux autorités disciplinaires locales les moyens de sanctionner les manquements déontologiques les plus légers et les plus courants ; simplifier et moderniser la procédure disciplinaire en créant une juridiction disciplinaire interrégionale et une Cour nationale d’appel composée de professionnels et de magistrats spécialisés ; et mettre la protection du public au centre de l’action disciplinaire, afin que les citoyens obtiennent systématiquement une réponse à leur plainte. « Les officiers publics et ministériels, parce qu’ils sont investis de prérogatives de puissance publique, doivent se montrer exemplaires dans leurs pratiques professionnelles », a appuyé le ministre de la Justice. 

Au programme de la nouvelle année, le président de la Chambre nationale des commissaires de justice a également déclaré réfléchir, en matière d’administration d’immeubles, à la possibilité, pour les huissiers, de pratiquer l’entremise pour les seuls lots qu’ils ont déjà en gestion au titre de leurs activités accessoires. « Il ne s’agit pas de transformer les huissiers de justice en agents immobiliers. Il s'agit plutôt d’une mesure de bon sens au vu de leurs activités déjà d’administrateurs d’immeubles. » 

Patrick Sannino a également abordé la question de la place de l’huissier de justice à l’audience. « Nous souhaitons enfin aboutir à une harmonisation des pratiques entre cours d’appels, en fixant par règlement les obligations incombant aux huissiers de justice », a-t-il réclamé.

Dernier sujet d’importance : l'organisation future de la Chambre nationale. « Quoi que nous décidions à ce sujet, je suis certain que l’organisation bicéphale de la Chambre dans laquelle coexistent deux sections ne pourra pas persister. La future organisation, qu’elle soit transitoire ou non, doit marquer le franchissement d’une étape décisive dans l’intégration réciproque de nos deux structures », a décrété le président. 

Patrick Sannino a mis en évidence que la nouvelle profession était d’ores et déjà « une réalité effective » que l’évolution de l’instance ordinale devait refléter, « sous peine de décalage avec le réel ». Depuis début 2019, près de 2 500 huissiers ont entamé ou achevé leur formation passerelle, tout comme près de 370 commissaires-priseurs judiciaires. Par ailleurs, le mois de décembre 2020 était marqué par le début des épreuves du tout premier examen d’entrée dans la nouvelle profession de commissaire de justice. De quoi rendre le représentant des huissiers « très fier de cet accomplissement collectif ».

À ce titre, Éric Dupond-Moretti a souligné que plus de 300 candidats s’étaient inscrits à ces examens, « preuve que l’attractivité de la nouvelle profession est réelle » a-t-il salué. La nouvelle Chambre nationale entrera en fonction le 1er juillet 2022, ainsi que les premières chambres régionales de commissaires de justice. Le garde des Sceaux s’est dit « convaincu » que la future gouvernance parviendrait « à un équilibre tenant compte des particularismes des deux professions », et concrétiserait « le dynamisme qui les caractérise ». 

Le ministre de la Justice l’a prédit : la crise économique va accélérer la mutation de la profession. Selon lui, celle-ci doit dorénavant trouver sa place entre le service aux justiciables et l’ouverture à une dimension plus globale. « La Chambre doit accompagner les professionnels en protégeant le périmètre de la profession et en renforçant leur compétence sur certains secteurs concurrentiels », a-t-il précisé. Éric Dupond-Moretti a en outre rappelé son attachement à ce que les professionnels du droit soient présents « sur tout le territoire, en assurant des permanences dans tous les lieux de l’accès au droit ». « La justice de proximité à laquelle je suis sensible fait partie des missions d’un officier public et ministériel. » 

Patrick Sannino a bien pris acte que les professions, longtemps épargnées par les mutations économiques, devaient « aujourd’hui s’y insérer ». « Le grand vent de la mondialisation souffle sur le droit et sur nos professions : il serait vain de refuser cette réalité pour nous replier sur la dimension locale originelle de notre activité. Il s'agit de trouver la bonne formule pour préserver l'équilibre de notre maillage territorial, tout en accompagnant les huissiers qui doivent faire valoir leurs atouts dans un environnement compétitif », a-t-il affirmé. Dans ce but, le président de la Chambre nationale des commissaires de justice a annoncé au garde des Sceaux qu’il souhaitait travailler, à ses côtés, à la rédaction d’un « contrat d’objectifs et de moyens entre l’État et la profession », par l'intermédiaire de la Chambre nationale. « Accompagner l’entrée en vigueur de la nouvelle profession en définissant avec l’État nos objectifs partagés serait un acte fort. Cela nous permettrait de nous ancrer dans le temps long et de célébrer la stabilité retrouvée. » 

Bérengère Margaritelli

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