L’interruption des travaux risque
de fortement pénaliser les entreprises locales, exposées à des pertes
financières et privées de la croissance économique attendue grâce à cette
infrastructure, dénonce notamment la CPME. Une situation révélatrice d’un débat plus large sur
l’accumulation de normes, qui « finit par peser lourd ».
Une victoire pour l’écologie
mais une défaite pour l’économie ? « [L’A69] était soutenue par l’ensemble
des acteurs économiques » et avait « pour objectif de désenclaver une
zone mal desservie », déplorait la Confédération des petites et moyennes
entreprises (CPME) dans un communiqué de presse du 28 février. « [L’infrastructure]
était synonyme de développement économique, de créations d’emplois, de
plus grande sécurité et de fluidité du trafic ».
La veille, jeudi 27 février
dernier, le tribunal administratif de Toulouse avait ordonné l’arrêt des
travaux de l’autoroute A69, destinée à relier Toulouse et Castres. Cette
décision faisait suite à une série de recours suspensifs engagés par des
associations écologiques depuis 2023, d’abord rejetés lorsqu’ils visaient
l’abattage des arbres, puis qui avaient finalement abouti en décembre dernier
avec la contestation de l’autorisation environnementale accordée par les
préfets de la Haute-Garonne et du Tarn en mars 2023, entraînant finalement la
suspension du chantier.
Dans sa décision, le tribunal estime que
l’infrastructure ne répondait pas à une « raison impérative d’intérêt public
majeur » et a affirmé que, « au vu des bénéfices très limités qu’auront
ces projets pour le territoire et ses habitants », il n’est pas possible de
« déroger aux règles de protection de l’environnement et des espèces
protégées ». Une décision qui vient contrecarrer un projet pourtant déclaré
d’utilité publique dès juillet 2018 par le second gouvernement Édouard
Philippe, et dont les premières discussions remontent à la fin des années 90.
Le projet avait véritablement
été lancé par l’État en février 2021, lorsque la ministre de la Transition
écologique, Élisabeth Borne, avait engagé une procédure d’appel d’offres,
remportée en septembre par le groupe de construction NGE via sa filiale Atosca.
Les travaux de cette autoroute de 59 kilomètres, débutés au moment de
l’obtention de l’autorisation environnementale, devaient aboutir à une mise en
service fin 2025.
Si la décision réjouit Les
Ecologistes - leur secrétaire nationale Marine Tondelier s’est félicitée sur X
que « pour la première fois, la justice française interromp[e] un projet
autoroutier pour des raisons environnementales » et que « le tribunal
administratif de Toulouse [vienne] de faire sauter un verrou » -, il s’agit
en revanche d’un gros revers pour les défenseurs du projet, lesquels dénoncent une
décision allant à l’encontre des besoins du territoire.
Innovation vs inflation législative ?
Du côté du patronat, la CPME pointe
une décision qui « illustre par l’absurde les entraves au développement
économique, par un amoncellement de règles, normes et législations coercitives
dans lequel l’État lui-même se prend maintenant les pieds ».
Une inflation qui s’étendrait
à toute l’Europe, confirme Antonin Bergeaud, professeur à HEC et spécialiste de
la croissance économique. « Pour les cas comme celui de l’A69, on remarque
qu’il y a souvent un arbitrage en Europe qui est plutôt favorable à
l’environnement, la sécurité ou globalement tout ce qui est lié aux inégalités.
Ce phénomène est bien documenté, car on dispose d’institutions permettant ce
genre de recours, et elles sont largement utilisées. C’est encore pire aux États-Unis,
où construire une ligne de train entre Los Angeles et San Francisco peut
entraîner une vague de contestations. En revanche, lorsqu’une entreprise
réclame moins de régulation pour innover, on arbitre rarement en sa faveur.
»
Pour autant, l’économiste ne
voit pas dans la réglementation un frein systématique aux entreprises. Toutefois,
il met en garde contre l’inflation législative bien française : « Le coût
marginal d’une régulation supplémentaire est énorme. Chaque norme prise
individuellement est justifiée, mais leur accumulation finit par peser lourd.
Il faudrait prendre en compte le coût total de l’ajout d’une régulation en
considérant celles déjà existantes. Typiquement, il y a plein de recours
possibles quand on veut s’opposer à une infrastructure comme celle-ci. Une
entreprise doit tenir compte de ce genre de détails, car on peut lui mettre des
freins à travers ce genre de décision ».
Sur la question de la
régulation environnementale, l’économiste reconnaît là encore la nécessité
d'une telle démarche, mais souligne que « cela peut freiner certains projets
économiques ». Pour ce dernier, il existe une contradiction : « Finalement,
on a ce qu’on mérite : il n’est pas possible d’avoir un développement
économique comme les Américains et les Chinois tout en multipliant les
régulations environnementales, il y a une certaine incompatibilité. On commente
souvent le manque d’innovation et le déclin économique de l’Europe et je pense
que c’est lié à genre de choix ».
« Ce sont un millier
d’emplois qu’il va falloir recaser »
Outre l’accumulation de
normes, c’est la décision même du tribunal qui est difficile à accepter pour
Benjamin Verdeil, délégué général de la CPME Tarn. Ce dernier estime que juger
que l'autoroute entre Toulouse et Castres ne répond pas à une « raison
impérative d’intérêt public majeur » est totalement infondé.
« On parle de la vie des habitants
d’un territoire, de son développement économique, de son attractivité et de son
aménagement. On parle de permettre à notre jeunesse de travailler ici et d’y
investir. C’est quand même un motif majeur ! Depuis l’après-guerre, on
structure notre pays avec de grands équipements, alors pourquoi dire aux
habitants du sud du Tarn que leurs raisons ne sont pas assez valables pour être
impérieuses, alors même que l’ensemble des acteurs locaux soutiennent ce projet
? Cela fait 30 ou 40 ans qu’on attend ça ! »
Le délégué général souligne notamment
que Castres est la dernière grande ville du département de plus de 50 000
habitants à ne pas être reliée à Toulouse. « Ses habitants, ses entreprises
n’auraient pas le droit d’être connectés à la métropole toulousaine ? Castres
abrite un groupe international attractif, un tissu dense de TPE/PME et des
filières économiques clés du Tarn, et pourtant, on nous refuse cette
infrastructure. »
Benjamin Verdeil s’interroge en
outre sur le gaspillage des fonds engagés. « Tous les recours ont été
épuisés et gagnés, au point que les travaux ont pu se poursuivre. Ce sont un
millier d’emplois qu’il va falloir recaser et des dizaines de TPE/PME qui vont
subir les répercussions de cet arrêt. Mais de qui se moque-t-on ? On arrête un
chantier à 70 % de son achèvement, avec 55 % du bitume déjà posé, après avoir
investi 300 millions d’euros sur les 480 prévus ? Au final, cela pourrait
coûter près d’un milliard d’euros pour tout remettre en l’état ! On se demande
quel est l’intérêt impérieux de la nation. Ne vaudrait-il pas mieux achever ce
chantier plutôt que de dilapider un milliard d’euros, avant de s’interroger sur
d’autres priorités ? »
Benjamin Verdeil persiste et
signe : le développement économique de la région passe par l’aboutissement de
l’A69. S’il admet du bout des lèvres que le tribunal « ne fait que son
travail en apportant certains éléments », il trouve néanmoins inacceptable
que « trois juges d’un tribunal administratif puissent décider du motif
impérieux et dire à des milliers d’habitants et d’entrepreneurs qu’ils ne sont
pas dans un intérêt supérieur parce qu’on se fout d’eux ».
Des entreprises tarnaises au
pied du mur
« L’annulation de
l’A69 envoie un très mauvais signal pour les entreprises locales » confirme
Antonin Bergeaud. Le professeur souligne que la situation est encore plus
préoccupante pour les entreprises qui souhaitaient investir ou s’installer dans
la région : « Elles espéraient bénéficier de l’ouverture de la région à la
métropole et finalement, cela n’arrivera pas », commente le chercheur.
Benjamin Verdeil partage
cette inquiétude et souligne l’impact de cette décision sur les petites
entreprises : « Cette route aurait pu être salvatrice pour de nombreuses
TPE/PME qui, dans un contexte économique très difficile depuis l’année dernière
sont en train de crever la bouche ouverte. Sans ce chantier, c’est comme leur
mettre la tête sous l’eau », déplore-t-il. Le délégué général de la CPME Tarn
ajoute : « En tant que syndicat patronal, nous soutenons
cette infrastructure parce qu’elle est nécessaire. Derrière, il s’agit du
soutien à l’activité économique et aux entrepreneurs du sud du Tarn. Castres,
Mazamet, Soual ont besoin de l’A69 pour continuer à se développer. »
Le délégué général prend l’exemple
d’une entreprise de 200 salariés près de Soual qui, faute d’autoroute, pourrait
être contrainte de s’installer en région toulousaine, menaçant ainsi des
emplois locaux. « C’est un effet domino : au-delà des 1 000 emplois menacés
et directement liés à l’autoroute, il y a des familles derrière. Ces salariés,
ils consomment où ? Dans les petits commerces, pour leurs courses, leurs repas,
la garde de leurs enfants. On est en train de dépeupler le sud du Tarn », alerte-t-il.
Le tribunal, de son côté,
affirme que l’agglomération de Castres ne connaît pas de déclin démographique
ou économique, rendant à ses yeux inutile un projet routier. « Faut-il
attendre qu’un territoire soit en difficulté pour mieux le desservir ? »
s’interroge François de Rugy dans Le Figaro.
L’ancien ministre de la
Transition écologique et de la Cohésion des territoires de France critique l’argument
selon lequel l’aéroport de Castres, qui n’a pas de portée internationale,
suffirait à justifier l’absence d’une liaison autoroutière avec Toulouse,
d’autant plus qu’il n’existe pas de de gare TGV dans la région : « Outre le
fait qu’une autoroute ne servirait pas seulement à rejoindre l’aéroport, il
suffit de lire la presse pour voir que la seule liaison aérienne régulière de
l’aéroport de Castres – avec Paris – est régulièrement menacée de fermeture !
»
« [Nous ne sommes pas] des
fossoyeurs de la planète ! »
En 2023, une tribune publiée
dans L’Obs et signée par plus de 1 500 scientifiques – écologues,
climatologues, géographes et urbanistes du Tarn – appelait à renoncer au projet
de l’A69. Jugée trop onéreuse, cette autoroute deviendrait, selon eux, « la
deuxième plus chère de France (0,18 €/km), pénalisant les usagers les plus
modestes en privatisant une partie des aménagements existants ».
Les signataires remettaient
également en cause l’argument du désenclavement, « affirmant que les
infrastructures autoroutières favorisent les grands centres urbains au
détriment des zones traversées ». Surtout, ils dénonçaient l’impact
environnemental du projet, rappelant que certains écosystèmes et arbres
centenaires ne peuvent être remplacés et que le principe ERC (Éviter,
Réduire, Compenser) impose d’éviter les dommages avant d’envisager des
mesures compensatoires.
Des allégations que rejette Benjamin
Verdeil : « Nous ne sommes pas contre l’environnement, on a toujours dit
qu’il fallait respecter toutes les règles concernant la construction de cette
autoroute », se défend-il. « Ce qui me chagrine avec cette histoire
c’est que l’on a l’impression d’être des salop**** qui veulent détruire
l’environnement. Nos régions, on y tient ! », insiste le
délégué de la CPME du Tarn : « Revendiquer ce droit ne fait pas de nous
des fossoyeurs de la planète ! ».
Benjamin Verdeil critique également
l’absence de tempérance dans ce débat : « Que ce soit Notre-Dame-des-Landes
ou la ligne à grande vitesse Bordeaux-Toulouse, ces projets suscitent toujours
des polémiques. Oui, il faut parfois exproprier, traverser des terres
agricoles, ce qui impacte la valeur de certains terrains, mais cela ne signifie
pas qu’on va tout détruire. Au contraire, cela peut favoriser le développement,
permettre à certaines propriétés de gagner en valeur et attirer des entreprises
avec des zones d’activités en bord d’autoroute. Cela peut même redynamiser
l’industrie et l’artisanat locaux. Opposer ceux qui veulent du progrès et ceux
qui s’y refusent est une impasse. »
Antonin Bergeaud abonde,
estimant que si les industriels locaux réclamaient cette infrastructure, «
ce n’était forcément pas par simple plaisir de construire des routes, mais
parce qu’ils y voyaient un véritable besoin économique ». « Je
pense que l’on n’écoute pas assez les acteurs économiques lors de ce genre
décisions ».
« La CPME du Tarn
utilisera tous les leviers possibles »
Le professeur nuance : « Nous
sommes l’un des rares pays d’Europe à engager de grands projets
d’investissements publics, comme le Grand Paris. Même si cela prend du temps,
c’est déjà une avancée, surtout en comparaison avec les États-Unis, où les
procédures judiciaires peuvent durer des années et coûter des milliards de
dollars. »
Quelle serait alors la
solution pour favoriser le développement économique ? Selon lui, il existe
d’autres modèles, pas forcément les meilleurs pour l’environnement, comme en
Chine, où « le choix a été fait de réduire drastiquement les normes pour
accélérer à fond le développement économique ».
Le sénateur du Tarn Philippe
Folliot a quant à lui annoncé dernièrement son intention de déposer une
proposition de loi visant à sécuriser juridiquement les projets
d’infrastructure. « Lorsqu’un projet est déclaré d’utilité publique et que
toutes les autorisations ont été obtenues, une fois les recours purgés devant
le tribunal administratif et le Conseil d’État, il doit pouvoir aboutir sans
cette insécurité juridique chronique », plaide-t-il. L’homme redoute les précédents
: « Nous risquons de créer une insécurité juridique sur l’ensemble des
projets en France. Nous sommes à un tournant : est-ce aux élus de décider des
projets d’intérêt collectif, ou aux magistrats ? »
Un sondage réalisé par l’institut Ifop en
octobre 2023 révélait que 55 % des habitants du Tarn sont favorables à
l’abandon de l’A69, bien qu’une majorité (57 %) considèrent que cette route
aurait un impact positif sur l’économie de la région.
Pour l’heure, l’avenir de l’A69
reste en suspens. Toutefois, le ministère des Transports a d’ores et déjà annoncé
que l’État ferait appel et demanderait un sursis à exécution du jugement, ce
qui permettrait au chantier de reprendre en attendant l’issue de la procédure.
Pour Geoffrey Tarroux, membre
du collectif écologique La Voie est Libre, l’appel n’a « quasi aucune chance
d’aboutir ». « Il ne fait que retarder l’inévitable et prendre en otage
les Tarnais, qui se retrouvent avec un chantier à moitié fait », argue-t-il
dans une interview pour La Vie. Une vision que ne partage absolument pas
Benjamin Verdeil : « La CPME du Tarn utilisera tous les leviers juridiques
possibles pour que le chantier reprenne, car les habitants et les entreprises
méritent cette infrastructure. »
Romain
Tardino