CULTURE

AU FIL DES PAGES. Le combat généreux et passionné de Victor Hugo pour une justice plus humaine

AU FIL DES PAGES. Le combat généreux et passionné de Victor Hugo pour une justice plus humaine
Quartier de l'Opéra, 19e siècle
Publié le 05/10/2024 à 09:00

Propos d’Yves Benhamou, président de chambre à la cour d’appel de Douai, concernant le regard porté par Victor Hugo sur les juges et la justice criminelle dans son journal « Choses vues » (1)

Le dense et volumineux journal de Victor Hugo Choses vues constitue un précieux document historique sur la justice du XIXème siècle. Son auteur, qui a plus que quiconque la passion de la justice, est un témoin capital de l’institution judiciaire de son temps, des magistrats, des établissements pénitentiaires, des châtiments alors en vigueur, et de l’actualité judiciaire de l’époque. Mais à travers ce journal qui couvre une longue période de plus d’un demi-siècle (de 1830 à 1885 : de la monarchie de Juillet au début de la IIIème République) on voit qu’il est bien plus qu’un témoin lucide, il est aussi un acteur de tout premier plan du monde de la justice qui a tenté toute sa vie durant par sa plume souveraine et son action (notamment comme législateur en tant que pair de France, député puis sénateur) de transformer la justice, de la rendre plus humaine, plus juste et fraternelle. Victor Hugo a la sereine conviction que la société ne pourra être juste si l’institution judiciaire ne rend pas une justice empreinte d’humanité et soucieuse de la dignité des personnes.


Yves Benhamou, Président de chambre à la cour d’appel de Douai

De nombreux ouvrages de Victor Hugo confèrent une grande place à la justice, à l’exemple de son célèbre roman Les Misérables dont le personnage principal, Jean Valjean incarne la figure du juste. Ce beau roman, pétri d’exigence morale et d’humanité, évoque de manière approfondie les diverses facettes de la justice criminelle, et tout particulièrement l’excessive sévérité des châtiments, et les particularités du système pénitentiaire souvent perfectible pour lutter contre la récidive (2).

L’humanisme de Victor Hugo, sa foi en l’homme, le conduit à penser qu’il ne faut jamais retirer à un être humain la possibilité de devenir meilleur. Pour lui, une justice qui ne témoigne pas d’humanité perd toute légitimité.

Les pages de ces « Choses vues » sont passionnantes et riches d’informations sur le fonctionnement de la justice criminelle de l’époque. Elles restituent une multitude de faits vrais dont Victor Hugo est le témoin avec son regard d’une vive acuité. Il s’agit notamment de faits divers en lien avec la justice auxquels il assiste de manière impromptue dans Paris. Ce journal évoque aussi des procès auxquels il assiste en tant que pair de France, notamment quand il siège en qualité de juge au sein de la Cour des pairs. Victor Hugo rend compte également dans Choses vues de ses visites des prisons, telle que la Conciergerie, ou la prison de la Roquette pour prendre l’exacte mesure de la condition des détenus. Dans ce journal, il évoque son combat pour l’abolition de la peine de mort dont il n’a cessé de stigmatiser la barbarie.

Ces pages qui se lisent comme un roman, et sont riches d’expériences vécues, illustrent à merveille le combat généreux et passionné de Victor Hugo pour une justice plus humaine.

Ainsi j’évoquerai dans un premier temps le plaidoyer passionné de l’auteur des Choses vues pour une autre justice criminelle, témoignant d’une plus grande humanité dans ses châtiments. Puis, dans une seconde partie, je montrerai que Victor Hugo plaide aussi dans cet ouvrage pour qu’une attention sourcilleuse et passionnée soit portée au respect de la dignité de la personne humaine dans l’administration de la justice.

Un plaidoyer passionné pour une autre justice criminelle d’une plus grande humanité dans ses châtiments

  • L’exigence dans un souci d’humanité de châtiments strictement proportionnés aux infractions et de la prise en compte de « l’état de nécessité »

Victor Hugo est certes profondément attaché à la paix sociale, mais il récuse dans le même temps toute forme de barbarie ou de loi du talion. Alors qu’il admire et a donc beaucoup lu Cesare Beccaria, ce grand écrivain considère, comme le juriste et philosophe italien, que la peine doit être strictement et exactement proportionnelle à la gravité du délit ou du crime. Il a chevillé à l’âme la conviction que le prononcé de peines justes est un facteur essentiel de cohésion sociale.

Dans Les Misérables en s’inspirant de faits réels, il avait évoqué Jean Valjean qui avait été condamné à la peine excessivement sévère de cinq années de galères pour un simple vol d’un pain dicté par l’état de nécessité?; il avait commis cette infraction dans une démarche altruiste, car il souhaitait nourrir les sept enfants de sa sœur qui étaient affamés et risquaient de ne pas survivre.

Dans Choses vues Victor Hugo suggère, en évoquant des faits dont il a été le témoin direct, que l’appareil judiciaire devrait témoigner de plus de compréhension et d’humanité devant une infraction qu’un homme commet précisément dans le cadre d’un état de nécessité alors qu’il est sur le point de mourir de faim.

Ainsi, il note dans son journal durant l’hiver de 1846, dans un style sobre et émouvant, évoquant une scène à laquelle il a assisté au cœur de Paris :

« Hier, 22 février 1846, j’allais à la Chambre des pairs. Il faisait beau et très froid, malgré le soleil de midi. Je vis venir rue de Tournon un homme que deux soldats emmenaient. Cet homme était blond, pâle, maigre, hagard?; trente ans à peu près, un pantalon de grosse toile, les pieds nus et écorchés dans des sabots avec des linges sanglants roulés autour des chevilles pour tenir lieu de bas?; une blouse courte, souillée de boue derrière le dos, ce qui indiquait qu’il couchait habituellement sur le pavé?; la tête nue et hérissée. Il avait sous le bras un pain. Le peuple disait autour de lui qu’il avait volé ce pain et que c’était à cause de cela qu’on l’emmenait (3) ».

Victor Hugo donne à penser que cet homme subira une lourde peine d’emprisonnement alors qu’il a commis une infraction qui ne devrait pas être poursuivie par une juridiction répressive au regard du fait justificatif que constitue l’état de nécessité. Il n’a cessé de fustiger la sévérité, et même la cruauté de la justice criminelle de son temps. Cette justice, elle, n’avait pas totalement rompu avec les pratiques barbares du Moyen Âge à l’exemple des supplices. Il est vrai que subsistaient alors beaucoup de châtiments cruels avec parfois de véritables tortures et mutilations. Ainsi, « la peine des parricides » jusqu’en 1832 impliquait préalablement à l’exécution tout un cérémonial aussi codifié que d’une rare cruauté : le condamné était en chemise, pieds nus, le visage couvert d’un voile noir et il avait le poing tranché avant d’être guillotiné.

  • Un combat passionné pour l’abolition de la peine de mort devant consacrer l’inviolabilité de la vie humaine

Si sur bien des points les idées de Victor Hugo ont beaucoup évolué, puisqu’il a été successivement légitimiste, orléaniste, bonapartiste et républicain, il est une question où ses convictions n’ont jamais varié, c’est sur la nécessité impérieuse de l’abolition de la peine de mort. Ainsi, dans un très beau discours prononcé le 15 septembre 1848 devant l’Assemblée constituante, il a déclaré : « La peine de mort est le signe spécial et éternel de la barbarie [...]. Partout où la peine de mort est prodiguée, la barbarie domine [...]. Ce sont là des faits incontestables. L’adoucissement de la pénalité est un grand et sérieux progrès. Le XVIIIe siècle, c’est là une partie de sa gloire, a aboli la torture?; le XIXe siècle abolira la peine de mort (4). »

Victor Hugo a cette sereine conviction, car pour lui, le droit à la vie a un caractère sacré, ce qui le conduit à souhaiter ardemment que soit consacrée l’inviolabilité de la vie humaine. Ainsi, dans le discours précédemment évoqué du 15 septembre 1848, il affirme : « Vous venez de consacrer l’inviolabilité du domicile?; nous vous demandons de consacrer une inviolabilité plus haute et plus sainte encore : l’inviolabilité de la vie humaine. [...] il y a trois choses qui sont à Dieu et qui n’appartiennent pas à l’homme : l’irrévocable, l’irréparable, l’indissoluble. Malheur à l’homme s’il les introduit dans ses lois ! (5) ».

Le 11 juin 1851 devant la cour d’assises de la Seine, Victor Hugo plaidant pour défendre son fils Charles Hugo qui a été traduit devant cette juridiction pour « outrage aux lois » parce qu’il avait écrit un article protestant contre l’exécution d’un braconnier, réaffirme avec une belle éloquence son opposition farouche à la peine de mort : « Oui, je le déclare, ce récit des pénalités sauvages, cette vieille et inintelligente loi du talion, cette loi du sang pour le sang, je l’ai combattue toute ma vie — toute ma vie messieurs les jurés ! — Et, tant qu’il me restera un souffle dans ma poitrine, je la combattrai de tous mes efforts comme écrivain, de tous mes actes et de tous mes actes comme législateur (6) ».


Or, Victor Hugo dans Choses vues exprime avec beaucoup d’humanité ses convictions abolitionnistes en évoquant dans des pages passionnantes un procès auquel il a assisté en tant que pair de France en juin 1846 devant la Cour des pairs : le procès de Pierre Lecomte.

Le 16 avril 1846, Pierre Lecomte, ancien garde général des forêts de la Couronne qui avait perdu son emploi en 1844, et se plaignait qu’on ne lui ait pas accordé la capitalisation de sa retraite, tira à deux reprises sur le roi Louis Philippe dans la forêt de Fontainebleau. Cet attentat échoua et Pierre Lecomte fut jugé devant la Cour des pairs pour tentative d’assassinat sur la personne du roi au début du mois de juin 1846. À cette occasion, Victor Hugo n’est pas seulement un témoin de premier plan de ce procès, il est également et surtout un juge dans cette importante affaire criminelle. Dans ces circonstances, il exprimera son hostilité foncière à la peine de mort et tentera de convaincre ses collègues, pairs de France, de ne pas voter pour cette peine irréparable. Dans des pages émouvantes, il rend compte des paroles qu’il a prononcées le 6 juin 1846 lors du vote :

« Je ne puis prononcer contre cet homme d’autre peine que la détention perpétuelle (7). [...] La cour comprendra les scrupules d’une conscience effrayée qui, pour la première fois, sent s’agiter en elle d’aussi redoutables questions. Ce moment, messieurs les pairs, est solennel pour tous?; il ne l’est ici pour personne autant que pour moi. J’ai sur les peines irréparables des idées arrêtées et complètes depuis dix-huit années. Ces idées, vous les connaissez. Simple écrivain, je les ai publiées, homme politique, si Dieu m’aide, je les appliquerai. A la place que j’occupe ici, que nous occupons tous, on est tout à la fois juge et législateur. [...] Ainsi, au point de vue général, je répugne aux peines irréparables ; dans le cas particulier, je ne les admets pas [...] (8) ».

Sur les 232 votants, seuls 3 pairs de France dont Victor Hugo s’opposèrent à la peine de mort et votèrent pour la détention perpétuelle.

Victor Hugo espérait alors que le roi userait de son droit de grâce et que le condamné aurait la vie sauve. Finalement, Louis Philippe refusa la grâce et Pierre Lecomte fut exécuté.

Or, Victor Hugo montre la réaction empreinte d’humanité de la Chambre des pairs qui souhaitait vivement que le roi gracie le condamné en écrivant :

« On peut dire que la Chambre des pairs toute entière fut froissée de la mise à mort de Lecomte. Elle avait condamné pour qu’on fît grâce. C’était une occasion de clémence qu’elle offrait au roi. Le roi saisissait volontiers ces occasions?; la Chambre le savait. Quand elle apprit que l’exécution venait d’avoir lieu, elle fut surprise, presque blessée (9) ».

Mais Victor Hugo évoque aussi dans Choses vues ses démarches (nombreuses et parfois couronnées de succès), visant à obtenir la grâce de condamnés à mort. Ainsi, le 14 décembre 1871, à l’époque de la Commune, il note sobrement et avec une évidente satisfaction : « Les trois femmes condamnées à mort pour qui j’ai demandé grâce sont graciées. Les travaux forcés à perpétuité. Elles se nomment Marchais, Suetens et Ratiffe (10) ».

Les convictions abolitionnistes de Victor Hugo transparaissent aussi dans son journal à travers divers comptes rendus de l’actualité judiciaire de l’époque. Il évoque ainsi le 4 août 1847 le sort réservé à la guillotine de Versailles et une exécution qui y a eu lieu et l’a glacé d’effroi :

« La vieille guillotine que Versailles avait depuis 93 a fini par s’user. On l’a remplacée par une neuve, un peu moins haute. La première exécution avec cette guillotine neuve a eu lieu avant-hier. C’était un assassin nommé Thomas, qui a poussé des cris effrayants. L’échafaud qu’on dressait autrefois place Hoche avait été transporté à la grille de la rue du Chantier. Versailles en est donc à sa seconde guillotine. Espérons qu’il n’usera pas la troisième (11) ».

Mais dans Choses vues, Victor Hugo ne se borne pas à faire un plaidoyer pour une autre justice criminelle témoignant d’une plus grande humanité, il plaide aussi pour qu’une attention sourcilleuse et passionnée soit portée au respect de la personne humaine dans l’administration de la justice.

Une attention sourcilleuse et passionnée portée au respect de la dignité de la personne humaine dans l’administration de la justice

Victor Hugo est toujours attentif à la peine et à la souffrance des hommes. Toutes les formes d’injustice le révoltent. Il porte une attention sourcilleuse et passionnée au respect de la dignité des personnes. Il a plus que quiconque la hantise de l’erreur judiciaire?; d’où sa culture du doute. Ce refus de l’injustice, on en voit l’empreinte dans Choses vues, notamment quand lui-même devient un acteur de la justice, lorsqu’il fait tout pour éviter qu’une condamnation injuste soit prononcée à l’égard d’une personne suspectée à tort d’avoir commis une infraction. Cette attention portée à la dignité des personnes transparaît aussi dans sa sereine conviction que le juge ne doit jamais mettre à mal les libertés et tout particulièrement la liberté d’expression.

  • Une attention sourcilleuse et passionnée portée à la dignité de la personne humaine expliquant son refus tenace de l’injustice

Cette attention sans faille à la dignité de la personne humaine le rend tout à la fois soucieux d’éviter de dramatiques erreurs judiciaires et l’incite à œuvrer avec constance pour l’humanisation des conditions d’incarcération dans les établissements pénitentiaires notamment pour écarter les risques de récidive.

Une exigence le rendant soucieux d’éviter de dramatiques erreurs judiciaires

Il croque ainsi sur le vif une scène qu’il a reprise dans Les Misérables et qui dans le roman se trouve incarnée par le personnage de Fantine. Il y témoigne de sa ferme conviction que, quelle que soit la condition sociale d’un homme ou d’une femme qui peut être confrontée à la justice, il est primordial que sa dignité ne soit pas injustement mise à mal.

Ainsi dans Choses vues, il rend compte avec précision d’une scène durant l’hiver 1841 à laquelle il a lui-même assisté dans Paris :

« V.H (12) quitta d’assez bonne heure Mme de [...]. C’était le 9 janvier. Il neigeait [...]. Il descendit la rue Taitbout, sachant qu’il y avait une place de cabriolets sur le boulevard au coin de cette rue. Il n’y en avait aucun. Il attendit qu’il en vînt.

Il faisait ainsi le planton quand il vit un jeune homme ficelé et cossu dans sa mise, se baisser, ramasser une grosse poignée de neige et la planter dans le dos d’une fille qui stationnait au coin du boulevard et qui était en robe décolletée.

Cette fille jeta un cri perçant, tomba sur le fashionable et le battit. Le jeune homme rendit les coups, la fille riposta, la bataille alla crescendo, si fort et si loin que les sergents de ville accoururent.

Ils empoignèrent la fille et ne touchèrent pas à l’homme.

En voyant les sergents de ville mettre la main sur elle, la malheureuse se débattit. Mais quand elle fut bien empoignée, elle témoigna de la plus profonde douleur.

Pendant que deux sergents de ville la faisaient marcher de force, la tenant par le bras, elle s’écriait :

« - Je n’ai rien fait de mal, je vous assure, c’est monsieur qui m’en a fait. Je ne suis pas coupable?; je vous en supplie, laissez-moi. Je n’ai rien fait de mal, bien sûr, bien sûr ! »

Les sergents de ville lui répliquaient sans l’écouter :

« - Allons, marche ; tu en as pour tes six mois. » La pauvre fille, à ces mots : tu en as pour six mois, recommençait à se justifier et redoublait ses suppliques et ses prières. Les sergents de ville, peu touchés de ses larmes, la traînèrent à un poste rue Chauchat, derrière l’Opéra (13) ».

Indigné du sort réservé à cette femme dont le comportement n’était pas pénalement répréhensible, et qui était au surplus en état de légitime défense, Victor Hugo se rend au poste de police. Il pense que la dignité d’une femme d’une condition sociale modeste – qui plus est prostituée – ne doit pas être mise à mal par un bourgeois qui est en réalité l’agresseur et bénéficie d’un statut social plus avantageux. Il indique son intention de faire une déposition en faveur de cette femme. Le commissaire de police lui répond sèchement : « Monsieur, votre déposition, plus ou moins intéressée, ne sera d’aucune valeur. Cette fille est coupable de voies de fait sur la place publique, elle a battu un monsieur. Elle en a pour ses six mois de prison (14) ».


Victor Hugo, 1849, source BNF

Victor Hugo se décide alors à faire état de son identité et raconte dans le détail la scène à laquelle il a assisté. Le commissaire de police se répand alors en excuses et accepte finalement de libérer la femme en question après que Victor Hugo ait consenti à faire une déposition et à la signer. L’auteur des Choses vues décrit la joie et la gratitude dont lui témoigne cette femme qu’il a sauvée d’une condamnation injuste : « La femme ne cessait de dire : « - Dieu que ce monsieur est bon ! Mon Dieu, qu’il est donc bon ! » Ces malheureuses femmes ne sont pas seulement étonnées et reconnaissantes quand on est compatissant envers elles?; elles ne le sont pas moins quand on est juste (15) ».

Victor Hugo, dans ces circonstances, a eu la belle satisfaction de faire œuvre de justice.

Une exigence l’incitant à œuvrer avec constance pour l’humanisation des conditions d’incarcération dans les établissements pénitentiaires, notamment pour écarter les risques de récidive

Victor Hugo – notamment lorsqu’il était pair de France – a souvent visité des prisons telles que la prison de la Roquette ou la prison de la Conciergerie, pour prendre l’exacte mesure des modalités de la vie carcérale. Il consacre dans Choses vues des pages très denses et d’un vif intérêt lors de sa visite, le 6 avril 1847, à la prison de la Roquette, aux conditions d’incarcération tant des détenus en attente de jugement que des condamnés. Il montre le contraste très grand dans cet établissement pénitentiaire entre le quartier de la prison des condamnés et le quartier des jeunes détenus. Les condamnés connaissent l’emprisonnement en commun, alors que les jeunes détenus sont soumis quant à eux à un emprisonnement cellulaire plus propice à leur réinsertion sociale.

Ainsi, il met en lumière tout en les regrettant implicitement les risques évidents de récidive consubstantiels à l’emprisonnement en commun du quartier des condamnés en évoquant dans un tableau digne de Goya, le caractère très disparate sur le plan de la dangerosité, de la population carcérale et les modalités sordides de leur emprisonnement :

« D’un côté tous les condamnés pêle-mêle, l’enfant de dix-sept ans avec le forçat à vie, le gamin imberbe qui a chipé des pommes et l’assassin de grandes routes sauvé de la place Saint-Jacques et jeté à Toulon par les circonstances atténuantes, des presqu’innocents et des quasi damnés, des yeux bleus et des barbes grises, de hideux ateliers infects où se coudoient et travaillent, dans des espèces de ténèbres, à des choses sordides et fétides, sans air, sans jour, sans parole, sans regard, sans intérêt, d’affreux spectres mornes, dont les uns épouvantent par leur vieillesse, les autres par leur jeunesse (16) ».

Victor Hugo montre à travers cette description que faire cohabiter dans une prison des criminels dangereux avec des primo-délinquants comporte pour ces derniers des risques de récidive. D’où sa préférence qu’il exprime clairement dans Choses vues pour l’emprisonnement cellulaire : « ... le système cellulaire commence. Il a presque tous ses perfectionnements devant lui?; mais déjà tel qu’il est, incomplet et insuffisant, il est admirable à côté du système de l’emprisonnement en commun (17) ».

  • Une attention sourcilleuse et passionnée portée à la dignité de la personne humaine se traduisant par la sereine conviction que le juge ne doit jamais mettre à mal les libertés et tout particulièrement la liberté d’expression

Victor Hugo, notamment quand il est devenu un ardent républicain, a fait preuve d’un attachement sans faille aux libertés. Ainsi, pour lui, témoigner d’une attention à la dignité de la personne humaine impliquait un respect de l’altérité et donc l’exigence de sauvegarder toutes les libertés dont la liberté d’expression qui implique le respect du pluralisme.

Rien de surprenant dès lors au fait que dans Choses vues, il fustige les atteintes à la liberté d’expression qu’il a lui-même subies en qualité d’écrivain, notamment lorsque les juges étaient instrumentalisés par un pouvoir autoritaire pour s’opposer à la diffusion des livres qu’il avait écrits.

Ainsi dans son journal le 19 avril 1853, il stigmatise tout en montrant son inefficacité, la mobilisation par Napoléon III de toute la puissance de l’État, et notamment de l’appareil policier et judiciaire, pour faire interdire son pamphlet Napoléon le Petit qui fustige avec une plume acerbe le coup d’État du 2 décembre 1851 :

« On peut juger par un fait à quel point, quels que soient les efforts du despotisme, la pensée est incompressible. Depuis neuf mois qu’il a paru, le Napoléon-le-Petit de Victor Hugo est le point de mire de toute la police bonapartiste en France [...]. Nous ne parlons que pour mémoire de tout ce qui se fait en France pour empêcher le livre de se répandre, amendes, prisons, Cayenne, pénalités judiciaires et administratives, etc, etc. Napoléon-le-Petit est traqué partout [...]. Eh bien ! À quoi ont abouti ces immenses efforts ? Sans parler de l’édition originale, venue, on le sait, à des nombres immenses, Napoléon-le-Petit a été contrefait, et reproduit, et traduit partout. […] ajoutez à cela les innombrables journaux dans toutes les langues qui ont reproduit Napoléon-le-Petit [...] depuis Londres jusqu’à Calcutta, depuis Lima jusqu’à Québec?; et l’on peut calculer qu’à l’heure qu’il est, sans préjudice de l’avenir, le livre de Victor Hugo est déjà, en dépit de M. Bonaparte, répandu sous toutes les formes à plus d’un million d’exemplaires (18) ».

Victor Hugo pense que la dignité de la personne humaine ne peut s’épanouir que lorsque toutes les libertés sont effectivement garanties et protégées – et tout particulièrement la liberté d’expression (et notamment la liberté de la presse).

Or, pour l’auteur des Choses vues, les juges doivent être les protecteurs naturels et sourcilleux des libertés. Ils ne doivent selon lui jamais mettre à mal la liberté d’expression.

En conclusion, Victor Hugo toute sa vie durant a été fasciné par la justice. Sa passion de la justice est en réalité le fil d’Ariane de sa vie et traverse toutes ses œuvres d’une lumière vive et bienveillante. Il a sans cesse combattu avec sa plume souveraine, dans ses écrits polémiques, ses discours, et ses œuvres de fiction, et même comme pair de France, député et sénateur, pour une justice plus humaine et faisant preuve notamment d’un respect sourcilleux de la dignité des personnes comme en témoigne sa volonté ardente de voir les juges défendre toutes les libertés.

Son journal Choses vues permet de prendre la mesure des multiples facettes de son combat généreux et passionné pour une justice plus humaine, plus juste et fraternelle. Il montre notamment dans ces pages passionnantes sa lutte inlassable et exigeante aussi bien dans ses œuvres littéraires qu’en tant que législateur contre la peine de mort et pour la consécration par la loi de ce principe sacré qu’est pour lui l’inviolabilité de la vie humaine. Il récuse toute justice qui s’apparenterait à une vengeance et pratiquerait la loi du talion. Il lutte avec une détermination sans faille contre toutes les formes d’injustice dont il est le témoin.

Victor Hugo est plus que quiconque sensible aux souffrances et à la peine des hommes. Il est animé par une inaltérable foi en l’homme et pense qu’on ne peut retirer à personne la possibilité de devenir meilleur. Pour le juge que je suis, sa conception élevée et pleine d’humanité de la justice est exemplaire. Car il montre que toute justice qui renoncerait à cette exigence d’humanité serait un rituel sans âme et perdrait toute légitimité. Voilà pourquoi Victor Hugo est non seulement un très grand écrivain - mon écrivain préféré - mais également une très haute figure de la justice, la plus haute qui soit, celle qui m’inspire chaque jour dans mon beau métier de juge.

Yves Benhamou
Président de chambre à la cour d’appel de Douai
Historien de la justice


1/ V. Hugo, Choses vues - souvenirs, journaux, cahiers, coll. Quarto, éd. Gallimard, 2002, 1417 pages.
2/ Y. Benhamou, Le regard d’un grand romancier sur les juges du XIXe siècle - Une lecture du roman Les Misérables de Victor Hugo, in L’histoire des juges à travers le regard de deux grands écrivains du XIXe siècle: Alexandre Dumas et Victor Hugo, Journal Spécial des Sociétés, n°89, 11 décembre 2019, p 11.
3/ V. Hugo, Choses vues, op.cit, p. 198.
4/ V. Hugo, Discours sur la peine de mort du 15 septembre 1848 devant l’Assemblée constituante, in Choses vues, op.cit, p. 1401.
5/ V. Hugo, Discours sur la peine de mort du 15 septembre 1848 devant l’Assemblée constituante, op.cit, p. 1401.
6/ V. Hugo, Pour Charles Hugo, procès de L’Evénement, cour d’assises de la Seine, 11 juin 1851, in site Gallica - Bibliothèque nationale de France, https://expositions.bnf.fr/hugo/pedago/dossiers:mort/textes/4
7/ V. Hugo, Choses vues, op.cit, p. 203.
8/ V. Hugo, Choses vues, op.cit, p. 205.
9/ V. Hugo, Choses vues, op.cit, p. 207.
10/ V. Hugo, Choses vues, op.cit, p. 1204.
11/ V. Hugo, Choses vues, op.cit, p. 397.
12/ Victor Hugo parle de lui à la troisième personne, ce qui est rare dans son Choses vues, comme pour donner plus de distance et d’objectivité à son récit.
13/ V. Hugo, Choses vues, op.cit, p 114.
14/ V. Hugo, Choses vues, op.cit, p 115.
15/ V. Hugo, Choses vues, op.cit, p 116.
16/ V. Hugo, Choses vues, op.cit, p 332.
17/ V. Hugo, Choses vues, op.cit, p 333.
18/ V. Hugo, Choses vues, op.cit, p 806 et 807.

 

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