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À la Cour de cassation, un cycle de conférences dédié aux figures féminines de la justice

À la Cour de cassation, un cycle de conférences dédié aux figures féminines de la justice
Publié le 26/05/2022 à 09:08

Initié par la présidente de la cour d’appel de Poitiers Gwenola Joly-Coz, l’événement entend, d’avril à septembre, « rendre visibles » les femmes qui ont marqué la justice. Charlotte Béquignon-Lagarde, Suzanne Régnault-Gousset, Madeleine Huot-Fortin : consacrée à l’entrée des femmes dans la magistrature, la première conférence s’est attachée à réhabiliter trois précurseures. 

 

 


C’était inédit : le 11 avril dernier, la Cour de cassation accueillait la première conférence d’un cycle entièrement dédié aux grandes figures féminines de la justice qui s’achèvera en septembre. Objectif : « resituer dans la chronologie historique leur place symbolique et les rendre visibles pour les commémorer ». À la direction scientifique, Gwenola Joly-Coz, Première présidente de la cour d’appel de Poitiers et fondatrice et membre de l’association Femmes de justice, récemment décorée par l’ENM pour ses portraits de pionnières publiés dans le Journal Spécial des Sociétés1. Au sein de la Grand’Chambre, la magistrate l’a souligné : la date de cette conférence d’inauguration, consacrée à l’entrée des femmes dans la magistrature, ne devait rien au hasard. « Nous fêtons un anniversaire », s’est-elle réjouie : les 76 ans de la loi ayant permis « à l’un et l’autre sexe de rendre la justice », « fruit d’un périlleux parcours, tout au long d’un siècle de refus des hommes de voir entrer les femmes dans cette profession ». 

 

 

 

Fin 19e, un vent de changement

L’occasion de rappeler que pendant longtemps, la justice était du seul ressort des hommes : « Les femmes, elles, étaient soit auteures, soit victimes », a résumé Jean-Paul Jean, président de chambre honoraire à la Cour de cassation et vice-président de l’Association française pour l’histoire de la justice (AFHJ). Pour que l’auditoire saisisse bien le caractère exceptionnel des parcours des premières femmes à être devenues magistrates, Jean-Paul Jean s’est employé à les replacer dans le contexte de l’époque, en dressant un bref historique. En effet, c’est à partir de la fin du 19e siècle que les choses commencent à changer, sous l’influence de précurseures féministes, à l’instar de Sarmiza Bilcescu-Alimanisteanu, première femme au monde à devenir docteure en droit, à la Sorbonne, en 1890, et de Jeanne Chauvin, première femme à prononcer une plaidoirie en 1901. En 1930, un article paru dans Le Matin jette un pavé dans la mare, et interpelle dès son titre : « Y aura-t-il des femmes magistrates ? » Le papier blâme le Code napoléonien, l’accusant d’écarter les femmes des fonctions politiques et judiciaires. C’est à peu près à cette époque que se cristallisent les débats : alors que le recrutement dans la magistrature connaît une crise, des oppositions culturelles traditionnelles persistent : « faire entrer la femme dans le prétoire, c’est bouleverser l’ordre établi et priver la mère de famille de son attribut naturel : la maternité et l’éducation des enfants », dit-on. Si la loi de 1931 rend les commerçantes éligibles aux tribunaux de commerce, un arrêt du Conseil d’État refuse expressément en 1934 que les femmes intègrent la Chancellerie. Mais une « période clef » ne va pas tarder à s’ouvrir, puisque le 21 avril 1944, les femmes acquièrent des droits politiques. Comme l’a rapporté Jean-Paul Jean, « De premières portes s’ouvrent tout de suite. » Les femmes peuvent désormais devenir greffière, jurée de cour d’assises ou assesseure des tribunaux pour enfants. Puis, lors de l’assemblée consultative provisoire qui siège à Paris, 16 femmes issues de la Résistance sont nommées : c’est dans ce contexte que le 12 juin 1945, une résolution est présentée par Marianne Verger. Les débats sont favorables à l’introduction des femmes dans la magistrature, mais le gouvernement repousse le vote. Un an plus tard, Robert Lecourt présente une proposition de loi pour que les femmes aient accès à la seule magistrature assise, restriction écartée par le rapport de Germaine Poinso-Chapuis, avocate et rapporteure de la proposition à la Commission de la Justice et de la législation. Le texte, finalement adopté le 11 avril 1946, permet enfin aux femmes d’accéder à la magistrature – sans restriction.

 


 


Eric Corbaux, Chantal Arens, Gwenola Joly-Coz et Jean-Paul Jean



Des magistrates opiniâtres : trois parcours de pionnières

C’est dans ces circonstances que des femmes se sont illustrées en devenant courageusement juges dans une société encore très machiste. À la Cour de cassation, Gwenola Joly-Coz a brossé le portrait de Charlotte Béquignon-Lagarde2, première magistrate française. « Opiniâtre », cette dernière se lance d’abord, au début du XXe siècle, dans une thèse, et obtient son doctorat en droit. Elle se présente ensuite à l’agrégation à trois reprises, et en 1931, elle est la première agrégée de droit en France. Elle enseigne à la faculté de Rennes mais s’interrompt pour mettre au monde six enfants. En 1946, le garde des Sceaux de l’époque lui propose d’entrer dans la magistrature : elle accepte, avant d’être nommée par décret conseillère à la Cour de cassation. Fait déroutant, « le procès-verbal de l’audience d'installation ne porte aucune mention de l’événement, et le discours prononcé ne relève pas le caractère exceptionnel de cette installation. Comme si on voulait rester le plus discret possible sur cette étape, toujours inacceptée par le corps », a analysé Gwenola Joly-Coz. Charlotte Béquignon-Lagarde comprend qu’elle doit être la meilleure et fait preuve d’un grand engagement. Elle est invitée par les États-Unis en 1949 : le Smith College honore 12 femmes d’exception et leur délivre un doctorat honoris causa. En 1959, elle est nommée au tribunal des conflits, puis, cinq ans plus tard, on lui remet les insignes de commandeur de la légion d’honneur. « En 19 ans, elle restera seule femme à la Cour de cassation », a noté la présidente de la cour d’appel de Poitiers. Cependant, Charlotte Béquignon-Lagarde est aujourd’hui « une femme sans images, sans textes, sans chroniques » – bien qu’elle ait récemment laissé son nom. En effet, sur recommandation de Gwenola Joly-Coz, Jean-Michel Hayat, lorsqu’il était encore président du tribunal judiciaire de Paris, l’a attribué en 2019 à un lieu, et pas des moindres : la salle principale du nouveau palais de justice, à Paris.

Autre femme, autre itinéraire hors norme pour l’époque : Suzanne Régnault-Gousset3, première femme lauréate des épreuves pour entrer dans la magistrature. Elle décide de se présenter alors qu’elle n’est pas professeure. En octobre 1946, elle est la seule femme à se porter candidate. Deux mois plus tard, elle est déclarée apte aux fonctions judiciaires. Elle entre dans la magistrature en 1947, d’abord attachée au parquet puis juge suppléante au tribunal de Nancy. Mais, comme l’a noté Gwenola Joly-Coz, les chefs de Cour ne voient pas d’un bon œil son arrivée : elle est « cantonnée à des tâches d’assesseur et ne présidera jamais d’audience ». Suzanne Régnault-Gousset « fait le choix de la discrétion, et ne bénéficiera jamais d’aucune promotion ». En tout et pour tout, elle dispose d’une plaque émaillée à son nom : c’est son fils, alors chef du protocole à la mairie de Nancy, qui avait proposé voilà quelques années que la ville baptise une rue de son nom – la rue de la cour d’appel. 

Troisième destin précurseur, rapporté cette fois par le procureur général près la cour d’appel de Poitiers Éric Corbaux : celui de Madeleine Huot-Fortin4, l’une des premières à avoir porté la robe de magistrate, dans les années 50, et l’une des seules à avoir écrit sur sa vie. C'est par correspondance que la jeune femme apprend le droit, avant d’obtenir sa licence et de poursuivre à la faculté de droit de Strasbourg jusqu’à la thèse. En parallèle, elle fait un stage chez un avoué, ce qui lui donne le goût de la pratique judiciaire. Elle aussi se marie et arrête son activité professionnelle pour se consacrer à sa famille, mais elle finit par se séparer de son mari et reprend son activité d’avocate afin de pouvoir s'occuper de ses cinq enfants. En 1949, elle devient attachée au parquet et prépare l’examen professionnel pour devenir juge : deux ans plus tard, sur plus de 100?femmes candidates, six sont reçues, dont Madeleine Huot-Fortin, qui dénonce dans ses mémoires « l'hostilité à l'entrée des femmes dans la magistrature ». D’abord attachée au parquet de Bordeaux, au bout d'un an, elle se voit proposer un poste à Metz comme juge suppléant. « En tant que femme, elle sent qu'elle doit prouver sa légitimité plus que les autres », a relaté Éric Corbaux. Elle sera la première à siéger en Cour d’assises de la Moselle. Puis elle est installée le 24 janvier 1954 au tribunal de Bordeaux. Juge suppléante, elle décrit un « système bien poussiéreux, routinier, lent et plus souvent inefficace ». Elle sera titularisée dans un poste de juge et restera à Bordeaux.

 

 

Mettre fin à la nuit des femmes

La première présidente de la Cour de cassation Chantal Arens l’a souligné, « Présenter au public les destins exceptionnels de femmes de justice, c’est ainsi permettre d’ancrer dans la culture juridique les noms et les histoires de personnalités emblématiques qui demeurent encore aujourd’hui insuffisamment connues. »

Toutefois, que l’on ne s’y trompe pas, ces parcours font figure d’exception. « Ces illustres noms de femmes de droit ne reflètent pas complètement la place des femmes dans le monde judiciaire, ni la place des femmes dans les postes à responsabilité dans la magistrature », a averti la magistrate. Alors que « l’observateur contemporain pourrait penser que les figures de femmes de justice sont nombreuses aujourd’hui, tant la tendance actuelle est à la féminisation des professions juridiques et judiciaires », ce n’est malheureusement pas le cas.

À ce titre, Gwenola Joly-Coz a dénoncé une « nuit des femmes », en écho au manque de visibilité dont elles pâtissent, qui persiste aujourd’hui – et la magistrature n’y échappe pas. « Les femmes, on ne les voit pas, fussent-elles nombreuses (...) Combien de fois entendons-nous : “On voudrait bien nommer une femme à ce poste, mais on ne ‘trouve’ pas”. Où sont-elles, alors même qu’elles représentent aujourd’hui 70 % des effectifs ? » s’est interrogée, ironiquement, Gwenola Joly-Coz. Si on ne voit pas ces femmes, on ne les entend d’ailleurs pas davantage, a-t-elle pointé, résultat du phénomène bien connu d’auto-censure : « Souvent caricaturées comme des pipelettes, elles sont en réalité totalement muettes, s’estimant peu douées pour la prise de parole en public ou la redoutant. Destinées à l’humilité et la discrétion, qui en réalité les emprisonnent, elles nous laissent dans le silence des sources. » Dernière raison principale à cette « nuit des femmes » : celles-ci sont invisibilisées. « On n’en parle pas, [ou bien] on dit “les femmes” – elles apparaissent alors confusément dans la pénombre des groupes – ou encore on dit “une femme” », s’est désolée la Première présidente.

À l’inverse, la magistrate s’est dite frappée par le « foisonnement » de colloques et conférences consacrés à des hommes, à des figures de justice masculines. Par ailleurs, si « les couloirs des palais sont tapissés de souvenirs de nos prédécesseurs », « nulle trace de femmes en posture professionnelle : pas de peintures, pas de bustes, pas de photographies ».

Alors, avec ce cycle de conférences, premier mais certainement pas dernier dans son genre, les intervenants comptent bien mettre fin à cette « nuit des femmes ». Chantal Arens en est certaine : une « meilleure connaissance » des professions du droit et de l’institution judiciaire au travers des enseignements dispensés à l’université et au lycée pourrait « sans doute apporter un correctif ». « Les femmes de justice doivent être les actrices de ce changement en faveur d’une meilleure reconnaissance de leur compétence, de leur légitimité et de leur engagement pour l’institution judiciaire », a incité la Première présidente de la Cour de cassation.

 

1) Voir JSS n° 11 du 16 mars 2022

2) Lire son portrait dressé par Gwenola Joly-Coz dans le JSS n° 71 du 6 octobre 2018.

3) Voir JSS n° 8 du 23 février 2022.

4) Voir JSS n° 24 du 27 mars 2019.

 

Bérengère Margaritelli

 

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