Initié par la
présidente de la cour d’appel de Poitiers Gwenola Joly-Coz, l’événement entend,
d’avril à septembre, « rendre visibles » les femmes qui ont
marqué la justice. Charlotte Béquignon-Lagarde, Suzanne Régnault-Gousset, Madeleine
Huot-Fortin : consacrée à l’entrée des femmes dans la magistrature, la
première conférence s’est attachée à réhabiliter trois précurseures.
C’était inédit : le 11 avril dernier, la Cour de cassation accueillait
la première conférence d’un cycle entièrement dédié aux grandes figures
féminines de la justice qui s’achèvera en septembre. Objectif : « resituer
dans la chronologie historique leur place symbolique et les rendre visibles
pour les commémorer ». À la direction scientifique, Gwenola Joly-Coz,
Première présidente de la cour d’appel de Poitiers et fondatrice et membre de
l’association Femmes de justice, récemment décorée par l’ENM pour ses portraits
de pionnières publiés dans le Journal Spécial des Sociétés1.
Au sein de la Grand’Chambre, la magistrate l’a souligné : la date de cette
conférence d’inauguration, consacrée à l’entrée des femmes dans la
magistrature, ne devait rien au hasard. « Nous fêtons un anniversaire »,
s’est-elle réjouie : les 76 ans de la loi ayant permis « à l’un et
l’autre sexe de rendre la justice », « fruit d’un périlleux parcours,
tout au long d’un siècle de refus des hommes de voir entrer les femmes dans
cette profession ».
Fin 19e, un vent de changement
L’occasion de rappeler que pendant longtemps, la justice était du seul
ressort des hommes : « Les femmes, elles, étaient soit auteures,
soit victimes », a résumé Jean-Paul Jean, président de chambre
honoraire à la Cour de cassation et vice-président de l’Association française
pour l’histoire de la justice (AFHJ). Pour que l’auditoire saisisse bien le
caractère exceptionnel des parcours des premières femmes à être devenues
magistrates, Jean-Paul Jean s’est employé à les replacer dans le contexte de
l’époque, en dressant un bref historique. En effet, c’est à partir de la fin du
19e siècle que les choses commencent à changer, sous
l’influence de précurseures féministes, à l’instar de Sarmiza
Bilcescu-Alimanisteanu, première femme au monde à devenir docteure en droit, à
la Sorbonne, en 1890, et de Jeanne Chauvin, première femme à prononcer une
plaidoirie en 1901. En 1930, un article paru dans Le Matin jette
un pavé dans la mare, et interpelle dès son titre : « Y aura-t-il
des femmes magistrates ? » Le papier blâme le Code napoléonien,
l’accusant d’écarter les femmes des fonctions politiques et judiciaires. C’est
à peu près à cette époque que se cristallisent les débats : alors que le
recrutement dans la magistrature connaît une crise, des oppositions culturelles
traditionnelles persistent : « faire entrer la femme dans le prétoire,
c’est bouleverser l’ordre établi et priver la mère de famille de son attribut
naturel : la maternité et l’éducation des enfants », dit-on. Si
la loi de 1931 rend les commerçantes éligibles aux tribunaux de commerce, un
arrêt du Conseil d’État refuse expressément en 1934 que les femmes intègrent la
Chancellerie. Mais une « période clef » ne va pas tarder à s’ouvrir,
puisque le 21 avril 1944, les femmes acquièrent des droits politiques. Comme
l’a rapporté Jean-Paul Jean, « De premières portes s’ouvrent tout de
suite. » Les femmes peuvent désormais devenir greffière, jurée
de cour d’assises ou assesseure des tribunaux pour enfants. Puis, lors de
l’assemblée consultative provisoire qui siège à Paris, 16 femmes issues de la
Résistance sont nommées : c’est dans ce contexte que le 12 juin 1945, une
résolution est présentée par Marianne Verger. Les débats sont favorables à
l’introduction des femmes dans la magistrature, mais le gouvernement repousse
le vote. Un an plus tard, Robert Lecourt présente une proposition de loi pour
que les femmes aient accès à la seule magistrature assise, restriction écartée
par le rapport de Germaine Poinso-Chapuis, avocate et rapporteure de la
proposition à la Commission de la Justice et de la législation. Le texte,
finalement adopté le 11 avril 1946, permet enfin aux femmes d’accéder à la
magistrature – sans restriction.
Eric Corbaux, Chantal Arens, Gwenola Joly-Coz
et Jean-Paul Jean
Des magistrates opiniâtres : trois parcours de pionnières
C’est dans
ces circonstances que des femmes se sont illustrées en devenant courageusement
juges dans une société encore très machiste. À la Cour de cassation, Gwenola
Joly-Coz a brossé le portrait de Charlotte Béquignon-Lagarde2,
première magistrate française. « Opiniâtre », cette dernière
se lance d’abord, au début du XXe siècle, dans une thèse, et
obtient son doctorat en droit. Elle se présente ensuite à l’agrégation à trois
reprises, et en 1931, elle est la première agrégée de droit en France. Elle
enseigne à la faculté de Rennes mais s’interrompt pour mettre au monde six
enfants. En 1946, le garde des Sceaux de l’époque lui propose d’entrer dans la
magistrature : elle accepte, avant d’être nommée par décret conseillère à
la Cour de cassation. Fait déroutant, « le procès-verbal de l’audience
d'installation ne porte aucune mention de l’événement, et le discours prononcé
ne relève pas le caractère exceptionnel de cette installation. Comme si on
voulait rester le plus discret possible sur cette étape, toujours inacceptée
par le corps », a analysé Gwenola Joly-Coz. Charlotte
Béquignon-Lagarde comprend qu’elle doit être la meilleure et fait preuve d’un
grand engagement. Elle est invitée par les États-Unis en 1949 : le Smith
College honore 12 femmes d’exception et leur délivre un doctorat honoris
causa. En 1959, elle est nommée au tribunal des conflits, puis, cinq ans
plus tard, on lui remet les insignes de commandeur de la légion d’honneur.
« En 19 ans, elle restera seule femme à la Cour de cassation »,
a noté la présidente de la cour d’appel de Poitiers. Cependant, Charlotte
Béquignon-Lagarde est aujourd’hui « une femme sans images, sans textes,
sans chroniques » – bien qu’elle ait récemment laissé son nom. En
effet, sur recommandation de Gwenola Joly-Coz, Jean-Michel Hayat, lorsqu’il
était encore président du tribunal judiciaire de Paris, l’a attribué en 2019 à
un lieu, et pas des moindres : la salle principale du nouveau palais de
justice, à Paris.
Autre femme, autre itinéraire hors norme pour l’époque : Suzanne
Régnault-Gousset3, première femme lauréate des épreuves pour entrer
dans la magistrature. Elle décide de se présenter alors qu’elle n’est pas
professeure. En octobre 1946, elle est la seule femme à se porter candidate.
Deux mois plus tard, elle est déclarée apte aux fonctions judiciaires. Elle
entre dans la magistrature en 1947, d’abord attachée au parquet puis juge
suppléante au tribunal de Nancy. Mais, comme l’a noté Gwenola Joly-Coz, les
chefs de Cour ne voient pas d’un bon œil son arrivée : elle est « cantonnée
à des tâches d’assesseur et ne présidera jamais d’audience ». Suzanne Régnault-Gousset « fait le choix de la discrétion, et ne bénéficiera
jamais d’aucune promotion ». En tout et pour tout, elle dispose d’une
plaque émaillée à son nom : c’est son fils, alors chef du protocole à la
mairie de Nancy, qui avait proposé voilà quelques années que la ville baptise
une rue de son nom – la rue de la cour d’appel.
Troisième
destin précurseur, rapporté cette fois par le procureur général près la cour
d’appel de Poitiers Éric Corbaux : celui de Madeleine Huot-Fortin4,
l’une des premières à avoir porté la robe de magistrate, dans les années 50, et
l’une des seules à avoir écrit sur sa vie. C'est par correspondance que la
jeune femme apprend le droit, avant d’obtenir sa licence et de poursuivre à la
faculté de droit de Strasbourg jusqu’à la thèse. En parallèle, elle fait un
stage chez un avoué, ce qui lui donne le goût de la pratique judiciaire. Elle
aussi se marie et arrête son activité professionnelle pour se consacrer à sa
famille, mais elle finit par se séparer de son mari et reprend son activité
d’avocate afin de pouvoir s'occuper de ses cinq enfants. En 1949, elle devient
attachée au parquet et prépare l’examen professionnel pour devenir juge :
deux ans plus tard, sur plus de 100?femmes candidates, six sont reçues, dont
Madeleine Huot-Fortin, qui dénonce dans ses mémoires « l'hostilité à
l'entrée des femmes dans la magistrature ». D’abord attachée au
parquet de Bordeaux, au bout d'un an, elle se voit proposer un poste à Metz
comme juge suppléant. « En tant que femme, elle sent qu'elle doit
prouver sa légitimité plus que les autres », a relaté Éric Corbaux.
Elle sera la première à siéger en Cour d’assises de la Moselle. Puis elle est
installée le 24 janvier 1954 au tribunal de Bordeaux. Juge suppléante, elle
décrit un « système bien poussiéreux, routinier, lent et plus souvent
inefficace ». Elle sera titularisée dans un poste de juge et restera à
Bordeaux.
Mettre fin à la nuit des femmes
La première
présidente de la Cour de cassation Chantal Arens l’a souligné, « Présenter
au public les destins exceptionnels de femmes de justice, c’est ainsi permettre
d’ancrer dans la culture juridique les noms et les histoires de personnalités
emblématiques qui demeurent encore aujourd’hui insuffisamment connues. »
Toutefois, que l’on ne s’y trompe pas, ces parcours font figure
d’exception. « Ces illustres noms de femmes de droit ne reflètent pas
complètement la place des femmes dans le monde judiciaire, ni la place des
femmes dans les postes à responsabilité dans la magistrature », a
averti la magistrate. Alors que « l’observateur contemporain pourrait
penser que les figures de femmes de justice sont nombreuses aujourd’hui, tant
la tendance actuelle est à la féminisation des professions juridiques et
judiciaires », ce n’est malheureusement pas le cas.
À ce titre,
Gwenola Joly-Coz a dénoncé une « nuit des femmes », en écho au manque
de visibilité dont elles pâtissent, qui persiste aujourd’hui – et la
magistrature n’y échappe pas. « Les femmes, on ne les voit pas,
fussent-elles nombreuses (...) Combien de fois entendons-nous : “On
voudrait bien nommer une femme à ce poste, mais on ne ‘trouve’ pas”. Où
sont-elles, alors même qu’elles représentent aujourd’hui 70 % des
effectifs ? » s’est interrogée, ironiquement, Gwenola Joly-Coz. Si on
ne voit pas ces femmes, on ne les entend d’ailleurs pas davantage, a-t-elle
pointé, résultat du phénomène bien connu d’auto-censure : « Souvent
caricaturées comme des pipelettes, elles sont en réalité totalement muettes,
s’estimant peu douées pour la prise de parole en public ou la redoutant.
Destinées à l’humilité et la discrétion, qui en réalité les emprisonnent, elles
nous laissent dans le silence des sources. » Dernière raison principale à
cette « nuit des femmes » : celles-ci sont invisibilisées.
« On n’en parle pas, [ou bien] on dit “les femmes” – elles apparaissent
alors confusément dans la pénombre des groupes – ou encore on dit “une femme” »,
s’est désolée la Première présidente.
À l’inverse,
la magistrate s’est dite frappée par le « foisonnement » de colloques
et conférences consacrés à des hommes, à des figures de justice masculines. Par
ailleurs, si « les couloirs des palais sont tapissés de souvenirs de nos
prédécesseurs », « nulle trace de femmes en posture
professionnelle : pas de peintures, pas de bustes, pas de
photographies ».
Alors, avec ce cycle de conférences, premier mais certainement pas dernier
dans son genre, les intervenants comptent bien mettre fin à cette « nuit
des femmes ». Chantal Arens en est certaine : une « meilleure
connaissance » des professions du droit et de l’institution judiciaire
au travers des enseignements dispensés à l’université et au lycée pourrait
« sans doute apporter un correctif ». « Les femmes de
justice doivent être les actrices de ce changement en faveur d’une meilleure
reconnaissance de leur compétence, de leur légitimité et de leur engagement
pour l’institution judiciaire », a incité la Première présidente de la
Cour de cassation.
1) Voir JSS n° 11 du 16 mars
2022
2) Lire son portrait dressé
par Gwenola Joly-Coz dans le JSS n° 71 du 6 octobre 2018.
3) Voir JSS n° 8 du 23
février 2022.
4) Voir JSS n° 24 du 27 mars
2019.
Bérengère Margaritelli